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Repenser la comptabilité comme objet politique des transitions

Le 9 mai 2022

La comptabilité est à la fois l’image et l’instrument de l’idéologie qui définit la gouvernance de l’entreprise. Elle n’est donc jamais neutre et traduit une vision politique. Face à l’urgence climatique et sociale, le temps n’est-il pas venu de repenser cette approche comptable en prenant en compte d’autres capitaux (naturels, sociaux, etc.) ?

Résumé

La comptabilité n’est pas un simple objet technique neutre. Elle est un outil qui a pu varier selon les époques et les régimes politiques, car elle donne à voir ce qui compte pour une société. En ne considérant que le maintien du capital financier, la comptabilité capitaliste n’est pas à la hauteur des enjeux contemporains, qui sont environnementaux, démocratiques et sociaux. En reconsidérant la notion de capital, les entreprises et les collectivités peuvent néanmoins redonner au réel visibilité et capacités.

La comptabilité constitue un véritable miroir de la société dans son organisation des rapports de production et de consommation, ainsi que dans l’allocation du capital. Elle s’inscrit ainsi dans une cosmologie, voire une anthropologie, qui dépasse la simple opération entrée/sortie. C’est pourquoi son objet est dans le sens profond du terme politique : elle rend compte et informe des rapports qu’une société institue. Véritable cœur de fonctionnement de l’entreprise et de l’État, elle constitue pourtant une sorte de boîte noire dont la conception serait réservée à certains spécialistes se réclamant d’une neutralité scientifique qui dissimule des choix bien politiques. Toute tentative de changement vers une société plus écologique, plus démocratique et plus juste est vouée à l’échec si elle fait l’impasse sur les normes comptables.

La normalisation comptable a plusieurs objectifs. D’un point de vue technique, elle permet la comparaison dans l’espace et dans le temps de la situation économique des entreprises et de l’État. La comptabilité constituant leur capacité à rendre des comptes sur leur situation, elle contribue à installer un climat de confiance entre les acteurs. D’un point de vue normatif, la normalisation comptable est un instrument de gouvernance des entreprises ou de l’État dans la mesure où elle rend compte de ce qui est valorisé : en cela, elle est un reflet de ce qui compte dans une société, au sens strictement économique, mais aussi plus globalement au sens social et politique.

Qu’est-ce que la comptabilité ?

Les normes comptables sont la grammaire de l’économie. Les économistes, lorsqu’ils parlent du produit intérieur brut (PIB), s’appuient sur la valeur ajoutée qui est une émanation des normes comptables. Nous retiendrons la définition de la comptabilité de Jacques Richard et Christine Collette : « On définira la comptabilité comme un “ensemble de systèmes d’information subjectifs ayant pour objet la mesure de la valeur des moyens et des résultats d’une entité”. » 2 Une entité peut désigner des acteurs très différents, allant de la famille à la multinationale en passant par l’État. La comptabilité valorise les moyens et les buts qu’elle se donne. C’est donc un système d’information subjectif dans la mesure où il résulte de situations singulières (géographiques, temporelles) au service de sujets particuliers et représentant une vision du monde particulière, notamment concernant la mesure de la valeur.

Toute tentative de changement vers une société plus écologique, plus démocratique et plus juste est vouée à l’échec si elle fait l’impasse sur les normes comptables.

La comptabilité est à la fois l’image et l’instrument de l’idéologie qui définit la gouvernance de l’entreprise. Richard et Collette ont bien rendu compte de cette dimension en distinguant les types de comptabilité correspondant respectivement aux systèmes capitaliste, soviétique et autogestionnaire. Ce qui va être déterminant pour identifier ces différents systèmes grâce à la comptabilité est le concept de résultat, issu de l’agent économique dominant et figurant dans le compte de résultat. Le concept de résultat varie alors de la manière suivante :

  • « dans les systèmes capitalistes, où le pouvoir dominant dans l’entreprise appartient, en règle générale, aux propriétaires privés apporteurs de capitaux propres (et non aux prêteurs ou au personnel) le résultat comptable devrait mesurer le résultat de ces propriétaires privés. Sont alors inclus dans les charges les rémunérations (salaires) du personnel, les intérêts versés aux banques et les impôts payés à l’État ;
  • dans les systèmes de type soviétique où le pouvoir appartient, en général, à une bureaucratie d’État, le résultat comptable devrait représenter la ponction de valeur que cette bureaucratie prélève sur les entreprises. Sont alors exclues des charges les intérêts des banques (toutes étatisées) et les impôts ;
  • dans les systèmes autogestionnaires où le pouvoir appartient, en principe, au personnel, le résultat comptable devrait mesurer l’ensemble des rémunérations qui reviennent au personnel de l’entreprise. » 3

Ici, les rémunérations ne sont pas des charges, mais des bénéfices.

Brève histoire politique de la comptabilité

Les plus anciens systèmes d’écriture ont avant tout servi à une chose bien précise : conserver de l’information sur des stocks gérés par une administration centralisée. C’est donc à des gestionnaires que l’on doit la naissance de l’écriture, c’est-à-dire à des scribes, des comptables, mais aussi des devins chargés de la lecture des signes du monde. En tant qu’inscription de l’invisible dans le visible, l’écriture ouvrait ainsi un univers immense à l’ensemble des individus pour lesquels la parole et le récit étaient centraux. La comptabilité ajoutait au contrôle et à l’interprétation du monde, comme formidable instrument de signification et de pouvoir. Il convient de noter qu’elle apparaît avec l’évènement révolutionnaire dans l’histoire de l’humanité que constitue la naissance de l’agriculture. Avec cette dernière naît l’excédent, puis la nécessité pour les individus de stocker cet excédent : « L’écriture est née pour des raisons comptables, pour que l’on puisse consigner sur des tablettes les quantités respectivement déposées dans les greniers communs par les agriculteurs. Ce n’est pas un hasard si les sociétés qui n’ont pas eu besoin de développer l’agriculture comme les Aborigènes d’Australie et les autochtones de l’Amérique du nord – parce que le gibier et les fruits suffisaient largement à couvrir leurs besoins – ont inventé la peinture et la musique, mais pas l’écriture. » 4

C’est avec donc la consignation comptable qu’apparaissent la dette et la monnaie. Les administrateurs des temples ont ainsi « élaboré un système de comptabilité unique, qui, à certains égards, nous accompagne toujours très concrètement, puisque c’est aux Sumériens que nous devons la douzaine ou la journée de vingt-quatre heures. [...] On voit aisément que la “monnaie”, ici, n’est en rien le produit de transactions commerciales. Elle a été en réalité créée par des fonctionnaires pour garder trace des ressources et déplacer des choses entre des services. [...] Si les dettes étaient calculées en argent, elles n’avaient pas été payées en argent en fait, on pouvait les payer avec pratiquement tout ce dont on disposait. Les paysans qui devaient de l’argent au temple ou au palais, ou à un dignitaire […], payaient leurs dettes, semble-t-il, essentiellement en orge. C’est pourquoi fixer le taux de conversion entre l’argent et l’orge était si important. Mais il était parfaitement acceptable de se présenter avec des chèvres, des meubles ou du lapis-lazuli. » 5 La monnaie a très peu servi, à l’origine, comme moyen d’échange, mais comme unité de compte, de manière à notifier la valeur des dettes et des achats. Les échanges se faisaient en règle générale via un système de crédit. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’a lieu le troc, notamment lorsqu’il n’existe pas de confiance préalable entre les sujets de l’échange, ou lorsque les systèmes monétaires s’effondrent.

Avec l’émergence de la modernité va se constituer une distinction radicale entre le sujet et les objets, le sujet et la nature. Le sujet va ainsi être représenté comme une monade isolée pouvant passer des contrats avec d’autres sujets et ayant le pouvoir de soumettre ce qui est extérieur à sa volonté au nom d’une rationalité sans limites. Le sujet moderne n’est donc pas « pris » dans les relations et le monde qui l’« obligeaient » comme c’était le cas à l’époque pré-moderne. C’est dans ce contexte qu’il est possible de concevoir la propriété capitaliste, qui n’est pas seulement d’ordre privé, mais surtout d’ordre excluante. En ce sens, elle a cette double fonction de se soustraire à tout lien d’obligation envers l’extérieur (nature, société, etc.), mais a le pouvoir de coloniser tous les domaines qu’elle peut utiliser aux fins d’augmenter son pouvoir. Or, la comptabilité en partie double exprime et fait perdurer ce rapport au monde. Le premier à formaliser cette comptabilité désormais universelle est Luca Pacioli, dont le livre Summa de arithmetica, proportioni et proportionalita, datant de 1494, est devenu le livre culte de la comptabilité.

L’image de l’entreprise est faussée : par la seule prise en compte de la conservation du capital financier, on ne voit pas la destruction des capitaux naturel et humain : plus il y a exploitation de la ressource naturelle et humaine, plus le profit et la croissance apparaissent comme important.

Le bilan comptable de Pacioli est divisé en deux parties, avec d’un côté le passif qui englobe toutes les entités personnifiées qui sont des sujets, donc envers qui il y a des devoirs (à commencer par les propriétaires et les créditeurs), et de l’autre le passif qui est composé des objets constituant des moyens pouvant être utilisés de manière abusive au sens de l’abusus que l’on peut retrouver dans la conception juridique de la propriété moderne. Autrement dit, ce sont des objets qui peuvent être utilisés de façon totalement arbitraire et conçus comme de purs moyens (signifiant l’émergence de ce que l’on a pu appeler plus tard la rationalité instrumentale). Avec la comptabilité en partie double et cette rationalité, c’est la notion même de capital qui va évoluer, notamment dans son rapport à la dette et à l’intérêt, notion plus que jamais déterminante dans le capitalisme contemporain.

Le capital, historiquement et anthropologiquement, est le principal d’une dette. Il se réduit à de l’argent que l’on doit rembourser au bout d’un terme. Toute la question est alors de savoir ce que va représenter l’intérêt. À l’origine, l’intérêt désigne l’« inter est », c’est-à-dire un lien. Il constituait donc une relation contractuelle passée au moment où le prêt était contracté, garantissant à la personne qui prêtait l’argent que s’il y avait un retard de paiement, elle aurait droit à une réparation. L’intérêt est donc à l’origine une réparation pour délai de remboursement. Il ne s’agit donc pas de l’intérêt au sens financier capitaliste (que l’on appelle « usure » au Moyen âge), mais bien d’un dédommagement. Avec le passage à la modernité, le capital va subir une transformation, puisque la notion d’usure va progressivement être normalisée. On va considérer le capital comme étant non seulement le principal remboursé, mais un principal qui est capable d’émettre de l’intérêt, c’est-à-dire de générer quelque chose.

Pourquoi changer de modèle comptable ?

L’image de l’entreprise est faussée : par la seule prise en compte de la conservation du capital financier, on ne voit pas la destruction des capitaux naturel et humain : plus il y a exploitation de la ressource naturelle et humaine, plus le profit et la croissance apparaîssent comme important.

Dans cette perspective, les entreprises n’ont à être solvables que financièrement, mais pas socialement ou environnementalement. Les capitaux humains et environnementaux sont alors considérés comme des moyens et non comme des fins (pris en compte pour eux-mêmes). Seule la mise financière du capitaliste (capital financier) est a priori strictement protégée en tant que capital à conserver. Là où on voit du profit, il y a en fait souvent des dettes dans la mesure où le capital financier a été surévalué par rapport aux capitaux humain et naturel. Cette conception qui consiste à assimiler capital et finance est située historiquement et idéologiquement. Elle est largement tributaire du fait que pour les premiers économistes libéraux, à l’image de Jean-Baptiste Say, les ressources naturelles sont inépuisables et ne sauraient faire l’objet de la science économique.

Reconsidérer la notion de capital

Pour remédier à cette conception tronquée du capital, il est nécessaire de concevoir une comptabilité à multi-capitaux intégrés, telle que développée par Jacques Richard et Alexandre Rambaud avec le modèle de comprehensive accounting in respect of ecology (CARE)6. Dans cette perspective, « on entendra par capital une “chose”, matérielle ou non, offrant une potentialité d’usage, et reconnue comme devant être maintenue sur une certaine période déterminée à l’avance. Cette définition implique que toutes les catégories qui vont composer un “vrai” capital devront être considérées comme des dettes de conservation de quelque chose et non, comme c’est généralement le cas dans la littérature économique, comme des actifs ou des ressources à utiliser. Exprimé en termes plus philosophiques, un capital est une fin en soi et non un simple moyen. » 7

Trois éléments sont alors nécessaires à la définition d’un capital : la préoccupation d’une préservation, la nature du capital (avec son niveau de conservation), et le processus de préservation. Contrairement aux visions économiques et comptables traditionnelles, on admettra que les humains et certaines ressources naturelles ont des valeurs sociétales non instrumentales. La nature et l’être humain n’ont pas de prix, mais ont un coût de maintien. Les capitaux, notamment humain, naturel et financier, sont alors inscrits au passif du bilan pour être conservés. L’utilisation (emprunt) des capitaux naturel et humain par une entreprise implique en effet pour elle l’obligation de les conserver (dettes écologiques et humaines) à l’instar du capital financier. L’usage répété des capitaux naturel et humain impliquant qu’ils subissent une dégradation systématique, leur coût d’usage est inscrit en tant que ressources à l’actif du bilan et ces actifs sont amortis systématiquement. C’est la structure du passif qui donne les règles du jeu pour la répartition de la valeur dans l’entreprise. Aussi le profit est ce qui reste une fois déduits les coûts de préservation des capitaux. Le remboursement de la dette est la condition à laquelle le capital sera maintenu à la fin de la période comptable. Il doit y avoir conservation des capitaux avant profit/distribution de dividendes.

Dans cette perspective, une comptabilité à multi-capitaux intégrés induit une gouvernance permettant de reconsidérer la notion même de représentation dans une perspective pluraliste. Le mot représentation signifie « présenter à nouveau », « rendre présent à nouveau », « faire advenir dans la réalité ». À la fin du Moyen âge, cela ne veut plus dire « rendre présent à nouveau », mais « remplacer une chose par une autre ». C’est la carte qui se substitue au territoire, qui plus est une carte tronquée lorsqu’il s’agit du compte de résultat capitaliste. Dans une comptabilité à multi-capitaux intégrés les représentants rendent compte de ce qui compte. Ils permettent notamment de définir correctement la nature des capitaux de manière à évaluer leurs coûts de maintien. Par exemple, les représentants du personnel ou les syndicats pour les conditions de vie décente des travailleurs, les organisations non gouvernementales (ONG), scientifiques, agriculteurs ou autres pour les capitaux naturels, etc.

Comptabilité et collectivités

La comptabilité est particulièrement fondamentale pour les collectivités dans la mesure où elle constitue un outil permettant de rendre compte de ce qui compte sur un territoire, procurant ainsi les informations concernant les besoins des capitaux intégrés et donnant à voir l’adéquation des moyens concernant leur satisfaction. S’il est connu pour son analyse de l’histoire économique, Karl Polanyi l’est moins pour ses propositions concernant la comptabilité. Elles nous intéressent ici dans la mesure où il intègre précisément les collectivités, et plus particulièrement la commune. Le modèle comptable de Polanyi est particulièrement innovant et intéressant concernant plusieurs points : tout d’abord, il conçoit un droit économique qui va s’inscrire dans une comptabilité qui ne se réduit pas à une comptabilité de caisse. Elle illustre déjà le phénomène de normalisation comptable en introduisant le droit conçu comme principe directeur permettant de déterminer la juste répartition des capitaux et leur juste valorisation.

Une comptabilité à multicapitaux intégrés induit une gouvernance permettant de reconsidérer la notion même de représentation dans une perspective pluraliste. Le mot représentation signifie « présenter à nouveau », « rendre présent à nouveau », « faire advenir dans la réalité ».

D’autre part, Polanyi accorde une place importante aux consommateurs, alors que les marxistes valorisent uniquement les producteurs. Avec un compte « commune », il valorise les deux aspects de l’individu économique : le producteur et le consommateur. Avec ce compte « commune », il ajoute aussi une dimension politique à la dimension strictement économique : les collectivités territoriales participent à l’élaboration économique, laissant entendre que la propriété des moyens de production n’appartient pas exclusivement aux travailleurs utilisant leur outil de travail. « La commune n’est pas seulement un organe politique, mais aussi le porteur véritable des objectifs supérieurs de la communauté. Les groupements fonctionnels principaux sont compétents pour les questions législatives et exécutives, chacun dans son domaine. » 8

Les consommateurs sont représentés à la fois par la commune et par des coopératives de consommateurs afin de déterminer les besoins. La comptabilité concernant les coûts de production suppose alors une inscription au bilan du « groupement de production » et de la « commune » : « Le premier comporte tous les coûts qui pèsent sur le groupement de production du fait du déroulement de la production, tels que le travail, les matières premières, les composants divers, amortissement des moyens de production, usure des bâtiments, etc. Tous les coûts engendrés par le processus de production par les dispositions de la commune sont portés par le groupement de production au compte “commune”. Si ces coûts ont également été inscrits au compte “groupement de production”, ils en seront extraits avant la clôture et transférés au compte “commune”. » 9 Les salaires et le juste prix des biens résultent d’accords entre les groupements principaux que sont ceux de production, les groupements de consommateurs et les communes. D’autre part, « la définition de tous les revenus de la communauté par le droit social annule l’économie de profit et de rentabilité dans ses fondements ».10 Il peut certes exister des conflits entre producteurs et consommateurs, mais chaque individu, en ce qu’il participe à l’économie, est à la fois producteur et consommateur. En cela, chaque individu est avant tout un citoyen dans la mesure où ses arbitrages revêtent une dimension politique. En intégrant à ces propositions le capital naturel dont l’importance n’était pas encore bien perçue par Polanyi, des pistes sont ouvertes pour un chantier considérable permettant de penser une comptabilité digne des enjeux de la transition écologique et sociale.

Compter ce qui compte, une ambition transformatrice pour la ville de Grenoble

Depuis 2020, la municipalité de Grenoble a intégré du CARE-TDL (triple depreciation lines) à celle des finances. Antoine Back, adjoint au maire de Grenoble, délégué aux risques, à la prospective, à l’évaluation, aux nouveaux indicateurs, revient sur cette expérimentation pionnière.

Pourquoi avez-vous engagé votre collectivité dans les nouvelles comptabilités ?

À l’heure où le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publie le second volet de son sixième rapport11 consacré aux impacts, à l’adaptation et à la vulnérabilité face au changement climatique, la nécessité d’un tableau de bord opérationnel de la transformation sociale et de la transition écologique se révèle impérieuse. À l’approche du cap des +1,5 °C, nous entrons dans les flots tumultueux de l’Anthropocène et nos instruments de navigation ne se révèlent pas plus appropriés pour faire face à la tourmente que pour construire une trajectoire vers un environnement stabilisé. Les nouvelles comptabilités nous permettent de chausser de nouvelles lunettes permettant de représenter et de compter ce qui compte. La municipalité élue en 2020 à la ville de Grenoble a souhaité intégrer la comptabilité écologique à celle des finances portée par mon collègue Hakim Sabri, à qui je prête mon concours au titre de ma délégation aux nouveaux indicateurs.

Pensez-vous que cette nouvelle approche est une réponse pertinente aux enjeux de transition sociale et écologique ?

Dans nos organisations, des collectivités territoriales aux entreprises, le caractère strictement financier de la comptabilité empêche de visualiser les externalités de l’action, négatives comme positives, et donc de les considérer au bilan en toute lucidité et à la bonne place, encore moins en amont de futures décisions. Cette séparation entre ce qui est comptabilisé (opérations financières) et ce qui compte (environnement, bien-vivre) est le pendant technique d’une vision économiste libérale de croissance infinie où les ressources naturelles sont considérées – par essence – gratuites et inépuisables, où les externalités sont au plus des pénibles nécessités qui peuvent se compenser ailleurs et autrement, et ne deviennent une ligne financière que suite à l’application de réglementations sociales ou environnementales. Si ce paradigme extractiviste peut être raisonnablement considéré comme obsolète à l’aune des limites planétaires et des grands équilibres bio-physico-chimiques, alors l’outil comptable financier se révélera à lui seul inadapté pour monitorer la redirection nécessaire afin d’éviter un déclin incontrôlé des ressources naturelles, de la biodiversité et in fine de la population humaine12.

« On ne peut pas résoudre un problème avec le même niveau de pensée que celle qui l’a créé », disait astucieusement Albert Einstein : de nouveaux paradigmes exigent de nouveaux outils, de nouvelles métriques, d’autres modes d’évaluation, de pilotage et d’aide à la décision. En reconnaissant le caractère capital des entités naturelles et sociales à préserver ou à régénérer, la comptabilité écologique en durabilité forte13 est une piste sérieuse d’outiller les organisations pour faire face à cet immense défi.

Comment va se diffuser cette démarche dans l’organisation et au-delà ?

Depuis Grenoble nous essayons modestement d’ouvrir un chemin de transition collectif, juste et désirable pour nos concitoyen·nes, malgré toutes les limites d’un environnement socio-technique objectivement néolibéral et politiquement attentiste sinon hostile. L’expérimentation de la méthode écologique CARE-TDL au sein de l’institution municipale va être facilitée par l’arrivée d’un doctorant de la chaire Comptabilité écologique au sein de la mission d’aide au pilotage, lequel va nous aider à structurer notre démarche au sein de l’organisation.

Aux côtés d’autres démarches innovantes telle la construction d’un doughnut territorial inspiré des travaux l’économiste Kate Raworth14 ou de protocoles de redirection écologique15, l’expérimentation de la méthode CARE-TDL permettra – espérons-le ! – de stimuler d’autres collectivités à envisager cette intégration des questions sociales et environnementales dans la comptabilité publique et, par là même, de se doter d’outils adéquats face au grand défi de l’adaptation dans un monde déréglé. Ou, pour le formuler autrement, bien gérer l’inévitable pour mieux éviter l’ingérable.

 

 

Dans nos organisations, des collectivités territoriales aux entreprises, le caractère strictement financier de la comptabilité empêche de visualiser les externalités de l’action, négatives comme positives, et donc de les considérer au bilan en toute lucidité et à la bonne place, encore moins en amont de futures décisions.

 

 

  1. Il a dernièrement publié : Jourdain É. et Dupont E., Quels nouveaux biens communs ? Réinventer l’État et la propriété du xxie siècle, 2022, Éditions de l’Aube ; Jourdain É., Les communs, 2021, PUF, Que sais-je, et Quelles normes comptables pour une société du commun ?, 2019, ECLM.
  2. Richard J. et Collette C., Comptabilité générale. Système français et normes IFRS, 8éd., 2008, Dunod, p. 3.
  3. Ibid., p. 12.
  4. Varoufakis Y., Mon cours d’économie idéal. 8 brèves leçons pour tout comprendre, 2016, Flammarion, Champs acutels, p. 20-21.
  5. Graeber D., Dette. 5 000 ans d’histoire, 2013, Les liens qui libèrent, p. 51-52.
  6. Pouvant être traduit en français par « comptabilité globale respectant les principes de l’écologie ».
  7. Richard J. et Rambaud A., Révolution comptable. Pour une entreprise écologique et sociale, 2020, Éditions de l’atelier, Sciences humaines, p. 72-73.
  8. Polanyi K., « La comptabilité socialiste », in Essais de Karl Polanyi, 2008, Seuil, p. 303.
  9. Ibid., p. 306.
  10. Id., p. 305.
  11. IPPC, Climate Change 2022 : Impacts, Adaptation and Vulnerability, Summary for Policymakers, rapport, 2022 (https://report.ipcc.ch/ar6wg2/pdf/IPCC_AR6_WGII_SummaryForPolicymakers.pdf).
  12. Meadows D., Meadows D. et Randers J., Les limites à la croissance (dans un monde fini), 2012, Éditions Rue échiquier.
  13. www.chaire-comptabilite-ecologique.fr/
  14. https://doughnuteconomics.org/about-doughnut-economics
  15. https://www.horizonspublics.fr/revue/printemps-2021/engager-la-redirection-ecologique-dans-les-organisations-et-les-territoires
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