L’avenir des laboratoires dans le secteur public

Le 10 juillet 2021

Depuis une dizaine d’années, l’innovation dans le secteur public est un sujet bien plus largement débattu par les pouvoirs publics et les administrations du monde entier. Cette orientation s’est accompagnée d’un essor des laboratoires d’innovation publique destinés à faciliter l’adoption de nouvelles approches dans l’élaboration des politiques publiques. Ce tournant s’est également accompagné par le développement de méthodes de conception créative inspirées du design. Cet article, initialement publié dans la revue numérique Action publique. Recherche et pratiques1, analyse l’introduction dans le secteur public de ces nouvelles structures et processus destinés à promouvoir l’innovation. Nous avons choisi de publier un extrait consacré à l’avenir des laboratoires publics.

Comme d’autres organismes de taille modeste qui travaillent étroitement avec les pouvoirs publics, les laboratoires d’innovation du secteur public (LISP) sont dotés d’une autonomie et d’une capacité particulières qui leur permettent d’offrir leurs compétences au secteur public et d’asseoir leur légitimité. Les travaux de recherche menés sur ces structures suggèrent que la plupart d’entre elles collaborent avec l’ensemble des acteurs publics, embrassent de multiples domaines d’action, sont rarement soumises à des mesures de performance spécifiques ou à des évaluations rigoureuses et exercent leurs activités avec un degré élevé d’autonomie2. Du fait de ces caractéristiques, elles ont été décrites comme de nouvelles formes organisationnelles transversales ou comme des « intermédiaires de l’innovation » 3, conçus pour surmonter les barrières qui rendent difficiles l’innovation et la coordination horizontale au sein des administrations publiques. Parmi ces obstacles figurent le fonctionnement en silos du service public, du point de vue tant de la chaîne hiérarchique que des échanges transversaux, et la structure des administrations publiques qui favorise l’aversion au risque et la résistance au changement.

La contribution des LISP aux systèmes politiques réside dans leur capacité à élaborer des solutions créatives à l’aide de méthodes fondées sur le design, en dehors des structures bureaucratiques traditionnelles du secteur public. Ils constituent à plusieurs titres des espaces d’expérimentation pour résoudre des problèmes touchant à la sphère sociale et publique : par leurs formes organisationnelles, par leurs approches et méthodes ainsi que par leur conception de l’élaboration des politiques publiques. Chacune de ces caractéristiques présente des avantages, mais aussi des inconvénients en ce qui concerne l’ampleur des effets et la pérennité de ces structures.

Quelle que soit leur taille, et qu’ils soient ou non indépendants vis-à-vis des pouvoirs publics, les laboratoires luttent pour leur survie à long terme.

Tout d’abord, les laboratoires sont principalement des structures émergentes de taille modeste, et non des entités matures4. Les 35 LISP (implantés pour la plupart en Europe et en Amérique du Nord) recensés par Piret Tõnurist et ses collègues5 disposaient ainsi d’un effectif moyen de seulement six à sept personnes et d’une durée de vie de trois ou quatre ans. Parmi les 26 laboratoires publics que nous avons étudiés en Australie et Nouvelle-Zélande, la moitié comptait moins de six personnes et plus de 50 % avaient été créés au cours des deux années précédentes6. De par leur taille réduite, les LISP sont dotés d’une certaine flexibilité qui leur permet d’agir comme acteurs du changement. Ceux qui travaillent dans ces laboratoires les perçoivent comme des formes d’organisation distinctes et marginales et comme des structures non traditionnelles aux méthodes de travail plus fluides7.

Néanmoins, leur taille réduite, leur caractère novateur et leur position unique font qu’il est aussi relativement facile de mettre fin à leurs activités (pour les laboratoires internes), de cesser leur financement ou de n’accorder aucune considération à leurs travaux (pour les laboratoires indépendants) par rapport aux organisations bien implantées du secteur public. Leur survie est conditionnée à l’existence d’un parrainage politique durable, comme l’a montré l’exemple du laboratoire MindLab établi de longue date qui a fermé ses portes à la suite d’un changement de stratégie politique du gouvernement danois8. Sans le soutien de responsables politiques et de hauts fonctionnaires qui militent en leur faveur, ces laboratoires ne peuvent perdurer. Ils sont en dehors du système, et leur petite taille (pouvoirs limités, effectif réduit, faible budget, surveillance minimale) est à la fois un atout qui leur confère de la souplesse et une faiblesse qui facilite leur fermeture. Les grands laboratoires, à l’inverse, se heurtent aux structures en place et aux standards existants ainsi qu’au contrôle exercé par les autorités. Quelle que soit leur taille, et qu’ils soient ou non indépendants vis-à-vis des pouvoirs publics, les laboratoires luttent pour leur survie à long terme. Ceux qui sont dotés d’une autonomie et de capacités de recherche importantes auront sans doute une plus grande influence, mais leur situation est, de ce fait, plus incertaine. En général, les laboratoires qui œuvrent en faveur du changement ne parviennent pas à atteindre leur but, car ils se heurtent à une résistance plus forte à l’intérieur comme à l’extérieur du secteur public9.

Ensuite, les LISP utilisent des méthodes expérimentales. Ils ont habituellement recours à un éventail d’approches innovantes et hybrides qui associent des « technologies numériques, des méthodes issues des sciences des données et surtout des approches axées sur le design », telles que la conception créative centrée sur l’humain et l’ethnographie des utilisateurs. Leur autorité et leur influence tiennent au fait qu’ils revendiquent des compétences méthodologiques plutôt qu’une connaissance du sujet considéré, leurs activités étant transversales et multisectorielles10. Pour certains auteurs, les LISP se caractérisent par leur volonté d’adopter une approche de conception créative pour résoudre des problèmes touchant à la sphère publique. Ainsi, dans son rapport sur les laboratoires de politique publique dans les États membres de l’Union européenne, La 27Région les définit comme des « structures émergentes qui élaborent des politiques publiques à l’aide d’une approche innovante et axée sur le design, notamment en suscitant la participation des citoyens et des entreprises travaillant aux côtés du secteur public » 11. Tout naturellement, la spécificité des laboratoires est souvent de mettre en évidence de nouvelles méthodes de travail avec les citoyens à l’aide d’études ethnographiques et fondées sur des entretiens, qui sont ensuite récupérés par l’organisme public commanditaire. Le prototypage et le processus itératif qui devraient s’ensuivre font partie intégrante de l’approche de conception créative, qui va au-delà de la simple rédaction de rapports papier plus traditionnels et formels, mais ces phases sont rarement mises en œuvre dans la pratique.

Comme Lucy Kimbell et Jocelyn Bailey12 l’ont relevé, la conception et la diffusion d’idées par des moyens visuels, performatifs et matériels dans le cadre d’une approche axée sur le design peinent à s’imposer face à l’élaboration de textes écrits formels, traditionnellement utilisés pour rendre compte de l’action publique. La nature ludique et immersive de la redéfinition d’un problème et la réalisation physique des prototypes semblent sans doute improductives à ceux qui sont habitués à voir des propositions présentées sous la forme de rapports remplis de tableaux et de graphiques. En outre, si le design thinking suscite aujourd’hui le vif engouement des gouvernements, qui continuent de créer des laboratoires et des unités internes et sollicitent en permanence les cabinets de conseil et autres organismes qui peuvent « coconcevoir » avec eux des solutions à des problèmes spécifiques, cette tendance ne va probablement pas durer éternellement. Les méthodes permettant de répondre aux défis sociétaux en concevant des politiques et des services publics changent continuellement. Malgré le vif succès qu’elles rencontrent actuellement, il serait étonnant que les approches fondées sur le design, comme d’autres méthodes et boîtes à outils connexes, ne tombent pas en disgrâce un jour ou l’autre.

Enfin, les LISP sont souvent clairement associés à un mouvement vers des processus d’élaboration des politiques publiques plus participatifs, qui marque l’attribution aux citoyens des moyens de favoriser l’innovation publique et stratégique13.

L’implication des citoyens concernés par certains problèmes peut concourir à redéfinir ceux-ci de manière plus précise que ne le feraient des professionnels agissant isolément14 en surmontant les asymétries d’information entre les administrations et les citoyens. La participation des citoyens à tous les stades du processus de conception (définition et délimitation des problèmes, conception de solutions nouvelles et imaginatives, et mise en œuvre de solutions efficaces) a des effets positifs. Les laboratoires non gouvernementaux considèrent qu’ils peuvent se substituer aux cabinets de conseil en proposant de nouvelles approches de résolution des problèmes centrées sur l’expérience vécue des usagers des services. Leur position unique offre un moyen de se faire entendre des pouvoirs publics à ceux qui, sans cela, ne pèseraient pas dans des décisions qui les touchent directement15.

Tous les problèmes, néanmoins, ne peuvent pas être traités en mettant à contribution un nombre toujours plus grand de personnes concernées aux profils divers. Dans la pratique, la mesure dans laquelle les citoyens sont considérés comme des participants actifs à la conception de la solution varie selon les types d’approches fondées sur le design16. Lorsque les citoyens commenceront à soupçonner que leur implication dans les tâches de coconception n’est rien d’autre que « de la poudre aux yeux » et non une tentative véritable de les associer à l’élaboration des solutions, ou lorsque les pouvoirs publics commenceront à se demander si les coûts sont véritablement comptabilisés dans les bénéfices, cette approche risque sans doute de perdre de sa popularité. La longue histoire des gouvernements qui ont utilisé la participation des citoyens de manière peu constructive et guère honnête – en particulier purement et simplement comme un moyen d’éducation (ou de manipulation) et de mobilisation (ou d’apaisement)17 – porte à croire que la mise en œuvre de la coconception par les laboratoires ne visera pas toujours à obtenir une contribution sérieuse.

Les LISP semblent être dans une situation délicate, et leur orientation vers l’innovation et la coproduction de solutions grâce à la participation citoyenne soulève de nombreux problèmes épineux. Une étude approfondie menée sur cinq laboratoires établis en Australie et en Nouvelle-Zélande et fondée sur des entretiens avec des membres de leur personnel a révélé le manque de soutien politique auquel ces structures sont confrontées lors des changements ministériels et du renouvellement des agents dans les services, la résistance des fonctionnaires de niveau intermédiaire aux nouveaux modes de travail et une vive tension entre les ressources requises pour créer des solutions à l’aide d’approches (authentiquement) axées sur le design et les pressions politiques exercées en vue de l’obtention rapide de ces solutions18. Ainsi, ces personnels ont décrit comment l’importante rotation des responsables à des postes politiques et administratifs favorisait la réalisation d’actions à court terme et créait un environnement dans lequel ces responsables attendaient avec impatience le changement et aspiraient à des innovations (rapides) pouvant être annoncées par les ministres. Ils ont également indiqué que les traditions administratives bien ancrées des systèmes bureaucratiques publics étaient un frein à l’introduction de nouveaux modes de travail, en particulier par le biais du « blocage » exercé par les cadres intermédiaires qui sont en mesure d’entraver le changement.

Au-delà du traitement par expérimentation des problèmes touchant à la sphère publique qui est emblématique des LISP, la réflexion sur l’innovation publique a pris un tournant récent avec le concept des bureaucraties innovantes. Dans l’esprit du débat précédent sur la nécessité des LISP, certains auteurs affirment que l’innovation dans le secteur public est coincée entre le besoin de changement et le besoin de stabilité. Les administrations publiques doivent réussir tant bien que mal à trouver un juste équilibre permettant de libérer l’innovation tout en maintenant la stabilité sociopolitique. Rainer Kattel, Wolfgang Drechsler and Erkki Karo19 font valoir que les États doivent soutenir les « bureaucraties innovantes » – des constellations d’organisations publiques capables de concilier stabilité et agilité. Selon ces auteurs, si les pouvoirs publics créent de nouvelles organisations (comme des laboratoires) dirigées par des personnes extérieures charismatiques, mais que ces personnes et leurs réseaux restent en dehors des rouages de la pratique administrative, l’innovation ne sera pas pérenne au sein du secteur public.

Il s’agit là d’une approche systémique pour comprendre l’innovation dans le secteur public, qui nous amène de manière pertinente au-delà du concept de petites unités agiles dotées d’une nouvelle boîte à outils (de design) permettant de remédier à tous les problèmes qui se posent sur le difficile terrain de l’innovation dans un espace public, financé à l’aide de fonds publics et soumis à l’obligation de rendre des comptes publiquement. Comme d’autres études systémiques sur l’innovation dans le secteur public l’ont montré, il faut que les systèmes dans leur intégralité s’orientent vers de nouveaux modes de travail qui les rendront plus ouverts à l’innovation20.

Il convient de prendre en compte ici les études précédentes consacrées à l’innovation du secteur public qui se sont attachées clairement à comprendre les mécanismes qui favorisent l’innovation au sein de l’administration d’un point de vue systémique. Dans l’une d’elles, nous nous sommes penchés sur les collectivités locales australiennes et avons observé que les réseaux internes et externes à ces administrations contribuaient largement à façonner les cultures locales et à encourager l’innovation21. Dans une seconde étude, nous avons comparé trois administrations municipales européennes et démontré l’importance de l’ensemble des structures de gouvernance, des réseaux et des styles de direction pour stimuler les capacités d’innovation22.

Ces études, ainsi que d’autres, mettent en évidence la valeur ajoutée que génère le fait de penser l’innovation sous l’angle des réseaux/systèmes et au-delà des organisations prises isolément, afin de construire des systèmes solides capables de susciter l’innovation dans le secteur public et d’assurer sa pérennité. L’introduction de nouvelles approches centrées sur le design semble particulièrement utile pour redéfinir les problématiques et trouver un plus large éventail de solutions potentielles, ce qui implique également de prendre en compte des opinions qui n’auraient pas d’autre moyen de s’exprimer sans cela. Si les LISP sont aujourd’hui en vogue et ont un rôle essentiel à jouer dans l’élaboration de solutions novatrices en réponse à des problèmes touchant à la sphère publique, ils ne peuvent à eux seuls relever tous les défis sociétaux complexes auxquels les nations sont confrontées. Leur statut d’observateur extérieur leur permet d’apporter de nouvelles idées. Les travaux de recherche que nous avons réalisés sur les laboratoires australiens indiquent néanmoins qu’ils se heurtent à de multiples difficultés en tentant d’introduire la conception créative dans les systèmes d’élaboration des politiques publiques.

Une revue numérique sur l’innovation publique

Action publique. Recherche et pratiques est une revue numérique trimestrielle consacrée aux innovations et aux transformations de l’action publique en France et à l’étranger. Éditée par l’Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE), elle s’adresse aux praticiens de l’administration publique, aux étudiants et aux chercheurs. https://www.economie.gouv.fr/igpde-editions-publications/action-publique-recherche-pratiques

  1. https://www.economie.gouv.fr/igpde-editions-publications/lanalyse-comparative_n7
  2. Williamson B., Testing Governance : The Laboratory lives and Methods of Policy Innovation Labs, 2015, Stirling, University of Stirling, https://codeactsineducation.wordpress.com/2015/03/30/testing-government/ ; Tõnurist P., Kattel R. et Lember V., “Innovation Labs in the Public Sector : What they are and what they do ?”, Public Management Review 2017, n19(10), p. 1455-1479.
  3. Williamson B., “Governing Methods : Policy Innovation Labs, Design and Data Science in the Digital Governance of Education”, Journal of Educational Administration and History 2015, n47(3), p. 254.
  4. Fuller M. et Lochard A., Public Policy Labs in European Union Member States, 2016, Joint Research Centre.
  5. Tõnurist P., Kattel R. et Lember V., “Innovation Labs in the Public Sector : What they are and what they do ?”, art. cit.
  6. McGann M., Lewis J.M. et Blomkamp E., Mapping Public Sector Innovation Units in Australia and New Zealand : 2018 Survey Report, 2018, The Policy Lab.
  7. McGann M., Wells T. et Blomkamp E., “Innovation Labs and Co-Production in Public Problem solving”, Public Management Review 2019.
  8. Guay J., “How Denmark lost its MindLab : The Inside Story”, Apolitical 5 juin, https://apolitical.co/solution_article/how-denmark-lost-its-mindlab-the-inside-story/
  9. Tõnurist P., Kattel R. et Lember V., “Innovation Labs in the Public Sector : What they are and what they do ?”, art. cit.
  10. Fuller M. et Lochard A., Public Policy Labs in European Union Member States, 2016, Joint Research Centre.
  11. Ibid.
  12. Kimbell L. et Bailey J., “Prototyping and the new Spirit of Policy-Making”, CoDesign 2017, n13(3), p. 214-226.
  13. Carstensen H. V. et Bason C., “Powering Collaborative Policy Innovation : Can Innovation Labs Help ?”, The Innovation Journal 2012, n17(1), p. 2-26 ; Schuurman D. et Tõnurist P., “Innovation in the Public Sector : Exploring the Characteristics and Potential of Living Labs and Innovation Labs”, Technology Innovation Management Review 2017, n7(1), p. 7-14.
  14. Fung A., “Putting the Public Back into Governance : The Challenges of Citizen Participation and Its Future”, Public Administration Review 2015, n75(4), p. 513-522.
  15. McGann M., Wells T. et Blomkamp E., “Innovation Labs and Co-production in Public Problem Solving”, Public Management Review 2019.
  16. Blomkamp E., “The Promise of Co-Design for Public Policy”, Australian Journal of Public Administration 2018, n4(77), p. 729-743.
  17. Damgaard B. et Lewis J. M., “Accountability and Citizen Participation”, in Bovens M., Goodin R. et Schillemans T., The Oxford Handbook of Public Accountability, 2014, Oxford University Press, p. 258-272.
  18. McGann M., Wells T. et Blomkamp E., “Innovation Labs and Co-production in Public Problem Solving”, art. cit.
  19. Kattel R., Drechsler W. et Karo E., Innovation Bureaucracies : How Agile Stability creates the Entrepreneurial state, 2019, UCL Institute for Innovation and Public Purpose, https://www.ucl.ac.uk/bartlett/public-purpose/publications
  20. Lundvall B.-Å., National Systems of Innovation : Towards a Theory of Innovation and Interactive Learning, 1992, Pinter Press.
  21. Considine M., Lewis J. M. et Alexander D., Networks, Innovation and Public Policy : Politicians, Bureaucrats and the Pathways to Change Inside Government, 2009, Palgrave Macmillan.
  22. Lewis J. M., Ricard L. M., Klijn E. H. et Ysa T., Innovation in City Governments : Structures, Networks, and Leadership, 2017, Routledge.
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