Revue
DossierIA et management, entre vrais enjeux et fausses peurs
Enjeu de la donnée, enjeu de territoire, enjeu de la sobriété, enjeu managérial, etc. Quelle est la place de l’intelligence artificielle (IA) dans nos stratégies territoriales ? De quelle manière prendre le meilleur de l’IA dans nos organisations, sans avoir à subir mais plutôt à adapter ? L’un des risques d’une utilisation mécanique et paresseuse de l’IA n’est-il pas son effet cognitif sur notre capacité à raisonner, en laissant la machine le faire à notre place ? Telles furent, parmi d’autres, les questions au centre d’un débat (voir notre encadré) au programme de la dernière édition de Territorialis à Tours.
« IA et management, entre vrais enjeux et fausses peurs » avec :
- Akim Oural, président de Eymaak Smart Innovation ;
- Alexandre Jost, fondateur et délégué général de la Fabrique Spinoza ;
- Aissia Kerkoub-Türk, directrice générale adjointe, secrétaire générale de la ville de Lyon, animé par Hugues Périnel, journaliste et fondateur du Cercle des acteurs territoriaux.
La question stratégique de la gouvernance de la donnée
Fonctionnement en silo à trop de niveaux, peu de coopération entre les collectivités locales et les partenaires du territoire, redondances dans les activités de chacune, des outils d’une trop grande diversité quand ils ne sont pas vieillissants ou inadaptés, des difficultés à faire face à une profusion de données, une méconnaissance des technologies actuelles, une gestion inexistante des compétences, une sécurisation insuffisante et enfin une absence de réel pilotage…
Le constat n’est pas brillant dans une majorité de collectivités, même si un nombre croissant d’entre elles prend aujourd’hui le sujet en main, soit de manière volontaire et stratégique, soit contraintes et ébranlées par une cyberattaque. Chacun doit comprendre que la première question stratégique est celle de la gouvernance de la donnée. Comment avoir un patrimoine de données convergent ? Comment faire pour que l’IA soit nourrie de données les meilleures et les plus homogènes possibles ?
L’occasion de redonner ses lettres de noblesse, au côté des informaticiens et data scientists, au métier d’archivistes qui sur le terrain des data ont quelques compétences à faire valoir, notamment dans leur double rôle de records manager et de « conservateur », à même d’apporter leur expertise de gestionnaire de l’information.
La technologie est un outil, mais c’est avant tout une transformation humaine qui doit être pilotée avec une vision stratégique qui repart du « pourquoi ».
L’occasion de se poser la question de quelle organisation sur un territoire pour mettre en commun à la fois les matériels et les compétences. Comment mutualiser un data scientist qu’une collectivité seule n’aura pas les moyens de recruter ? Pourquoi ne pas créer une structure parapublique ad hoc pour répondre aux questions d’infrastructure sur une « plaque territoriale » au périmètre adapté pour traiter du numérique ?
L’occasion de se poser autrement la question de la mise à disposition de la donnée sur un territoire. « Un citoyen vit sur un territoire, pas dans une collectivité locale. Le parallélisme public privé n’a plus aucun sens quand il s’agit de numérique, il faut urbaniser les systèmes d’information, les adapter à la réalité du quotidien, du service aux usagers, comme l’intermodalité des transports, la qualité de l’air, la météo », nous rappelle Akim Oural.
IA : projet de transformation et vision stratégique
L’intégration de l’IA dans nos collectivités locales est une démarche complexe qui requiert un cadre de valeurs aligné sur des engagements éthique, écologique et de qualité de vie au travail. La technologie est un outil, mais c’est avant tout une transformation humaine qui doit être pilotée avec une vision stratégique qui repart du « pourquoi ».
Pourquoi et comment utiliser l’IA ? Où ne pas l’utiliser ? Quels seront nos cas d’usage prioritaires et quels seront les usages dont on se passera en conscience ? Avant tout projet IA, posons-nous ces questions : cette procédure est-elle encore pertinente ? Peut-elle être simplifiée ? Est-ce que cette tâche produit vraiment de la valeur ajoutée pour nos usagers ou pour nos agents ?
Par exemple, dans le recrutement, certaines applications d’IA promettent de trier des CV de manière plus rapide. Mais comment s’assurer que ces outils ne reproduisent pas les biais humains ? En omettant des profils atypiques, l’IA pourrait involontairement exclure des talents capables de transformer nos administrations.
L’IA peut ainsi nous offrir des gains de temps considérables, mais elle doit d’abord être l’occasion de réinterroger nos façons de travailler. Ainsi, chaque initiative IA devient une opportunité pour améliorer notre efficacité et notre impact.
L’empreinte écologique, un facteur peu abordé
La puissance de calcul et le stockage massif des données nécessaires aux technologies IA impliquent une consommation énergétique significative. Pourtant, l’empreinte écologique est un facteur qui reste peu abordé. Pour une collectivité locale, intégrer l’IA en tenant compte de l’empreinte carbone peut signifier prioriser les usages de l’IA ayant un impact positif sur les objectifs de transition écologique. Cette dimension devient d’autant plus importante avec l’augmentation continue des besoins énergétiques des géants de la tech, qui envisagent même de rouvrir des centrales nucléaires pour répondre à ces exigences.
Une réflexion prospective sur les tâches plutôt que les métiers
L’introduction de l’IA va redéfinir des métiers, non seulement en automatisant certaines tâches mais aussi en créant de nouveaux besoins. C’est plus en termes de tâches et de besoins qu’en termes de métier qu’il faut appréhender l’avenir.
Dans un cas comme dans l’autre, deux points de vigilance :
- le transfert des tâches répétitives pourrait paradoxalement intensifier la charge de travail en supprimant des moments de décompression essentiels, ce qui pourrait aggraver la surcharge cognitive des agents, en particulier pour les cadres ;
- les métiers liés à des parcours de reclassement ou d’insertion sociale ne risquent-ils pas de disparaître si l’IA prend le relais ? Autant de postes qui jouent un rôle social essentiel, voire agissent d’un point de vue économique, comme un amortisseur pour l’emploi local.
L’IA est souvent perçue comme une technologie prometteuse, mais, au-delà des gains d’efficacité, quels impacts pourrait-elle avoir sur les métiers et sur le lien social que nos collectivités s’efforcent de préserver ?
L’IA est souvent perçue comme une technologie prometteuse, mais au-delà des gains d’efficacité, quels impacts pourrait-elle avoir sur les métiers et sur le lien social que nos collectivités s’efforcent de préserver ?
Le risque de « fainéantise organisationnelle »
L’IA promet de réduire considérablement le temps nécessaire à de nombreuses tâches administratives, mais cette facilité peut aussi nous conduire à négliger une question essentielle : avons-nous encore besoin de réaliser cette tâche ? Produit-elle de la valeur pour l’usager ou pour nos agents ?
Le « risque de fainéantise organisationnelle » est la tentation de s’engouffrer dans l’utilisation de l’IA pour exécuter des processus plus rapidement, sans se poser les bonnes questions sur leur pertinence.
Trop souvent, déjà, digitaliser un processus signifie simplement le reproduire tel quel dans un nouvel outil, sans en interroger le bien-fondé ni le simplifier au préalable. Aissia Kerkoub-Türk illustre ainsi son propos : « Un exemple : avant de déployer un nouveau logiciel de gestion des délibérations, nous avons pris le temps de repenser le processus. Pourquoi ? D’abord parce que le plan de mandat lyonnais portant une ambition forte en matière de sobriété numérique, notre élu nous a poussés à simplifier avant de digitaliser en ayant en tête de limiter l’empreinte écologique de l’outil en le réduisant aux besoins essentiels. »
L’IA questionne notre responsabilité, une responsabilité qui ne pourra pas faire l’impasse d’une réflexion nécessaire sur le contenu de nos métiers, sur ce qui en fait l’intérêt social, et sur la pertinence qu’il y aurait à les redéfinir en y incorporant régulièrement une IA évolutive, tout en formant les équipes et acculturant les élus à ces changements récurrents.
Une collaboration de l’IA avec l’intelligence émotionnelle
« 85 % des compétences du manager de demain seront émotionnelles. Pour chaque pas fait en direction de l’IA, il faut équilibrer avec un pas aussi grand en direction de l’intelligence émotionnelle », insiste Alexandre Jost, « si, par exemple, vous deviez revisionner nos échanges et les résumer, en regardant, en écoutant, vous ajouterez de l’émotion ; l’être humain reste une interface ».
En outre, il va nous falloir designer des outils technologiques au service de l’être humain, conforme à l’ADN de l’organisation, au risque qu’un design ou des outils mal choisis n’emmènent cette organisation dans une direction où elle ne veut pas aller. Ainsi, « chaque produit technologique devrait faire figurer, comme un nutriscore, les valeurs qui ont été inculquées à l’IA qui est sous-jacente », précise Alexandre Jost.
Enfin, les agents ont besoin d’être accompagnés avec des protocoles appropriés qui tiennent compte de leurs inquiétudes et de leurs peurs. 70 % des projets de transformation échouent, et, s’ils se révèlent être des échecs, c’est le plus souvent que leur mise en œuvre et leur accompagnement ne sont pas appropriés.
« 85 % des compétences du manager de demain seront émotionnelles. Pour chaque pas fait en direction de l’IA, il faut équilibrer avec un pas aussi grand en direction de l’intelligence émotionnelle », insiste Alexandre Jost.
Terminons sur une note positive, il existe aussi de belles opportunités : une collaboration accrue, par exemple, en passant des mails à des interfaces collaboratives et une transformation managériale autour du partage de l’information qui permettra à des projets complexes de se réaliser. Certains auront du mal à s’adapter à cette ultra-collaboration, mais aujourd’hui très peu de projets peuvent être menés seuls.
« Nous tendons potentiellement vers une démocratisation du management et une remontée du niveau global des compétences… et, de fait, un moindre fait du prince des managers issus des grandes filières ! », conclut Alexandre Jost.