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Philippe Madec : «Le recit de la frugalité permet d’embarquer tous les acteurs de la ville durable»

Philippe Madec
Pour Philippe Madec, la bataille des idées a été gagnée, tout le monde sait qu’il faut agir. Maintenant, c’est la bataille du terrain qu’il faut conquérir.
©Manu Groussard
Le 26 décembre 2022

Architecte urbaniste, Philippe Madec est l’un des pionniers de l’architecture écologique et co-auteur du « Manifeste de la frugalité heureuse et créative » 1, lancé en 2018. Conscients de la lourde responsabilité des bâtisseurs dans le dérèglement global, les rédacteurs de ce manifeste appellent à mettre fin aux pratiques de construction et d’aménagement des territoires, génériques, productivistes et mondialisées, héritées du xxe siècle. Elles détruisent les ressources naturelles et s’en prennent au vivant, tant humain que non humain, à la biodiversité et aux diversités culturelles. Il a participé en 2022 à l’ouvrage collectif Commune frugale. La révolution du ménagement2.

La sobriété s’est imposée dans l’actualité dans le contexte de raréfaction des ressources naturelles et de la guerre en Ukraine. Vous militez plutôt pour une approche frugale et créative. Quelles sont les différences et les spécificités de la frugalité par rapport à la sobriété ?

En 2018, nous avons fait le choix du terme « frugalité » pour notre manifeste3, car le sens contemporain qui était donné à la sobriété ne nous convenait pas. J’ai récemment publié un article pour expliquer la genèse et l’origine de la frugalité et les différences entre sobriété et frugalité4. Dans l’ouvrage collectif Commune frugale. La révolution du ménagement, nous donnons aussi une définition de la frugalité : « La frugalité est créatrice. Elle renvoie à la culture au sens de la récolte. Y recourir relève des leçons de la nature, oubliées par le modernisme, si prométhéen, productiviste et consumériste. Revenons à la source de notre génie, cette libre expression de la nature en nous, qui est à l’origine de nos arts. » 5 Selon nous, la sobriété n’était pas, à l’époque de la rédaction du manifeste – et encore plus aujourd’hui –, une valeur capable de mener un projet d’avenir : elle apparaît comme une injonction à moins consommer, à moins utiliser d’énergie. Avec la frugalité, nous essayons de trouver un récit plus positif et plus rassembleur pour embarquer tous les acteurs de la ville durable, des bâtisseurs à la société civile. La notion de « société post-carbone » n’a pas plus de chance de construire un récit positif que la sobriété. Le terme « frugal » dérive de « frux », « fruit » en latin. La frugalité est « la juste récolte des fruits de la terre », « la provision de fruits », « la moisson ». La frugalité en énergie ou en territoire est plus désirable.

Dans toutes les régions de France, il y a des groupes locaux dans le partage d’expériences et les manières alternatives de faire, les acteurs au plus proche du terrain s’entraident. Cette proximité des milieux et du terrain amène à des circuits de production plus courts, favorisent une économie locale, circulaire.

La responsabilité des bâtisseurs est considérable dans le dérèglement global : en 2018, la construction et le fonctionnement des bâtiments émettaient 40 % des émissions de gaz à effet de serre (GES)6. Comment faire différemment ?

C’est en cours, et cela n’a pas commencé avec le manifeste. Nous l’avons écrit car nous reconnaissons notre responsabilité : la meilleure manière de s’en libérer est d’agir. Nous savons déjà que faire parce que nous l’avons déjà fait : tous les exemples réalisés le montrent.

Depuis 2012, le Off du développement durable7 donne une visibilité à des projets pionniers, d’avant-garde ou frugaux, qui ont mis en œuvre avec une forte ambition les solutions architecturales, techniques ou d’usage anticipant le contexte futur : climat, énergie, ressources, modes de vivre, etc. Cet événement montre que faire autrement n’est pas une utopie. La preuve : on l’a déjà fait ! Une exposition tourne en France autour des réalisations du Off, une production de plus de dix ans.

Ce qui est très fort avec la frugalité, c’est qu’elle est en cohérence avec le milieu dans lequel elle œuvre : la moisson est différente au Maroc qu’en Belgique. La pertinence de la frugalité est liée à la justesse.

Depuis 2018, le « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative » est devenu un mouvement international avec plus de 15 000 signataires, dont 37 % d’architectes. Cet engouement international montre que nous avions eu raison de prendre cette position. La réalité de ce mouvement existe sur le terrain. Dans toutes les régions de France, il y a des groupes locaux dans le partage d’expériences et les manières alternatives de faire, les acteurs au plus proche du terrain s’entraident. Cette proximité des milieux et du terrain amène à des circuits de production plus courts, favorisent une économie locale, circulaire. Le retour aux ressources locales nous sort des dépendances avec les matériaux de la mondialisation.

La loi Climat et résilience de 20218 apporte-t-elle des perspectives nouvelles ?

Elle apporte des perspectives nouvelles, mais je ne suis pas certain que tout le monde puisse la suivre. Certaines ambitions sont très fortes, notamment en ce qui concerne le littoral, et cela amènerait à des décisions difficiles. On a longtemps dit qu’il fallait arrêter de demander des autorisations pour faire différemment : il ne faut pas attendre les lois pour passer à l’action. Le plus important, à mes yeux, c’est d’accompagner la société civile dans ces envies de changement. Cela ne passera pas par une injonction ou une loi. Quand on dit aux gens, « vous allez chauffer moins », l’enjeu c’est d’abord d’isoler et de penser au confort. Ce qui est très fort avec la frugalité, c’est qu’elle est en cohérence avec le milieu dans lequel elle œuvre : la moisson est différente au Maroc qu’en Belgique. La pertinence de la frugalité est liée à la justesse.

La prochaine étape est-elle celle de la commune frugale ?

La commune est la plus petite dimension administrative de la vie collective, son échelle est large de 10 habitants à 20 000 ! Il n’y a pas vraiment d’échelle déterminée et la notion de commune n’est pas qualifiée non plus : elle peut être rurale, littorale, de montagne, péri-urbaine, urbaine, etc. Il faut penser la commune hors des oppositions stériles, urbain/rural, par exemple, car finalement tout le monde habite une commune et s’y identifie.

Aujourd’hui, le Code de l’urbanisme donne la possibilité à tous les élus d’aller au bout d’un éco-urbanisme responsable. Il est important qu’il y ait une envie collective, même les services de l’État n’ont pas toujours le courage d’appliquer les textes. Il faut tenir une attitude éco-responsable sur le territoire. Le travail est aujourd’hui celui de « ménagement » des territoires déjà habités, et non d’aménagement, issu d’un travail collaboratif indispensable commune par commune, indispensable. La commune n’a pas un mur autour d’elle, elle est dans l’échange permanent, chaque commune peut produire un projet spécifique, un ménagement des territoires au plus près des sols, des territoires et de la population. La prochaine étape sera l’établissement humain frugal.

Il est nécessaire aujourd’hui de réinterroger les définitions de l’urbain qui servent pour les statistiques internationales. Selon l’Insee, en 2010 la France était à 77,5 % urbaine9. C’était un positionnement urbano-centré, il fallait sortir des représentations trop simplistes des territoires, de l’opposition trop stérile entre urbain et rural. En fait, grâce à une redéfinition de l’urbain portée par l’OCDE depuis 201610, la France est à 37,9 % urbaine11 : c’est le pays le plus rural d’Europe, il existe plusieurs catégories autres que l’urbain et le rural : le semi-dense et le rural très peu dense, qui donnent sa saveur au territoire. On a trop souvent raisonné en termes de métropolisation de la France et la diversité, la variété des territoires ont été oubliés.

Label « Bâtiment frugal bordelais »

En 2021, une des premières actions de la nouvelle équipe municipale bordelaise a été de mettre en place un label intitulé « Bâtiment frugal bordelais ». Aujourd’hui proposé à tout pétitionnaire d’un permis de construire, il a vocation à devenir la règle. Il préconise une approche bioclimatique, notamment en matière de confort d’été : logements traversants, façades poreuses, bouclier solaire, etc. Il privilégie les matériaux à faible impact provenant de moins de 200 km de Bordeaux. Il favorise le verdissement des parcelles et limite le recours à la technicité pour laisser la main aux habitants. Il promeut la qualité d’usage, notamment afin que chaque logement dispose d’un espace extérieur d’au moins 10 m². En novembre 2021, un « Manifeste pour un urbanisme des projets frugaux » élaboré sur cette base a été signé entre la mairie de Bordeaux et la Fédération des promoteurs immobiliers de Nouvelle-Aquitaine.

Pourra-t-on parler de « ville frugale » à l’avenir ?

Il faudra parler plutôt de « commune frugale rurale » ou « urbaine » que de « ville frugale ». Prenez l’exemple de Paris : la capitale française ne sera jamais frugale car elle a une empreinte écologique12 313 fois plus forte que sa biocapacité13. Vous pouvez mener une politique frugale, écologique dans une ville qui ne sera jamais avec une empreinte écologique 313 fois plus forte que sa biocapacité ! Pour penser la durabilité de Paris, il faut compenser son empreinte écologique sur le très grand territoire bien au-delà de l’Île-de-France, il faut planter des arbres, végétaliser, réduire le béton, la circulation, renforcer l’isolation des bâtiments, etc. Malgré ces efforts, on n’y arrivera pas partout. La bataille des idées a été gagnée, tout le monde sait qu’il faut agir. Maintenant, c’est la bataille du terrain qu’il faut conquérir.

Bruded

Bruded est un réseau d’échanges d’expériences entre communes engagées dans des projets de développement durable. « Les élus parlent aux élus » et témoignent de leurs expériences pour permettre d’avancer plus vite et plus loin dans leurs réalisations communales. Unique en France, exemplaire en termes de partages non partisans, cette association, créée en 2005, compte aujourd’hui plus de 160 communes, établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) et trois communautés de communes, adhérents en Bretagne et Loire-Atlantique. La fabrique des territoires ruraux et frugaux constitue l’un des chantiers d’avenir d’un monde métamorphosé, l’occasion d’une véritable démonstration du savoir-faire local en termes d’engagement communal et d’urbanisme frugal : participation citoyenne, éco-lotissements, logements biosourcés, réalisations frugales d’espaces publics, agriculture urbaine, réhabilitation d’anciens bâtis, autoconsommation d’énergie renouvelable, mobilités partagées, etc.

Les trois grands objectifs de l’association sont : partager les expériences des collectivités adhérentes (visites, rencontres, mise en relation directe d’élus à élus, etc.) ; capitaliser les démarches et les réalisations (documents de mutualisation thématiques, fiches projets, vidéos, etc.) ; accompagner les expérimentations des collectivités qui en font la demande pour les faire bénéficier de l’expérience et de la force du réseau.

La participation des habitants est-elle une composante essentielle pour la transition écologique des villes ?

Ce n’est pas avec le neuf que le monde des bâtisseurs va réduire son empreinte carbone. Le gros travail porte sur le déjà-là, sur la réhabilitation de l’existant ; on ne peut pas réhabiliter ce « déjà-là habité » sans ceux qui l’habitent. On ne peut pas arriver à la massification sans la société civile. Engager la société civile est indispensable, changer le métier des bâtisseurs est indispensable. Notre atelier (APM) urbanisme & associés est connu pour son travail participatif, les projets urbains doivent impliquer les habitants, nous préconisons des diagnostics citoyens en marchant, en déambulant dans la ville. La seule manière de faire en sorte que le projet ne fasse pas d’erreur, c’est d’engager l’intelligence collective ; une grande partie de notre travail consiste à rassurer les élus, les citoyens. Le label « Bâtiment frugal bordelais » 14 (voir encadré, p. 21) est un très bel exemple, des approches équivalentes s’opèrent dans le pays basque, à Angers, à Laval, il y a un écho, au plus proche de la réalité du climat et des habitants… Il y a aussi Bruded15 (voir encadré, ci-dessous), le réseau d’échanges d’expériences entre élus de communes engagées dans le développement durable, une association de partage de ce qui va et ne va pas.

  1. Madec P., « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative. Pour l’architecture et le ménagement des territoires urbains et ruraux », Frugalité.org 18 janv. 2018 (https://www.frugalite.org/fr/le-manifeste.html).
  2. Mouvement pour une frugalité heureuse et créative (coll.), Commune frugale. La révolution du ménagement, 2022, Actes Sud, Manifeste.
  3. Madec P., « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative », op. cit.
  4. Madec P., « La frugalité n’est pas la sobriété », Topophile 26 sept.2022 (https://topophile.net/savoir/la-frugalite-nest-pas-la-sobriete/).
  5. Mouvement pour une frugalité heureuse et créative (coll.), Commune frugale. La révolution du ménagement, op. cit., p. 16-17.
  6. https://news.un.org/fr/story/2018/12/1031211
  7. https://www.leoffdd.fr/projets-off-du-dd
  8. L. n2021-1104, 22 août 2021, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « loi Climat et résilience ».
  9. Clanché F. et Rascol O., Le découpage en unité urbaines de 201. L’espace urbain augmente de 19 % en une décennie, 2011, Insee (https://www.insee.fr/fr/statistiques/1280970).
  10. OCDE et al., Applying the Degree of Urbanisation : A Methodological Manual to Define Cities, Towns and Rural Areas for International Comparisons, 2021, Éditions OCDE.
  11. Tavernier J.-L. (dir.), La France et ses territoires, 2021, Insee.
  12. « L’empreinte écologique est la mesure de la pression exercée par l’humain sur l’environnement. Elle représente la surface nécessaire à une population pour satisfaire sa consommation de ressources, et à “l’absorption” des déchets qu’elle a générés » (Institut Paris Région).
  13. « La biocapacité est la superficie de sols et d’espaces marins biologiquement productifs, disponibles par personne sur Terre » (Institut Paris Région).
  14. https://www.bordeaux.fr/p146878/label-batiment-frugal-bordelais
  15. https://www.bruded.fr/
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