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Penser une alternative au terminal 4 de l’aéroport de Roissy Charles-de-Gaulle

Le 10 septembre 2021

Depuis plus d’un an, les avions sont contraints de rester au sol et permettent au calme de reprendre ses droits pour les 1,2 million de personnes exposées aux nuisances sonores aériennes en France. Le trafic ne devrait pourtant pas baisser dans les prochaines années si l’on se fie aux investissements colossaux de l’État pour maintenir et verdir le secteur aéronautique et aéroportuaire, fleuron de l’économie française. En témoigne le projet de terminal 4 qui devait être construit sur l’aéroport Roissy Charles-de-Gaulle pour permettre une augmentation du trafic passager de 40 %.

Après s’être mobilisé contre le projet, le Collectif d’élu·es pour le climat, contre le terminal 4 extension Roissy CDG (CECCT4), rassemblant des élu·es du nord de l’Île-de-France, a contacté le laboratoire de recherche Origens Medialab pour les accompagner vers un objectif précis : élaborer une alternative durable pour le territoire afin de montrer qu’un autre modèle plus respectueux de l’environnement et de ses habitants est possible. L’enjeu est de démontrer qu’un développement régional centré sur l’avion n’est pas une fatalité inéluctable, en dépit de la manne économique qu’il représente.

Pourquoi réaffecter ?

Le trafic aérien représente une nuisance considérable pour les habitants du territoire et constitue un problème de santé publique. Une étude indique que vivre près d’un aéroport peut faire perdre jusqu’à trois ans d’espérance de vie en bonne santé à cause du bruit. En outre, les particules fines émises par les avions, particulièrement toxiques, aggravent la pollution de l’air sur des dizaines de kilomètres. Rien que les oxydes d’azote (NOx) émises par Roissy CDG représentent 2,6 périphériques parisiens. Sur le plan climatique enfin, l’augmentation du trafic va à l’encontre des objectifs de la France en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Face aux critiques portant sur l’enjeu environnemental, les acteurs du secteur aérien misent sur l’avion « vert » qui promet de carburer à l’hydrogène d’ici 2035 – un avion silencieux et sans émissions de GES ni de particules – et mettent en avant les nombreux emplois générés par le pôle de Roissy CDG. Mais outre le fait que cette promesse technologique ne suffira pas à neutraliser l’impact du secteur sur le climat, le tableau de l’emploi n’est pas si rose. Tout d’abord, la spécialisation d’un territoire sur un secteur économique tend à le fragiliser, comme on le constate aujourd’hui avec la menace de disparition de milliers d’emplois dans la région du fait de la crise sanitaire du covid. De plus, un diagnostic plus fin permet de constater que les employés du pôle de Roissy CDG proviennent d’une zone très étendue (environ 400 communes réparties sur 10 départements) et que seuls 6 % de la population active du Grand Roissy travaille sur l’aéroport, ce qui s’explique par l’inadéquation entre la qualification de la main-d’œuvre locale et les compétences requises pour occuper ces emplois. Ceci illustre le rôle structurel de l’aéroport dans les injustices sociales : ce dernier ne profite pas aux populations locales socialement précaires pour qui ce territoire est financièrement accessible, en raison justement de sa perte d’attractivité liée aux nuisances sonores et environnementales.

Enfin, ce type de projet s’inscrit dans le contexte plus large d’un territoire au nord de Paris qui souffre de dégradations des conditions de vie (densité urbaine, trafic routier massif et congestionné) mais également de difficultés sociales (précarité, inégalités, échec scolaire, etc.). Ces difficultés vont bien au-delà de la question du nombre d’emplois et viennent questionner la priorité donnée au développement de l’aérien sur des secteurs qui pourraient mieux répondre aux besoins des habitants.

Que réaffecter ?

Il s’agit donc de réaffecter un tissu économique et social aujourd’hui lié au trafic aéroportuaire, vers des activités, des modes d’habitation durables et viables. L’enjeu est double : réduire l’intensité du trafic aérien et minimiser la dépendance du territoire à ce moteur économique qui a tiré le développement de tout un panel d’activités dans son sillage, telles que la logistique ou le tourisme d’affaires. Il s’agit donc de réorienter des entreprises, des salariés, voire des infrastructures, vers des activités qui ne compromettent pas l’avenir des habitants et de leur environnement.

Ce sont donc nos imaginaires et nos attachements qu’il faut réaffecter : apprécier de partir en vacances près de chez soi, de prendre le temps de voyager lentement, de moins consommer.

Mais l’avion fait l’objet d’attachements forts auxquels il est difficile de renoncer. Il nourrit nos imaginaires depuis l’enfance (rêve d’Icare ou de Saint-Exupéry) et il est perçu aujourd’hui comme un moyen de se faire plaisir avec l’explosion du tourisme international (en 2019, le trafic aérien mondial a représenté plus de 4,5 milliards de passagers, un chiffre qui a doublé en douze ans seulement). L’avion est aussi un maillon important de la chaîne logistique des biens fabriqués en Asie que nous consommons (il représente 35 % du commerce mondial en valeur, notamment 90 % du commerce électronique transfrontalier). Enfin, l’aviation repose sur une industrie aéronautique qui est perçue comme un fleuron national, un enjeu capital autant pour l’économie que la souveraineté de la France, ce qui rend difficile la perspective d’en réduire la voilure.

Ce sont donc nos imaginaires et nos attachements qu’il faut réaffecter : apprécier de partir en vacances près de chez soi, de prendre le temps de voyager lentement, de moins consommer. C’est aussi préserver des futurs que l’aéronautique compromet : des espaces naturels et de biodiversité, un air plus respirable, des quartiers calmes et de nouveaux habitables, des activités agricoles, etc.

Où et pour qui ré-affecter ?

La controverse autour du projet d’extension de Roissy CDG a créé plusieurs « publics », au sens du philosophe pragmatiste John Dewey1, qui désigne ainsi des groupes de personnes se rassemblant pour résoudre un problème commun. Or, ces publics ne se situent pas sur les mêmes territoires géographiques.

Il y a tout d’abord les opposants au projet qui souffrent des nuisances de l’aéroport sans bénéficier des retombées économiques car trop distants géographiquement (les habitants de la « zone de bruit » située à l’ouest de l’aéroport et que survolent les avions). Face à eux, les soutiens du projet sont en partie des personnes qui vivent de l’activité de Roissy CDG sans en subir les nuisances (82 % des personnes travaillant sur le pôle aéroportuaire habitent au-delà du Grand Roissy, jusqu’à 100 km de l’aéroport). Entre les deux se dessinent les contours d’une troisième catégorie de population : les personnes qui, bien qu’habitant le Grand Roissy et donc subissant les nuisances de l’aéroport, ne bénéficient pas du dynamisme économique induit (le taux de chômage moyen y était de 20 % en 2016).

Ce découpage permet de mettre en évidence les communautés d’intérêt autour de la nécessité de réduire les nuisances, d’une part, et, d’autre part, de prendre en compte la dépendance économique à l’aérien d’une partie de la population (voire des collectivités territoriales qui bénéficient de retombées économiques et fiscales). Mais il permet également de révéler ce qui ne se joue pas nécessairement autour de l’avion, voire qui est au contraire invisibilisé par ce dernier : les difficultés sociales, mais aussi la forte densité du bâti, le manque d’espaces naturels, l’intensité des déplacements domicile-travail, etc., autant de problématiques occultées par l’importance donnée au secteur aérien en tant que locomotive économique territoriale. Or, porter attention à ces problèmes et à ce public – les habitants du territoire, leur permettre d’en devenir acteurs, de se le réapproprier en y prenant part –, constitue sans doute l’une des clés pour définir un projet alternatif durable. Une autre clé serait de refaire place aux vivants non-humains et de les considérer non plus comme des externalités mais comme des parties prenantes du territoire.

Vers quoi et comment réaffecter ?

Face à la complexité des enjeux à prendre en compte, l’augmentation de l’attractivité et du nombre d’emplois grâce à des « grands projets » tels qu’Europacity reste souvent la seule réponse proposée. Or, de tels projets, qui reposent sur d’énormes infrastructures, en plus d’être polluants, ne permettent en réalité pas de faire baisser le taux de chômage sur un territoire. En effet, ils nécessitent des métiers très spécifiques qui ne correspondent pas nécessairement aux compétences des travailleurs locaux.

Au contraire, il s’agit ici de bâtir une alternative « durable »… Mais qu’entend-on par ce terme désormais galvaudé, le développement « durable » ayant échoué à faire advenir un modèle respectueux des limites planétaires ? L’enjeu est de proposer un territoire habitable, c’est-à-dire apte à répondre aux besoins de ses habitants (physiologiques, psychologiques, de sécurité, d’épanouissement, etc.) et ceci dans la durée, autrement dit dans le respect de l’environnement et de la santé des habitants. C’est aussi un territoire résilient du point de vue des perspectives d’évolution des conditions environnementales (canicules, sécheresse, crise sanitaire, etc.). Enfin, il s’agit de développer des activités locales utiles, générant des emplois non délocalisables : services de proximité, aide à la personne, artisanat, alimentation en circuit court, isolation des bâtiments, économie circulaire, relocalisation de la fabrication de biens essentiels, etc.

La construction d’une telle alternative pour le territoire nécessite de rassembler un maximum d’acteurs désireux de proposer un autre futur pour leur territoire et capables de porter ce projet collectivement. Ces acteurs sont les associations, pouvoirs publics, citoyens, entreprises, élus, organisations mixtes, collectifs de communs, etc., qui vivent et œuvrent sur le territoire, et développent déjà pour certains des initiatives durables. Identifier et fédérer ces acteurs autour d’une démarche de co-construction d’une alternative durable constitue à la fois une condition matérielle pour réaliser ce projet ambitieux et un enjeu de légitimité démocratique. La question sera alors d’imaginer un design de coopération entre ces acteurs (comment partager les besoins, les propositions, les attentes ? comment les projeter dans le futur ?) dans un cadre à définir (quelle(s) instance(s) ? quelle gouvernance ?).

Entre artificialisation des sols, chaleur et pollution, les difficultés auxquelles les villes devront faire face vont s’accentuer dans les prochaines années. La question qui se pose dès lors est : à quelle échelle de temps redessine-t-on le territoire ?

Ré-affecter : à quelle échelle de temps ?

Finalement, la ré-affectation du territoire de Roissy CDG exige de naviguer entre plusieurs échelles de temps. Elle s’impose à la fois comme une urgence et comme un projet du temps long. L’urgence tout d’abord de ne pas faire advenir des projets qui – par leur magnitude (le projet de construction du terminal 4 s’élevait à 9 milliards d’euros d’investissement) – engageraient le territoire pour plusieurs décennies dans une trajectoire climaticide. L’urgence ensuite de prendre soin des personnes frappées par la baisse actuelle d’activité du secteur aérien, une crise liée à l’anthropocène dont la pandémie de covid-19 est une manifestation. Le temps long, pour sa part, est celui de l’horizon dans lequel s’inscrit cette alternative et qui conditionne les projections de ce que peut être un territoire durable. Entre artificialisation des sols, chaleur et pollution, les difficultés auxquelles les villes devront faire face vont s’accentuer dans les prochaines années. La question qui se pose dès lors est : à quelle échelle de temps redessine-t-on le territoire ? L’alternative durable à laquelle nous réfléchissons aujourd’hui le sera-t-elle toujours en 2050, et quel est le chemin pour y parvenir ?

  1. Dewey J., Le public et ses problèmes, trad. Zask J., Folio Essais, 2010.
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