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Réparer la ville : quel rôle pour les architectes ?

Le 6 janvier 2023

Réparer, c’est prendre soin, comprendre l’histoire des lieux et ce qui nous lie aux autres générations. Les lieux fabriquent des liens qui permettent de créer ensemble une société plus solidaire et conviviale. On parle volontiers d’une transition que l’on imagine douce et verte, mais c’est une vraie révolution qui s’annonce pour la façon dont nous pensons et construisons nos villes. Car la fabrique de la ville est au cœur des trois crises du siècle : des ressources, de la biodiversité et du climat.

« Faire la ville » au milieu des crises

Commençons par la première crise, celle des ressources. La construction de la ville épuise les ressources naturelles et énergétiques. C’est l’activité qui consomme le plus de ressources minérales et produit le plus de déchets en France. Construire au xxe siècle, c’est décaper les sols, creuser des fondations, déplacer des millions de tonnes de terre dont on ne faisait rien jusqu’à présent. C’est utiliser des montagnes d’agrégats, des mètres cubes d’eau, de l’acier en quantité et du ciment à foison pour ériger nos murs et bâtir nos infrastructures. C’est aussi consommer beaucoup d’énergie pour produire tout cela. Alors, face à l’épuisement de certaines de ces ressources dont la plupart ne sont pas renouvelables, c’est toute la machine qui risque de se gripper au moindre signe de pénuries.

Mais « faire la ville » consomme aussi une ressource, immatérielle : le sol.

Tous les ans, entre 20 000 et 30 000 hectares de terres agricoles, espaces naturels ou forestiers changent d’usage en France pour accueillir l’extension de nos espaces urbains. Ce sont quatre à cinq stades de football… toutes les heures !

Cet étalement urbain participe largement à la crise de la biodiversité par l’assèchement des zones humides et la destruction de milieux naturels. Il vient aussi réduire les surfaces cultivables au moment où les impacts du réchauffement climatique fragilisent la productivité de nos exploitations et menacent la sécurité alimentaire du pays.

Nos modèles de ville participent aussi activement à la crise climatique. La construction et la vie des bâtiments génèrent des émissions massives de gaz à effet de serre (GES), et l’étalement urbain dessine une ville où les usages sont systématiquement mis à distance, intensifiant les mobilités carbonées. Pourtant les faits sont établis : notre climat change rapidement, comme il n’a pas changé depuis des millénaires et les activités humaines sont à l’origine de ces bouleversements. Le processus est lancé et il va falloir s’adapter à ce réchauffement, mais une réduction forte et rapide de nos émissions de GES peut encore limiter le choc.

Ces chocs se multiplient et nos villes sont en première ligne. Dans le lit majeur des fleuves, comme en secteur littoral, elles sont plus exposées aux inondations, au recul du trait de côte et aux submersions marines. L’urbanisation accélérée de ces secteurs a aussi augmenté le nombre de personnes exposées aux aléas, pendant que l’imperméabilisation des sols intensifie le ruissellement de l’eau de pluie. Les espaces urbains sont aussi plus sensibles aux canicules dont l’effet est décuplé par la minéralisation des sols. Nos villes sont ainsi victimes des dérèglements climatiques comme de nos choix d’aménagement.

À l’épicentre des trois crises du siècle, la ville est à la fois la source des problèmes et l’une des principales victimes, même si elle est aussi au cœur des nombreuses solutions. La fabrique de la ville porte une responsabilité immense en ces temps pivots, car elle peut amorcer une transition plus globale de nos sociétés en montrant la voie. Rien n’est à inventer, mais tout reste à faire.

Tout l’enjeu de cette transition est de donner une forme concrète aux ambitions : il faut que les projets pionniers essaiment et deviennent la nouvelle normalité de la fabrique urbaine.

Il faut notamment abandonner la priorité donnée à la construction neuve lorsqu’elle accélère l’étalement urbain, multiplie les surfaces à entretenir, démultiplie le coût de la consommation de matières premières et le volume de déchets. Ces nouveaux besoins donnent lieu à la création de surfaces, mais l’on ne s’interroge que trop rarement sur la nécessité de construire, de réutiliser ou de mutualiser. Ainsi, quand un bâtiment doit changer d’usage, le diagnostic est trop souvent le même : il vaut mieux démolir que réhabiliter, car cela coûterait moins cher. Au lieu de nous adapter aux subtilités de l’existant en travaillant des programmes adéquats, nous avons banalisé et standardisé les processus de production. Chaque année en France, le secteur du bâtiment est à l’origine de 123 millions de tonnes de CO2 et représente 44 % de la consommation énergétique nationale (alors que les transports ne représentent « que » 31,3 %) ! Les rendez-vous du siècle nous imposent donc de ne démolir qu’en dernière extrémité, de focaliser nos efforts sur la transformation de l’existant et de construire moins de neuf, beaucoup moins.

La ville est à l’image de notre société

Le xxe siècle a été celui de l’accélération de la consommation des ressources par une fabrique de la ville qui s’est progressivement industrialisée. La fabrique industrialisée de la ville, consommatrice de terres agricoles, de matériaux et d’énergie, doit pourtant céder la place au cousu main pour adapter la ville qui nous entoure aux enjeux du siècle. C’est la fin de la ville « facile » !

La fabrique de la ville porte une responsabilité immense en ces temps pivots, car elle peut amorcer une transition plus globale de nos sociétés en montrant la voie.

Plus de trois millions de logements sont vacants en France, et ce nombre augmente rapidement. Quand 300 000 logements sont construits en France, 100 000 deviennent vacants ailleurs. Alors bien sûr, une partie n’est tout simplement pas mobilisable tout de suite, mais beaucoup pourraient faire l’objet de réhabilitations pour recréer une offre de logements de qualité dans les centres urbains.

En ne se concentrant que sur des chiffres, on en oublie de se demander pour qui sont ces logements et de parler de leur qualité. Habiter n’a pas le même sens pour chacun d’entre nous, c’est un sentiment particulier qui touche à notre intimité, à notre parcours. Habiter la ville, ce n’est pas uniquement la cellule logement : c’est l’ensemble des fonctions de la ville qui est en jeu, les équipements publics, les transports, les espaces publics, les parcs, l’accès à la nature, etc. Il y a une multitude d’espaces bâtis ou non bâtis qui doivent bien s’agencer pour répondre pleinement à nos besoins.

Pour que nous soyons bien dans nos villes, tant en été qu’en hiver, les enjeux techniques sont très importants. Adapter le parc existant nécessite de repenser les espaces dans leur programmation et leur forme. Cela aidera également les habitants à mieux cerner comment limiter les consommations. Les questions architecturales sont immenses et la profession d’architecte se mobilise pleinement dans cette bataille. Même s’il est nécessaire d’atteindre la neutralité carbone en 2050, il ne faut pas prendre l’urgence comme alibi pour faire l’impasse d’une réflexion plus large, et notamment sur les matériaux que nous posons. Évitons de coller du polystyrène sur toutes les façades de France ! Les isolants biosourcés permettent non seulement de réduire les émissions d’un bâtiment, mais aussi de stocker du carbone : ils définissent une partie de l’architecture « en circuit court ». Et puis, tout cela ne peut se réfléchir sans les habitants. Si on se cantonne à penser des espaces sans ceux qui y vivent, on s’expose à des dérives et des effets rebonds dans nos consommations d’énergie, comme cela a pu être le cas en Allemagne il y a quelques années. Il faut aussi adapter nos comportements : être plus sobres pour aboutir à de réelles économies d’énergie.

Trouver nos réponses dans la ville existante change beaucoup de choses. Il y a un attachement français à la propriété. Travailler dans l’enveloppe urbaine nous oblige pourtant à penser une ville du partage et de l’inclusion, qui requestionne notre rapport à l’espace, aux mobilités : que pouvons-nous mutualiser ? À quel moment de nos vies ? Partir du territoire comme d’un commun et non comme d’un espace qui se découpe et se vend comme une simple marchandise change tout. Cela nécessite d’abord que nous partagions tous un récit commun sur chaque territoire. Un des enjeux va être de fabriquer du lien et du commun dans les espaces qu’on va reconstruire. Elle doit aussi favoriser l’émergence d’espaces partagés et renforcer les liens entre les habitants. N’est-ce pas le rôle premier de la ville ?

Réparer la ville

C’est par là que commence la réparation de la ville : porter un regard bienveillant et plein de considération sur l’existant. C’est un changement d’approche important de travailler avec fierté à la poursuite de l’histoire d’un bâtiment ou d’espaces urbains déjà là, plutôt que de tout jeter en tirant un trait sur le passé. Réparer la ville n’est donc pas arrêter de construire. C’est décaler le regard en acceptant l’histoire. C’est apprendre à transformer, adapter, ajuster, recréer la ville autour de nous pour répondre à nos besoins et aux enjeux du moment. C’est fondamentalement une question d’architecture.

Il va y avoir une mutation profonde des métiers. Comme les autres acteurs de la ville, le métier d’architecte mute en profondeur. Nous nous adaptons, même si les fondamentaux restent solides : nous ne sommes déjà plus sur l’acte de bâtir du xxe siècle, mais sur la dentelle du xxie. Les missions sont élargies et émerge en parallèle un nouveau positionnement, favorisant l’écoute et la construction collective des projets.

Les métiers de promoteur ou d’aménageur vont aussi devoir muter en s’interrogeant notamment sur l’importance de la ressource, sur réhabiliter plutôt que construire du neuf. Cela implique que quelqu’un anime ce dialogue pour qu’il soit sincère et utile. L’élu local joue un rôle important sur ce sujet et l’architecte doit l’accompagner.

Le récit d’une ville où il fait bon habiter parce qu’elle s’adapte en continu à nos besoins reste à écrire… C’est aussi cela « réparer la ville », construire cette histoire collective. Repartir du sol, de la topographie de l’eau, de la végétation, des points hauts, des points bas, des attachements de celles et ceux qui vivent là, pour retrouver un vocabulaire pour s’orienter dans le paysage, en favorisant une appropriation collective des espaces. Ce qu’on sent, ce qu’on voit, ce qu’on respire.

Repenser les matériaux

Au cœur de ces trois crises, le béton traditionnel doit forcément évoluer. Aujourd’hui, c’est le fluide qui fait battre le cœur de la fabrique de la ville : beaucoup de nos normes sont liées à sa mise en œuvre. Deux tiers des bâtiments dans le monde sont encore fabriqués en béton. Toutefois, outre la consommation de sable et d’eau, c’est le produit manufacturé le plus émissif en GES. La fabrication du ciment qui entre dans sa composition représente 8 % des GES émis dans le monde, en constante augmentation ! Si des avancées émergent lentement, le béton « bas carbone » ne l’est donc encore que de nom. Au-delà du ciment, le béton est aussi composé, aux deux tiers, de sable. Il n’en faut pas moins de 200 tonnes pour fabriquer une maison ! Mais seulement 5 % du sable mondial peut servir à la composition du béton. Les agrégats tirés des carrières ou le sable marin sont utilisables pour la construction, mais pas le sable du désert qui est trop érodé. La ville de Dubaï a beau en être entourée, elle est contrainte d’importer celui qui sert à sa construction. Les plus grands spécialistes alertent sur la disparition des plages et la perte de biodiversité marine liée à l’exploitation du sable. Les scandales environnementaux et sociaux se multiplient autour de l’exploitation du sable.

Matériau adulé des concepteurs du xxe siècle aux qualités architecturales et techniques indéniables, le béton est devenu aujourd’hui trop précieux pour être coulé partout et pour tout. Pour continuer de l’apprécier, il nous faut désormais l’employer avec parcimonie pour ce qu’il fait de mieux : les longues portées, les bâtiments complexes, le contact du sol, etc. Le paradoxe est que son prix n’a pas encore véritablement augmenté, alors que son coût environnemental pour la planète (et donc pour l’humain) est immense.

Réparer la ville n’est donc pas arrêter de construire. C’est décaler le regard en acceptant l’histoire. C’est apprendre à transformer, adapter, ajuster, recréer la ville autour de nous pour répondre à nos besoins et aux enjeux du moment.

Nous entrons dans l’ère des raretés, et notre capacité à bâtir en est menacée. Le bois, par exemple, est au centre d’un marché mondial volatil dépendant des crises économiques et géopolitiques. Mais d’autres matériaux transformés subissent aujourd’hui des pénuries qui provoquent des retards de chantier, des faillites et font croître les prix. Le constat est là : nous dépendons d’un marché mondialisé et de produits manufacturés qui traversent parfois la planète avant d’arriver sur nos chantiers. Nous ne sommes pas autonomes alors que nous pourrions l’être en grande partie.

Mais comment continuer à construire sans utiliser systématiquement des produits de construction fabriqués au loin ? D’autres matériaux existent et sont utilisés tous les jours par des millions de personnes dans le monde : le bois, la terre, la pierre, le chanvre, la paille, l’osier, etc. En France, 15 % de notre patrimoine bâti est en terre crue, le plus vieux matériau du monde, mais peu de gens le savent. Pour réduire l’exploitation de matériaux non renouvelables et éviter les pénuries, il nous faut nous tourner vers les matériaux locaux issus de la biomasse (biosourcés), de matière minérale peu transformée (géosourcés), ou tirés de bâtiments existants (réemploi). La consommation de ressources non renouvelables et de matériaux neufs doit désormais être l’exception.

Prenons un exemple : la région rurale du Vorarlberg en Autriche possède un climat semi-montagnard difficile. Elle est aussi largement recouverte de forêts, mais avant 1980 la ressource n’était que très peu exploitée. Les architectes et les élus de la région ont réalisé qu’elle avait un potentiel pour créer une filière locale autour de la construction en bois. Ils ont alors reconstruit la région avec des bâtiments en bois durables, sains et performants. Les bâtiments contemporains sont parfaitement intégrés aux montagnes environnantes. En quelques années, ce modèle de construction en circuit court a créé de nombreux emplois. Dans le Vorarlberg, peu à peu, est née une économie de proximité. Une architecture plus vertueuse et confortable est désormais au service des habitants.

Et si nous arrivions à faire essaimer cet exemple ? Chaque territoire possède sa propre ressource, et il existe autant de solutions qu’il existe de régions. Les nouvelles filières locales de production de matériaux de construction sont un vivier de création de valeur et d’emplois locaux non délocalisables, permettant d’en finir avec la mondialisation des matériaux. Favoriser l’échange d’expériences pour relocaliser la production dans la proximité permet de réduire le commerce de biens tout en tissant des liens.

Les architectes Christine Leconte et Sylvain Grisot ont publié en février 2022, Réparons la ville, un manifeste pour repenser l’architecture face à l’épuisement des ressources et la crise climatique.

Si l’architecture du xxe siècle était celle des énergies fossiles et de l’utilisation à outrance des matières premières, quelle sera la tonalité de l’architecture du xxie siècle ? Avec optimisme, on peut l’imaginer plus saine, plus responsable, plus confortable : matériaux biosourcés, réemploi, réappropriation de l’acte de bâtir, fierté de construire et de rénover, enseigner en construisant, faire participer les habitants, etc. On ne fait pas la même architecture avec du bois, du chanvre, de la paille ou de la terre qu’avec du béton. Tout cela ne pourra se faire qu’en investissant pleinement dans le développement des filières alternatives. Les plans de relance devraient servir à cela : structurer les filières et massifier l’usage de matériaux biosourcés. Nous vivons une époque très importante de changement et d’opportunité. C’est un nouveau cycle pour l’architecture comme pour les habitants !

L’architecte est au cœur de ces changements : son rôle de conseil en amont de la conception, tout au long de la construction, jusqu’à la livraison lui confère un rôle pivot pour l’émergence d’une ville durable, confortable et conçue avec ses habitants.

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