Revue
DossierUn donut pour (a)menager nos territoires
Frances Villes et territoires durables s’emploie à intégrer les limites d’habitabilité de la planète dans les stratégies et planifications territoriales. Proposée par l’économiste Kate Raworth, l’approche du donut offre de nouveaux indicateurs, plus réalistes que le produit intérieur brut (PIB) et l’illusion d’une croissance infinie. C’est une démarche pionnière, un chemin balisé pour des territoires plus équilibrés et robustes sur le plan écologique et social.
Résumé
Pluies torrentielles et inondations en 2024 en Europe, sécheresses et incendies hors de contrôle en Grèce, au Canada, ou à l’automne de la même année aux états-Unis, et près de 50 000 morts sur le vieux continent causées par les fortes chaleurs, lors du seul été 2023 !
Autant de cataclysmes amenés à s’intensifier, doublés d’un effondrement brutal du vivant sur Terre, et dont l’espèce humaine dépend pourtant totalement. La France est pleinement concernée, depuis le Var où des communes ont gelé la délivrance de permis de construire devant le manque d’eau, jusqu’au Pas-de-Calais où les habitants contraints d’abandonner leurs maisons inondées font figure de réfugiés climatiques.
Les scientifiques alertent : nous approchons de points de bascule irréversibles. L’Organisation des Nations Unies (ONU) prévient : c’est la survie de l’Humanité qui est en jeu.
Si les enjeux sont globaux, les impacts des bouleversements écologiques sont éminemment locaux. Dans ce contexte, quelles marges de manœuvre pour les collectivités ? Quelle nouvelle orientation ? Avec quels leviers concrets pour maintenir le caractère habitable des territoires ?
En finir avec le développement durable
Disons-le nettement : verdir nos politiques n’a pas suffi. Les objectifs de développement durable (ODD) – pour certains contradictoires entre eux – n’ont pas permis la bifurcation écologique. L’idée même de « développement durable » est un oxymore entretenant l’illusion de ressources naturelles inépuisables. Et penser « décarboner » – pourvu que l’on y parvienne sans dommages collatéraux – un système destructeur sans en interroger les fondements ne peut être la panacée. Autrement dit, face à des enjeux d’une ampleur inédite, une nouvelle trajectoire s’impose, moins en silo, plus systémique. Il n’est plus l’heure de jouer à Sim city sans considération pour le fonctionnement des écosystèmes, il est temps de ménager les territoires. De les régénérer.
Dans cette perspective, si le dérèglement climatique est bien entré dans le débat public, la destruction du vivant, les pollutions chimiques, l’artificialisation des sols ou la perturbation des cycles bio-géo-chimiques de l’eau, de l’azote et du phosphore, sont autant de paramètres vitaux et interdépendants à prendre en compte.
Une notion nouvelle : les limites
Ce cadre logique des limites planétaires, proposé en 2009 par Johan Rockström1, conduit à considérer un ensemble des limites physiques – 6 sur 9 sont déjà franchies2 – au moment d’envisager tout projet de territoire, pour garantir les conditions environnementales garantissant la pérennité de nos sociétés.
Sur le terrain, les expériences se multiplient. La métropole de Lyon a publié une étude à son échelle sur l’état des limites planétaires et les risques liés à leur dépassement. Caux-Seine Agglo, Grenoble ou encore Valence-Romans Agglo s’en servent pour évaluer et prioriser leurs actions.
Dans cette logique, les politiques locales doivent dorénavant viser la réponse aux besoins essentiels de toutes et tous, cela dans les limites physiques précitées. Cela nous amène à identifier collectivement ce à quoi nous sommes prêts à renoncer pour mieux renforcer et garantir ce qui est véritablement essentiel. Un équilibre. Et un cheminement démocratique vers un nouveau contrat social ?
Sur le terrain, les expériences se multiplient. L’Agence européenne de l’environnement a en effet étudié les impacts de l’Union européenne sur les limites planétaires3. Le ministère de la Transition écologique et le Commissariat général au développement durable ont fait des limites planétaires le cadre structurant de la synthèse socio-environnementale de la France4. La métropole de Lyon a publié une étude à son échelle sur l’état des limites planétaires et les risques liés à leur dépassement5. Caux-Seine Agglo, Grenoble ou encore Valence-Romans Agglo s’en servent pour évaluer et prioriser leurs actions.
Le donut : une représentation plus complète pour partager les enjeux6
Prendre conscience de ces limites doit être un moteur pour agir. Afin d’ébaucher en conséquence une trajectoire plus résiliente, Kate Raworth7 propose une vision globale des enjeux sous la forme d’un donut. Schématiquement, celui-ci comprend un plancher social en dessous duquel on ne peut descendre, celui de la réponse légitime aux besoins essentiels (qualité de vie, éducation, santé, démocratie, etc.), et un plafond environnemental à ne plus dépasser, autrement dit « les 9 limites physiques » au-delà desquelles la pérennité de la société n’est plus assurée. C’est entre ces deux bornes que doit se situer le champ des politiques mises en œuvre. S’il peut paraître étroit, ce chemin a le mérite d’être balisé.
Les collectivités qui utilisent le donut expliquent que ces espaces justes et sûrs, en vert dans la figure ci-dessous, sont un vecteur pédagogique efficace pour mobiliser élus, services et parties prenantes locales.
Accélérer la transformation écologique des territoires
Avec nombre d’autres acteurs, France Villes et territoires durables promeut ce cadre logique des limites planétaires et du donut comme une clé pour fédérer autour d’un récit pragmatique et positif.
Il offre en premier lieu l’ébauche d’un diagnostic local complet, tenant compte de l’ensemble des enjeux, au-delà des procédures réglementaires, insuffisantes, pour tenir compte des risques à long terme. Là où, à cette heure, les collectivités locales témoignent jusqu’ici du caractère hétéroclite et partiel de la prise en compte des enjeux d’adaptation. L’association héberge à ce titre la rédaction d’une thèse de l’école des Mines de Saint-Étienne sur la territorialisation des limites planétaires, encadrée par Natascha Gondran8.
Il a une vocation opérationnelle, l’association le traduisant notamment en grilles multicritères adaptées aux singularités de chaque collectivité pour prioriser les projets des programmations pluriannuelles d’investissement (PPI).
Il doit inspirer plus largement le renouvellement des stratégies locales d’aménagement : impliquer l’ensemble des parties prenantes, publiques et privées, dès la phase de diagnostic de tout projet, chacune détenant une part de la connaissance nécessaire. Connaître le territoire, c’est identifier pour mieux préserver les liens sociaux, piliers de la résilience quand les services urbains sont affectés. C’est recenser les personnes les plus fragiles et penser le maillage de zones refuges. Cette vision partagée des enjeux appelle à une gouvernance enrichie d’un nombre plus important de contributions et d’une participation plus large. La puissance publique devient l’ensemblière d’un projet commun.
Outil d’aide à la décision pour les collectivités
France Villes et territoires durables travaille en ce moment même avec un groupe de partenaires investis auprès des collectivités, parmi lesquels l’Association des directeurs généraux de France (ADGCF), pour fournir gratuitement en amont du prochain mandat du bloc communal une méthodologie d’aide à l’orientation et à l’arbitrage des projets. L’idée est simple : pouvoir s’appuyer sur un diagnostic local complet, tenant compte des besoins, des limites qui conditionnent l’habitabilité du territoire, des vulnérabilités et des ressources locales. S’appuyant sur les diagnostics et dispositifs déjà existants, il vise à rendre lisibles les enjeux et les trajectoires pour les exécutifs territoriaux.
Veiller ensuite sur l’existant, car l’essentiel de notre environnement urbain futur est déjà là. L’enjeu n’est plus de bâtir, mais de ménager nos édifices, en considérant nos liens sensibles avec notre environnement. Investissons en conséquence les lieux vacants et ceux à réparer, imaginons ensemble le partage des espaces sous-occupés, ouvrons de nouvelles places et conjuguons nos projets ! Dans cette perspective, les principes de circularité de la matière, de l’objet, du flux, et de sobriété dans notre quotidien, sont un horizon indépassable et un champ infini d’émulation collective.
Des collectivités qui adoptent le donut
La région Bruxelles-Capitale a été pionnière dans l’utilisation de ce cadre logique aux côtés d’Amsterdam. Désormais embarquée dans une seconde phase, l’administration entend populariser le donut auprès de l’ensemble des acteurs du territoire. Elle souhaite en faire son tableau de bord pour la transformation écologique de la région.
L’Université de Lausanne, les villes de Tomelilla en Suède et de Nanaimo au Canada ont réalisé le « portrait donut » pour mieux rendre en compte les enjeux locaux. Leeds et Barcelone utilisent le concept pour caractériser l’impact écologique des populations locales selon leur niveau de vie.
La ville de Grenoble a réalisé en 2022 un portrait local inspiré du donut9, dans le cadre de sa démarche « Grenoble 2040 ». Il offre un état des lieux du dépassement des limites planétaires à l’échelle locale, pour mieux identifier les leviers sur lesquels agir pour garantir la résilience du territoire.
Valence Romans Agglo utilise le donut comme un outil d’évaluation systémique de ses projets structurants. Il permet de rendre compte aux décideurs, de montrer les points forts et les faiblesses des projets pour mieux les améliorer.
Faire preuve de créativité en acceptant d’interroger ce qui nous a toujours semblé évident est en effet la clé pour envisager les réponses nouvelles aux défis du monde qui vient.
En premier lieu, bousculer nos repères les plus ancrés et convenir d’un nouveau chemin. Ce que nous avons appelé « nature » ou « environnement » ne devrait pas nous paraître étranger, nous en faisons partie et notre condition est intimement liée à celle des autres êtres vivants. Ceci conduit à inverser la logique qui a jusqu’ici guidé les politiques d’aménagement : assurer dorénavant le fonctionnement pérenne des écosystèmes, puis penser l’organisation humaine autour. D’ailleurs, sans eau, pas de végétaux… ni d’humains.
France Villes et territoires durables promeut ce cadre logique des limites planétaires et du donut comme une clé pour fédérer autour d’un récit pragmatique et positif.
Penser ensuite de nouvelles solidarités pour renforcer la concorde collective. La résilience des territoires réside moins dans le fait de projeter de la puissance sur une carte que d’assurer la robustesse des liens qui unissent les habitants. Et comme les plus modestes d’entre nous sont les premiers touchés par des bouleversements dont ils sont les moins responsables, la justice sociale et écologique fait figure d’objectif prioritaire. Les territoires sont ainsi invités à coopérer et à mutualiser leurs initiatives.
France Villes et territoires durables
France Villes et territoires durables est une association nationale qui rassemble les professionnels publics et privés de la transformation écologique des territoires. Elle réunit l’État, des collectivités locales et certaines de leurs fédérations, des entreprises de tout secteur d’activité ainsi que des experts. L’association a précisé dans un manifeste les priorités des territoires durables. Son activité se veut opérationnelle au service des acteurs, forte d’un comité scientifique, de ses groupes de travail thématiques et de ses multiples initiatives de terrain auprès des collectivités locales, avec une mission clé : inspirer les exécutifs locaux en partageant les méthodes et réalisations exemplaires qui ont fait leurs preuves.
Pour relever ces défis, un nouvel imaginaire doit émerger autour d’un récit partagé. Il pourra advenir de débats engagés, d’explorations artistiques et de délibérations collectives.
À (re)lire
Horizons publics hors-série Automne 2022, « Accélérer la transformation écologique et la résilience des territoires ».
- Rockström J. et al., “Planetary Boundaries : Exploring the Safe Operating Space for Humanity”, Ecology and Society 2009, vol. 14, no 2.
- Richardson K. et al., “Earth beyond six of nine planetary boundaries”, Science Advances 2023, vol. 9, no 37.
- Is Europe Living within its Limits ?, rapp., 2020, European Environment Agency.
- L’environnement en France, rapp., 2019, Ministère de la Transition écologique et solidaire et CGDD ; La France face aux neuf limites planétaires, rapp., 2023, Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires.
- Limites planétaires. Comprendre (et éviter) les menaces environnementales de l’anthropocène, étude, 2019, Grand Lyon Métropole.
- Le Meur N., « Le “donut”, une nouvelle boussole pour penser l’avenir des territoires ? », Horizons publics juill.-août 2024, no 40.
- Raworth K., Doughnut Economics. Seven Ways to Think Like a 21st Century Economist, 2017, Penguin Random House.
- L’association France Villes et territoires durables soutient et accompagne deux thèses pour faciliter la mise en œuvre de ces concepts sur le terrain : Rieutor D., « Territorialiser les limites planétaires pour des actions contextualisées, systémiques et radicales », thèse, 2024. L’objectif de cette thèse est de développer une méthodologie d’application territoriale des limites planétaires en l’adaptant aux spécificités de chaque territoire ; Balembois É., « Évaluation des programmes ou projets de politiques publiques territoriales au regard du cadre des limites planétaires et d’une analyse sociale », thèse, 2024. Ce travail vise à construire un outil d’évaluation des politiques publiques territoriales en prenant en compte les limites planétaires et les besoins sociaux essentiels.
- Le Meur N., « Le “donut”, une nouvelle boussole pour penser l’avenir des territoires ? », Horizons publics sept.-oct. 2024, no 41.