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Dépasser le développement durable pour entrer en résilience

résilience France ville durable
©Monsieur Scribe
Le 3 janvier 2023

Les enjeux climatiques imposent de dépasser le concept de développement durable pour entrer rapidement en résilience. Le paradigme de la résilience territoriale offre une vision plus holistique des enjeux et plus systémique des solutions.

Le développement durable : obsolescence programmée

Le développement durable est un oxymore. Il vise un développement sans bornes tout en ignorant la finitude des ressources dans lesquelles il puise. Erigé il y a trente ans, le concept n’a d’ailleurs nullement montré son efficacité face aux enjeux environnementaux. D’ailleurs nous avons émis davantage de gaz à effet de serre (GES) depuis sa médiatisation au sommet de Rio en 1992 que durant les deux siècles précédents. 2021 est une nouvelle année record en la matière, et les scientifiques guettent – en vain – l’inversion de la courbe des émissions carbonées.

L’erreur est d’avoir considéré qu’il suffisait de « verdir » notre modèle économique occidental, sans tenir véritablement compte des réalités physiques qui s’imposent aux sociétés humaines. Les scientifiques sont pourtant formels : la mondialisation des échanges commerciaux et la surconsommation de biens sont les causes de l’anthropocène, une nouvelle ère géologique où les activités humaines ont un tel impact sur notre environnement qu’elles menacent la survie de notre espèce à l’échelle de quelques générations seulement ; où chaque point de produit intérieur brut (PIB) supplémentaire produit mécaniquement davantage de GES et engendre pollutions chimiques et épuisement des ressources.

Consacrant la logique des politiques en silos, les objectifs du développement durable1 se sont avérés contradictoires, et donc inopérants, visant à tort un développement économique basé sur des « ressources gratuites et inépuisables » 2, sans considérer la valeur réelle des ressources prélevées, de la biodiversité érodée et du vivant disparu.

Les limites physiques de la planète comme nouveau cadre d’action

L’habitabilité de la Terre est pourtant bien l’enjeu essentiel auquel nous sommes confrontés. Dès 1972, le rapport Meadows évoquait des limites physiques intangibles au développement économique et à la production de biens matériels. Des seuils ne devaient pas être franchis, sous peine de connaître d’importants dangers.

Engager les indispensables bifurcations de l’action publique et économique appelle à questionner un certain nombre de certitudes jusque-là bien ancrées.

Cette réflexion en termes de seuils a été reprise en 2009 par une équipe internationale de 26 chercheurs3 qui ont identifié neuf limites d’habitabilité de la planète pour les humains à ne pas dépasser. Si la question énergie-carbone-climat est aujourd’hui enfin sur la table et largement popularisée, elle ne constitue qu’une des conséquences concrètes de nos modes de vie. Et huit autres limites planétaires conditionnent tout autant la capacité de l’espèce humaine à exister : cycle de l’eau, perte de biodiversité, acidification des océans, perturbation des grands cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, etc. Le dépassement de six de ces limites entraîne déjà des conséquences néfastes pour les humains, et pourrait s’aggraver avant même celles liées au dérèglement climatique.

Prenons l’exemple des pollutions chimiques dans notre environnement, causées par des molécules créées dans les industries pétrochimiques de pointe, couramment considérées comme des innovations utiles : on découvre aujourd’hui des nano et micro-plastiques sédimentés au fond des lacs d’altitude des plus hautes montagnes, circulant dans l’air que nous respirons. Ils représentent désormais un risque sanitaire grave, et il n’est pas possible de les récupérer. Nous savions déjà le poisson sur la sellette à cause du rejet de plastique et de métaux lourds dans les océans, alors que 35 % de la population mondiale dépend de la pêche pour sa survie… Cet exemple, dont la presse s’est récemment fait l’écho, doit nous conduire à interroger un modèle dans lequel une usine d’emballage peut générer des emplois et de la richesse économique tout en grevant significativement l’avenir de l’Humanité.

Le fameux « jour du dépassement », qui était pour l’année 2022 le 22 juillet au niveau mondial et le 5 mai en France, en est une parfaite illustration : on ne peut pas se développer à l’infini en utilisant des ressources finies, même « durablement ». Par ailleurs, le Nord économique est déjà surdéveloppé au regard de la réalité des ressources disponibles.

Changer de logiciel

Engager les indispensables bifurcations de l’action publique et économique, de manière suffisamment résolue pour être efficace dans le temps court fixé par le consensus scientifique, appelle à questionner un certain nombre de certitudes jusque-là bien ancrées et à rediscuter l’idée même de progrès ou de modernité : les voitures volantes répondent-elles véritablement à nos enjeux les plus prégnants ? L’être humain doit-il toujours être considéré comme supérieur aux autres espèces vivantes ? À présent, nous le savons : détruire le vivant, c’est scier la branche sur laquelle nous sommes assis.

Prendre en compte les limites physiques de la planète, c’est donc convenir que la technologie ne peut pas tout réparer et sauver, et qu’elle peut même se révéler être la source même du problème. Adopter une démarche de techno-discernement est dorénavant absolument nécessaire. De même, l’économie ne peut être un but en soi, mais devrait davantage être un outil, un moyen de faire fonctionner les sociétés humaines et avoir avant tout pour finalité l’amélioration de la qualité de vie du plus grand nombre, la bonne santé de chacun, la qualité de vie de tous.

L’économie ne peut être un but en soi, mais devrait davantage être un outil, un moyen de faire fonctionner les sociétés humaines et avoir avant tout pour finalité l’amélioration de la qualité de vie du plus grand nombre.

Au niveau des villes et des territoires, cette notion de « développement durable » a longtemps empêché toute véritable transformation écologique. Les collectivités ont souvent érigé en objectif le développement local, du village à la grande métropole. Il faut se montrer davantage attractif que le voisin, développer de nouveaux quartiers, des zones pavillonnaires, commerciales, d’activité, etc. Or, d’une part, chaque collectivité ne va pas pouvoir se développer à l’infini : cela est, en effet, contradictoire avec l’impératif environnemental durement rappelé durant l’été 2022, marqué par les stigmates du réchauffement climatique. D’autre part, ce sont bien ces politiques de « développement » qui concentrent aujourd’hui la plupart des moyens et des innovations, alors que le cadre logique des limites planétaires conduit plutôt à se concentrer sur l’adaptation de l’existant. Rappelons d’ailleurs qu’avec un renouvellement urbain limité à 1 % par an, les trois quarts de la ville de 2050 sont en réalité déjà construits, et c’est là que doit résider notre effort pour adapter nos territoires au monde qui vient. Un sondage commandé par France Ville Durable (FVD) et réalisé durant l’été 2022 par BVA group4 a montré que si le « développement » reste le slogan préféré des décideurs, il en est tout autrement au sein de la population : à peine 10 % des habitants considèrent en effet qu’il est important pour leur qualité de vie que leur ville ou leur village se développe. Et ils ne sont que 6 % à mettre en tête le fait qu’il ou elle soit dynamique sur le plan économique ! Ils sont en revanche 65 % à considérer que la priorité est d’avoir un cadre de vie agréable, sain et non pollué. Autant de facteurs en général remis en cause… par le développement local, ses travaux et nuisances difficilement contournables. Bien-sûr, certains territoires vont devoir se développer pour permettre la transformation écologique du pays : c’est en particulier le cas pour l’indispensable réindustrialisation, et le retour à la production nationale dans certains secteurs. Ils vont donc devoir consommer davantage d’énergie et produire plus de GES que les autres. Mais ils devraient absolument rester l’exception, et leurs bilans énergétique et carbone seront à verser à ceux du pays, pas à ceux du territoire, car ce qui sera produit dans ces usines ne sera pas destiné aux habitants locaux mais bien à ceux de la France entière, voire du continent.

Si l’on veut respecter la stratégie nationale bas-carbone inscrite dans la loi, il faudra bien qu’une majorité de territoires aillent plus loin que la neutralité carbone, pour compenser les émissions des territoires industriels.

Passer d’une logique de territoire en développement à celle de territoire « stationnaire et prospère »

Dans un ouvrage publié en octobre 2022, Philippe Bihouix, Sophie Jeantet et Clémence De Selva proposent le concept de ville stationnaire5, « non pas pour les figer, mais pour les transformer et les embellir, et exploiter l’immense patrimoine déjà bâti » 6. Christine Leconte, présidente du Conseil national de l’ordre des architectes, défend courageusement le point de vue selon lequel « l’enjeu de l’architecture du futur est de réutiliser le patrimoine existant en utilisant le moins de matière possible, tout en améliorant la qualité de vie des habitants ». Près de cinquante ans après la définition dans la loi française de la logique « éviter, réduire, compenser » (ERC)7, l’évitement devient enfin un véritable objectif, à l’instar des appels au « ménagement du territoire », à un « urbanisme de discernement » ou encore à la frugalité heureuse et conviviale en architecture du manifeste de Philippe Madec, Dominique Gauzin-Muller et Alain Bornarel8 qui propose comme colonne vertébrale de tout projet la frugalité en énergie, matière, technicité et territoire.

Prendre en compte les limites physiques de la planète, c’est donc convenir que la technologie ne peut pas tout réparer et sauver, et qu’elle peut même se révéler être la source même du problème.

La prospérité, quant à elle, a deux définitions communes : la première, la plus répandue, évoque un « état d’abondance, une augmentation des richesses d’une collectivité ou heureux développement d’une production ou d’une entreprise ». La seconde la définit comme une « bonne santé, la situation favorable d’une personne, d’un territoire ou d’une entreprise ».

Comme le propose Dominique Méda, redéfinir collectivement ce qu’on entend par prospérité peut être un puissant levier. La bonne vie, la bonne santé d’un territoire ne passe pas forcément par l’accumulation et le développement, mais peut se traduire par un bon « équilibre » entre la réponse aux besoins des habitants, la qualité de vie, la consommation de ressources et les impacts sur l’environnement.

La bonne vie, la bonne santé d’un territoire ne passe pas forcément par l’accumulation et le développement, mais peut se traduire par un bon « équilibre » entre la réponse aux besoins des habitants.

Ne plus croître et se développer ne veut pas dire ne plus créer de valeur, mais ne plus en créer en mobilisant des matières premières, du foncier ou de l’énergie pour privilégier la maximisation de l’existant, de tout ce qu’on a déjà construit ou produit. Le programme « Garage » développé à Lille par Linkcity en est un bon exemple : après avoir rénové un ancien garage automobile de 4 000 m², ce sont 6 000 m² qui sont commercialisés, en mobilisant le concept de chronotopie. Le même mètre carré, porteur de son « passif » matière, carbone et énergie, est ainsi loué plusieurs fois pour des activités différentes dans une même journée.

Les retards sont immenses en matière de résilience et d’adaptation, alors qu’elles auraient dû constituer des priorités depuis longtemps.

Des territoires, comme la communauté de communes d’Argentan, ont érigé depuis des années la sobriété comme objectif de stratégie de territoire, avec, par exemple, dès 2015 dans le plan local d’urbanisme (PLU) une limitation volontaire de l’artificialisation des sols à des fins économiques. Ils sont aujourd’hui montrés en exemple face à la crise énergétique et envisagent, dans l’élaboration de leur nouveau plan local d’urbanisme intercommunal de l’habitat (PLUiH), de devenir un territoire à énergie positive et un territoire nourricier, notamment dans l’objectif de pouvoir partager leurs ressources avec les communautés de communes voisines regroupées dans un pays. Dans le domaine économique comme territorial, il est donc urgent de passer d’une logique de compétition avec ses gagnants et ses perdants à une logique de coopération, qui ne laisse personne sur le côté.

France Ville Durable

France Ville Durable (FVD) est une association fondée par l’État dans le but d’accélérer la transition écologique des territoires. Elle repère les outils, méthodes et réalisations exemplaires de transformation écologique des territoires, pour les diffuser largement. FVD s’appuie sur le cadre logique des neuf limites planétaires et sur les quatre fondamentaux des territoires durables : sobriété, résilience, inclusion et créativité, synthétisés dans son manifeste.

Dans tous les cas, la résilience pour horizon

Que nous parvenions, ou pas, à réorienter nos trajectoires dans les bonnes directions, la résilience territoriale est notre horizon. Même si le monde entier stoppait ses émissions de GES demain, nos territoires seront en effet confrontés à des aléas sans précédent dans les décennies à venir. Les retards sont immenses en matière de résilience et d’adaptation, alors qu’elles auraient dû constituer des priorités depuis longtemps. Le paradigme de la résilience offre une vision plus holistique des enjeux (environnementaux mais aussi sociaux, économiques, géopolitiques, etc.) et plus systémique des solutions (chaque action doit nourrir plusieurs objectifs en même temps, même s’ils ne sont pas dans le même silo administratif). Nous sommes déjà entrés dans le nouveau régime de crises à répétition qui vont augmenter en fréquence, en durée et en intensité. Tout laisse à penser que les priorités de l’action publique dans les années et décennies à venir viseront d’abord le maintien de la réponse aux besoins essentiels de la population, face aux aléas. Logement, alimentation, santé, éducation et sécurité : cinq piliers qui devraient dès maintenant constituer les priorités absolues de la résilience de chaque territoire. Cinq piliers qui devraient aussi constituer les priorités de la réduction des inégalités. Une magnifique occasion d’illustrer comment les indispensables transformations ne sont pas forcément des régressions, mais au contraire des leviers pour améliorer la qualité de vie du plus grand nombre.

  1. https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/
  2. Jean-Baptiste Say (1767-1832), économiste classique français. Modèle repris ensuite par les néoclassiques, toujours utilisé aujourd’hui par l’économie.
  3. Rockström J. et al., “A safe operating space for humanity”, Nature 23 sept. 2009.
  4. https://francevilledurable.fr/2022/09/16/qualite-de-vie-et-transformation-des-modes-de-vie-pour-repondre-aux-enjeux-environnementaux-quen-pensent-les-francais-resultats-du-sondage-bva-pour-france-ville-durable/
  5. Bihouix P., Jeantet S. et De Selva C., La ville stationnaire. Comment mettre fin à l’étalement humain ?, 2022, Actes sud, Domaine du possible
  6. Ibid.
  7. « La séquence ERC est présente dans le Code de l’environnement au sein du chapitre II dédié à l’évaluation environnementale et apparait au cœur du processus de l’évaluation environnementale des projets (C. envir., art. L. 122-3) et des plans/programmes (C. envir., art. L. 122-6). Introduite en droit français par la loi relative à la protection de la nature de 1976, elle a été consolidée et précisée en août 2016 par deux textes. La loi de reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages codifie dans le code de l’environnement des principes forts, tels que la nécessaire effectivité des mesures ERC, et des modalités de suivi plus précises, par exemple la géolocalisation pour les mesures compensatoires. L’ordonnance sur l’évaluation environnementale des projets, plans et programmes porte une approche plus globale de leurs impacts sur l’environnement » (https://www.notre-environnement.gouv.fr/themes/evaluation/article/eviter-reduire-compenser-erc-en-quoi-consiste-cette-demarche).
  8. Bornarel A., Gauzin-Müller et Madec P., « Manifeste pour une frugalité hueureuse et créative. Architecture et aménagement des territoires urbains et ruraux », Frugalité.org 2018-2022 (https://www.frugalite.org/fr/le-manifeste.html).
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