Urban living labs et innovation urbaine : les cas de Leeds et d’Amsterdam

Le 24 novembre 2021

La gouvernance de la ville intelligente évolue et les acteurs publics locaux déploient de nouveaux cadres organisationnels pour encourager l’innovation dans la fabrique des services urbains, tout en organisant la mise en cohérence des solutions. Cet article revient sur les stratégies de soutien à l’innovation portées par les villes de Leeds et d’Amsterdam, qui sont opérées à travers des dispositifs de type « urban living labs » (ULLs) : l’urban sustainable development lab (USDL) à Leeds et l’Advanced Metropolitan Solutions Institute (AMS Institute) à Amsterdam.

Horizons publics dans son numéro de juillet-août 2021 sur « L’expérimentation publique dans tous ses états » 1 rappelle les difficultés des acteurs publics à mobiliser les dispositifs juridiques prévus pour soutenir les démarches d’expérimentation portées par les collectivités territoriales, largement développés par l’État depuis 2003. Pourtant, on observe bien une appropriation des approches expérimentales dans les stratégies de développement des acteurs privés comme dans les politiques publiques locales, qui s’exprime notamment dans la fabrique de nouveaux services urbains centrés sur les usages. Mais ces expérimentations se déploient dans des formes organisationnelles plus propices à l’innovation collaborative, dans lesquelles la place des acteurs publics locaux peut être questionnée.

Dans ce contexte, on observe dans les métropoles européennes la diffusion des dispositifs de type « urban living labs » (ULLs), qui se spécialisent dans l’accompagnement des expérimentations urbaines collaboratives. Lorsqu’on se penche sur ces dispositifs, il est possible d’en souligner la multiplicité des modes de fonctionnement (financement, gouvernance, etc.), qui découle des spécificités territoriales. Mais au-delà de ces divergences, quel est le rôle opérationnel de ces dispositifs dans ce tournant expérimental et serviciel de l’innovation urbaine ? Et comment ces dispositifs s’imbriquent-ils dans les stratégies de soutien à l’innovation et d’amélioration de la gestion urbaine portées par les acteurs publics locaux ?

L’innovation dans la fabrique des services urbains

Depuis les années 2000, le déploiement des technologies numériques confronte les acteurs publics locaux à de nouveaux enjeux aux implications majeures pour les territoires. Après le déploiement de solutions infrastructurelles portées par de très grands acteurs privés et concentrées sur les réseaux urbains, des acteurs innovants hétérogènes ont investi depuis les années 2010 une dimension plus fonctionnelle de la ville intelligente, qui se concentre sur la création de nouveaux services urbains2. Dans un contexte de généralisation des usages du numérique, qui accélère l’autonomie et la flexibilité des individus, ces nouveaux acteurs et services peuvent être perçus par les collectivités locales comme des perturbations à règlementer, mais aussi, dans certains cas, comme des opportunités pour le développement économique local et pour la transition soutenable des territoires. La complexification des systèmes urbains pousse ainsi les collectivités territoriales à déployer des stratégies publiques de soutien à l’innovation plus collaboratives et itératives, qui investissent dans le développement de cadres opérationnels adaptés au tournant serviciel et expérimental de l’innovation urbaine.

Les urban living labs, des dispositifs spécialisés dans l’accompagnement des expérimentations urbaines collaboratives

Les living labs (LLS) – ou urban living labs (ULLs) lorsqu’ils se concentrent sur des sujets urbains – ont émergé dans les années 2010. Ces nouveaux dispositifs orientent leur activité vers l’accompagnement d’expérimentations urbaines collaboratives3, qui s’articulent avec les enjeux de transition soutenable des territoires. Leurs rôles au sein des processus d’expérimentation peuvent être rapprochés de ceux des intermédiaires des systèmes d’innovation, dont le spectre d’activités s’est élargi pour répondre aux besoins liés à l’ouverture des processus d’innovation dans le secteur privé comme public. Si ces ULLs peuvent être portés dans certains cas par des dynamiques citoyennes bottom-up4, ces dispositifs peuvent également être issus des stratégies territoriales portées par les acteurs publics locaux. Dans ce cas, ces dispositifs participent à soutenir le virage expérimental et collaboratif des stratégies d’innovation portée par les acteurs publics locaux.

L’urban sustainable development lab à Leeds : un dispositif ponctuel et informel dédié à l’innovation dans la gestion publique des services de la ville

À Leeds (Royaume-Uni), la volonté politique locale en faveur du développement de la ville intelligente, intitulée « smart Leeds », priorise la résolution des problèmes rencontrés par ses services dans la réalisation de leurs missions. En 2015, le conseil municipal vote ainsi un budget ponctuel d’investissement de 50 000 livres sterling pour le développement de projets innovants, confié à au service l’information et du numérique. Ce service met alors en place un partenariat avec un consultant (« Dhyaan Design Limited »), afin de formaliser une méthode ouverte d’accompagnement à l’innovation dans les services publics. Pour donner une visibilité à cette expertise d’accompagnement et fédérer un réseau d’indépendants susceptibles d’accompagner ces démarches (développeurs web, facilitateurs, etc.), ce consultant constitue une entité sans statut juridique nommée « urban sustainable development lab » (USDL). Entre juin 2015 et avril 2016, dix pistes d’innovation dotées d’un budget de 5 000 livres sterling vont ainsi être accompagnées par l’USDL afin de soutenir le développement et le test de solutions innovantes dans la gestion des déchets, l’accessibilité numérique ou encore la santé publique.

Initié en 2015, le projet nommé « Careview » est l’une des expérimentations accompagnées par l’USDL. Portée par le service de santé publique de la ville dans le cadre de l’axe stratégique de développement dit « Age-friendly Leeds », cette démarche d’innovation a permis le développement et l’expérimentation d’une application web basée sur le crowdsourcing, permettant de détecter de manière plus précoce les situations d’isolement social afin d’améliorer la réponse à cet enjeu de santé publique. Le soutien du England National Health Service (NHS) (système de santé publique national) et de la ville de Leeds ont ensuite permis le déploiement et l’évaluation de la solution pendant douze mois dans les quartiers les plus précaires de la ville.

L’AMS Institute, un dispositif pérenne et ambitieux de soutien aux dynamiques locales d’innovation urbaine

En 2008, la crise financière met en évidence les fragilités socio-économiques de la ville d’Amsterdam (Pays-Bas) liées à la spécialisation dans le secteur financier. Dans ce contexte, Amsterdam initie en 2010 un comité économique qui réunit les acteurs publics et économiques ainsi que les instituts de recherche dans le but de stimuler une croissance économique plus diversifiée et qui réponde aux enjeux de soutenabilité. Ce comité lance en 2013 un appel à propositions en vue de la constitution d’un institut technologique international des thématiques urbaines, doté d’un apport d’investissement de 50 millions d’euros sur dix ans (2014-2023). La proposition retenue est celle de l’Advanced Metropolitan Solutions Institute (AMS Institute), une organisation à but non lucratif portée par trois grandes universités (TU Delft, WUR et MIT), soutenue par neuf grands groupes privés (KPN, Accenture, Alliander, Cisco, ESA, IBM, Shell et Waternet) et par des partenaires locaux. Cette fondation vise à stimuler les investissements de recherche et développement sur le territoire métropolitain d’Amsterdam à hauteur de 250 millions d’euros, tout en soutenant le développement de réponses innovantes adaptées aux enjeux du territoire. Pour ce faire, l’AMS Institute développe une offre de formation, une plateforme de collecte et d’outils de traitement des données urbaines et une activité d’accompagnement au développement et à l’expérimentation de solutions urbaines innovantes. En 2020, 140 expérimentations qui explorent les grands enjeux urbains priorisés localement ont ainsi été accompagnées par l’AMS Institute.

Initié en 2014 par un professeur de l’université TU Delft, le projet nommé « The Circular Kitchen » est l’une des expérimentations accompagnées par l’AMS Institute. Ce projet vise à élaborer et tester un modèle de cuisine adapté aux contraintes des logements sociaux et qui respecte les principes de l’économie circulaire sur le plan du design, de la logistique et du modèle économique, afin d’améliorer la soutenabilité du cycle de vie de ce composant du parc bâti. Élaborée en partenariat avec différentes entreprises de la filière et des grands acteurs du logement social, la preuve de principe développée permet l’obtention d’un financement européen afin de tester ce produit dans une centaine de logements sociaux.

Le recours aux ULLs : une solution pour opérer le virage expérimental des stratégies publiques de soutien à l’innovation

Pour soutenir les démarches d’innovation, les ULLs déploient différents types d’activités d’intermédiation : ils stimulent la collaboration entre les acteurs hétérogènes et facilitent l’accès à des ressources (méthodes, expertises, financements, etc.) apportées par les collectivités territoriales ou progressivement constituées. Dans le projet Careview, l’USDL mobilise, par exemple, les compétences existantes au sein de son réseau d’indépendants pour développer une solution techniquement robuste et généralisable à large échelle, et encourager l’expérimentation et l’appropriation de la solution par des acteurs hétérogènes (travailleurs sociaux, police municipale, etc.). De même, l’AMS Institute accompagne la démarche d’innovation collaborative du projet The Circular Kitchen en apportant son expertise méthodologique et thématique aux porteurs de projet, en diffusant la démarche auprès de l’écosystème local et en facilitant l’obtention du financement européen pour l’expérimentation de la solution.

Par ailleurs, les ULLs soutiennent l’orientation des expérimentations vers l’exploration de problématiques urbaines priorisées dans la gestion des services publics (enjeu de l’isolement social pour le service de la santé publique à Leeds) ou dans la transition écologique du territoire (enjeux économiques et écologiques dans la gestion des logements sociaux à Amsterdam). En effet, la stratégie Age-friendly Leeds élaborée par la commune de Leeds et le « Programme d’innovation circulaire 2016-2018 » de la métropole d’Amsterdam sont déclinés dans les objectifs thématiques des ULLs, qui soutiennent à leur tour l’appropriation de ces enjeux par les acteurs innovants qu’ils accompagnent.

En parallèle, les ULLs participent à alimenter l’évolution de ces stratégies publiques par le biais de la formalisation et de la diffusion des apprentissages issus des dynamiques d’innovation. Les ULLs soutiennent ainsi une exigence de rigueur dans la formulation des hypothèses et dans l’évaluation des résultats des expérimentations. Dans le cas du projet Careview, l’USDL encourage la sollicitation du NHS pour le déploiement de douze mois d’expérimentation et d’évaluation de l’efficacité de la solution. De même, l’AMS Institute conditionne l’apport d’un fond d’amorçage au projet The Circular Kitchen à la formalisation d’hypothèses précises et à la production d’un rapport d’évaluation du potentiel de la solution expérimentée. Les ULLs contribuent ainsi à la mise en circulation des apprentissages produits empiriquement au cours des expérimentations, qui peuvent ensuite alimenter les dynamiques d’innovation au sein des écosystèmes locaux ainsi que les politiques publiques déployées sur le territoire. En ce sens, ces dispositifs intermédiaires permettent aux collectivités de stimuler indirectement la créativité des écosystèmes locaux, sans pour autant porter le risque financier et marketing – ni imposer les lourdeurs bureaucratiques – d’un soutien public direct aux solutions innovantes dans leur phase de configuration.

L’impulsion donnée par les acteurs publics à l’émergence des ULLs peut être ponctuelle (dans le cas de l’USDL) ou plus pérenne (dans le cas de l’AMS Institute) ; bénéficier d’un budget très limité (50 000 livres sterling pour l’USDL), ou conséquent (50 millions d’euros pour l’AMS Institute), et s’appuyer sur différentes formes juridiques et de gouvernance (réseau d’indépendants non formalisé pour l’USDL ; fondation avec conseil d’administration, comité de direction et comité scientifique consultatif pour l’AMS Institute).

Les living labs (LLS) – ou urban living labs (ULLs) lorsqu’ils se concentrent sur des sujets urbains – ont émergé dans les années 2010.

Mais au-delà de cette diversité de fonctionnement, les villes semblent partager des stratégies de soutien à l’innovation dans la fabrique des services urbains qui confient à des acteurs tiers l’accompagnement des dynamiques locales d’innovation urbaine. Au lieu d’impulser ou de s’impliquer directement dans des démarches d’expérimentation, les acteurs publics locaux tendent ainsi à se distancer de l’opérationnalisation du tournant expérimental et collaboratif de la fabrique de nouveaux services urbains. Ce virage managérial dans les stratégies publiques locales de soutien à l’innovation urbaine questionne cependant les conditions de l’exercice de la responsabilité des acteurs publics locaux en tant que garants de l’adéquation des investissements publics avec l’intérêt collectif. En effet, lorsque ces dispositifs sont encouragés à réduire la part des financement publics dans leur fonctionnement, leur dépendance financière vis-à-vis des grands acteurs privés tend a contrario à se renforcer. Cette tendance, qui s’observe dans la majorité des ULLs comme dans de nombreux autres dispositifs de soutien à l’innovation, induit un certain risque de privatisation des apprentissages développés au cours des expérimentations et des ressources progressivement constituées par les ULLs, ainsi que d’une divergence entre l’orientation des solutions et les enjeux priorisés par la puissance publique locale. Pour autant, l’émergence des ULLs et leur mobilisation par les collectivités territoriales permet à ces dernières de déployer une approche expérimentale dans leurs politiques de soutien à l’innovation urbaine, tout en évitant le recours aux dispositifs juridiques prévus pour soutenir les démarches publiques d’expérimentations.

  1. Horizons publics juill.-août 2021, n22, « L’expérimentation publique dans tous ses états ».
  2. Baraud-Serfaty I., Fourchy C. et Rio N., « Financer la ville à l’heure de la révolution numérique », Esprit juin 2017, p. 129-141.
  3. Karvonen A. et Bas van H., « Urban Laboratories : Experiments in Reworking Cities », International Journal of Urban and Regional Research 2014, n38, p. 379‑392.
  4. Besson R., « Les “ateneus de fabricació” barcelonais et les “laboratorios ciudadanos” madrilènes. Une nouvelle approche de l’innovation urbaine  ? », Géographie, économie, société 2018, n20, p. 113‑141.

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