Revue
DossierJean-Charles de Belly : « Faute de temps, les élu·es manquent d’engagement politique dans l’intercommunalité »
Accaparé·es par le quotidien au niveau communal, les élu·es des petites collectivités en milieu rural ne peuvent consacrer que très peu de temps aux dossiers pourtant structurants que traite l’intercommunalité qui gère de plus en plus de services du quotidien. Selon Jean-Charles de Belly, directeur général des services (DGS) de la communauté de communes Mad et Moselle, et vice-président de l’association des directeurs généraux des communautés de France (ADGCF), cet état de fait, préjudiciable à la qualité de la décision publique et au rééquilibrage entre technostructures et élu·es locaux·les pourrait changer à la faveur d’une réforme territoriale qui créerait des communes de plus grande taille, diminuerait de fait le nombre d’élus dans l’intercommunalité et ouvrirait la voie à un changement de statut de l’élu. e dans le sens d’une véritable professionnalisation.
Quel regard portez-vous sur le travail des élus locaux à l’échelle de votre territoire ?
Le territoire de l’intercommunalité est composé de pas moins de 47 communes qui totalisent 20 000 habitants. La plus importante d’entre elles compte 2 200 habitants. Il s’agit donc d’un territoire très rural où les élus sont accaparés par le quotidien communal et n’ont que très peu de temps à accorder aux affaires de l’intercommunalité qui sont pourtant aussi les leurs. Ainsi, le taux de participation des élu·es aux travaux préparatoires aux décisions de l’intercommunalité en comités consultatifs est faible. Toutefois, comment les en blâmer ? Les élu·es, qui évoluent dans un environnement territorial de plus en plus complexe sur les plans normatifs, techniques et institutionnels, font face aux injonctions contradictoires de l’État, à des problèmes transversaux, tels que le changement climatique, qui bousculent leur matrice de réflexion et leur culture, et à des citoyens toujours plus exigeants, avec lesquels les relations sont parfois tendues pouvant aller jusqu’aux violences verbales, voire physiques. Bon nombre d’élu·es se sentent un peu perdu·es, à la fois dépossédé·es de leurs compétences et abandonné·es, seul·es face aux citoyens alors qu’ils·elles estiment ne plus avoir les moyens d’assurer leurs missions et d’apporter des réponses à certaines questions qui leur sont posées. Certain·es élu·es pensent qu’ils sont victimes tout à la fois de l’intercommunalité, de la région, des grandes villes, de l’État, voire de l’Union européenne !
Jean-Charles de Belly
Jean-Charles de Belly est directeur général des services de la communauté de communes de Mad-et-Moselle (47 communes, 19 750 hab., 175 agents) et vice-président de l’Association des directeurs généraux des communautés de France (ADGCF). Il est également co-responsable pédagogique du diplôme universitaire de secrétaire de mairie à l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de Nancy.
Quelle commune de 500 ou 1 000 habitants pourrait seule gérer le ramassage des ordures ménagères, décider la construction d’une maison de santé pour lutter contre les déserts médicaux, d’une médiathèque pour développer les actions culturelles ou encore embaucher un ingénieur en hydrologie, dont le salaire en début de carrière tourne autour de 3000 euros brut par mois, pour ne prendre que ces quelques exemples ?
Que pensez-vous de ce sentiment d’abandon ressenti par les maires des petites communes ?
Je le comprends, car les côtoyant très régulièrement je connais leurs difficultés, leurs doutes, et en même temps ils me laissent perplexe. En effet, nous n’avons jamais autant reçu d’aides et de subventions de la part de l’État. Au sein de l’intercommunalité qui, avec la région, construit l’avenir du territoire, les décisions sont prises à l’unanimité. L’ensemble des documents préparatoires à une décision est envoyé aux élu·es en toute transparence, encore faudrait-il que ces documents soient lus par leurs destinataires… Car on ne peut pas d’un côté critiquer – parfois à juste titre – les technostructures, et, de l’autre, ne pas les contrebalancer en ne s’investissant pas suffisamment dans les dossiers. En outre, je constate que, lorsque nous demandons dans des discussions aux élu·es quelles compétences voudraient-ils·elles récupérer, personne ne souffle mot !
Quelle commune de 500 ou 1 000 habitants pourrait seule gérer le ramassage des ordures ménagères, décider la construction d’une maison de santé pour lutter contre les déserts médicaux, d’une médiathèque pour développer les actions culturelles ou encore embaucher un ingénieur en hydrologie, dont le salaire en début de carrière tourne autour de 3 000 euros brut par mois, pour ne prendre que ces quelques exemples ? Or, les habitants des communes rurales souhaitent, eux aussi, bénéficier d’un ensemble de services, dont des services publics de qualité à proximité, faute de quoi ils ne viendront pas habiter en zone rurale ou ils en partiront.
Le lien des habitants avec leur commune a-t-il aussi changé ?
Bien entendu ! C’est l’espace de vie des gens qui a changé : la taille de cet espace n’est plus la commune. Prenez notre territoire : les bassins d’emplois, par exemple, se situent surtout à Nancy et à Metz. Il faut intégrer ces facteurs pour développer des politiques publiques adéquates, notamment en matière de mobilité. En outre, les espaces de vie diffèrent en fonction de l’âge. Ceux des jeunes, avec les réseaux sociaux, dépassent de très loin celui de la commune ! Je pense d’ailleurs que le taux d’abstention des jeunes aux élections municipales ne va faire que croître. Il nous faut absolument sortir des notions archaïques de périmètre pour privilégier la coopération et la coordination entre les collectivités territoriales. L’univers législatif et réglementaire, les défis à relever, tels que le dérèglement climatique ou les exigences des citoyens, poussent en ce sens. Et ce d’autant plus que les citoyens n’ont que faire des querelles intestines entre collectivités territoriales : ce qu’ils veulent c’est disposer d’un ensemble de services de qualité à proximité, pas de savoir si tel ou tel service sont du ressort de l’intercommunalité ou de la mairie !
Eau, santé, culture, etc., l’intercommunalité semble être un réel échelon de proximité pour les citoyens. Puisque vous venez d’évoquer la coopération et la coordination, comment travaillez-vous avec les élu·es ?
Prenons l’exemple du ramassage des ordures : ce service est géré par l’intercommunalité, mais nous nous appuyons sur les 47 communes pour être certains que nous répondons bien aux besoins de la population, car ce sont leurs élus qui les connaissent le mieux en raison de leur proximité. Quant à la médiathèque, elle a été développée par l’intercommunalité, mais elle travaille en réseau avec les personnels des bibliothèques municipales et associatives. Agir autrement serait absurde ! En matière d’urbanisme, l’intercommunalité est en charge du plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi) suite au transfert volontaire des communes. J’ajouterai que dans la même optique la mise en œuvre de la loi dite « zéro artificialisation nette (ZAN) »1 devrait plutôt se faire à l’échelon intercommunal. Nous allons également récupérer, en 2025, la compétence des communes sur l’eau, avec notamment pour objectif de moderniser le réseau. Nous avons procédé à l’embauche d’un ingénieur, ce qui demande des moyens pour être attractif, spécialement en milieu rural, ce type de profil étant très recherché, et alors que le rapport de force employeurs-employés est devenu favorable à ces derniers.
L’échelle communale n’est, en effet, pas suffisante pour mener une politique de gestion et de protection d’une ressource qui devient rare. Là encore les communes ont accepté le transfert de compétences. La sécheresse de l’été 2022 au cours de laquelle nous avons frôlé les coupures d’eau sur le territoire a fait réfléchir… L’intercommunalité a également la charge des Maisons France services (MSF) du territoire et gère pour le compte de 30 communes les secrétaires de mairie qui connaissent un problème d’isolement et dont l’ultra-polyvalence a des limites. De fait, nous gérons de plus en plus de services du quotidien. Je rappellerai toutefois que, contrairement aux communes, notre intercommunalité ne dispose pas d’une autonomie fiscale.
Ce « glissement » semble inéluctable…
C’est la coopération qui est inéluctable, mais le véritable problème que l’on connaît depuis des décennies, « la » grande question qui devrait amener « une » grande réponse réside dans la taille des communes et le manque d’ingénierie des plus petites qui en découle. Les élu·es de ces petites communes font tout, tout·es seul·es avec un·e secrétaire de mairie. Selon moi, il ne devrait pas y avoir des communes de moins de 1 000 habitants, au minimum, avec une équipe administrative composée de rédacteur·rices et d’attaché·es territoriaux·ales qui gèrent le quotidien et permettent ainsi aux élu·es de se consacrer à ce qui devrait représenter la moitié du temps de leurs fonctions à savoir choisir, orienter et décider. Ils·elles auraient alors du temps pour se projeter, développer une vision pour leurs communes et étudier les dossiers structurants en matière d’urbanisme, de santé, de mobilité, etc., que traite l’intercommunalité, ce qui autoriserait de véritables débats de fond et contribuerait ainsi à rééquilibrer le poids des technostructures. Cependant, faute de temps, cela leur est quasi impossible, et, par conséquent, le taux de participation des élu·es à la vie de l’intercommunalité est faible. D’où le sentiment de victimisation et l’impression que « c’était mieux avant ».
Ce sentiment ne s’estompe-t-il pas avec l’arrivée de nouvelles générations d’élu·es ?
Effectivement de jeunes maires ont été élu·es sur notre territoire, mais ils·elles sont confronté·es aux mêmes difficultés que leurs aîné·es. Du coup, à mi-mandat, certain·es sont déçu·es et s’enfoncent dans le pessimisme. Il faut sortir les élu·es des contraintes de la gestion du quotidien pour leur donner du temps de réflexion et leur permettre de s’engager davantage politiquement sur l’intercommunalité.
Cela passe par une vraie réforme territoriale qui devrait porter sur la taille des communes avec la création de nouvelles entités plus grandes. Pour prendre l’exemple de notre territoire si nous passions de 47 à 10 communes, ce serait très bien.
Nous avons justement organisé en juin 2024 une conférence des maires sur le thème des communes nouvelles. En termes de taille, la carte des groupements scolaires pourrait servir de modèle à la création de ces communes nouvelles. L’État, par la voie du préfet ou du sous-préfet, a la légitimité pour promouvoir cette idée de réforme auprès des élu·es. L’instauration de nouvelles communes de plus grandes tailles devrait également susciter une réflexion sur le statut de l’élu·e afin de sortir du quasi-bénévolat, pour certain·es, et aboutir à une véritable profession avec un salaire, des cotisations retraite, l’assurance maladie, etc., sans oublier l’indispensable volet formation, ainsi que cela se pratique dans les pays anglo-saxons.
Si une telle réforme de la taille des communes devait voir le jour, quel impact cela aurait-il sur le fonctionnement de l’intercommunalité ?
À l’heure actuelle, le conseil communautaire compte 69 votants. C’est beaucoup trop pour prendre des décisions à l’unanimité. L’instauration de communes nouvelles permettrait de diminuer de nombre d’élu·es au conseil communautaire, autorisant ainsi la tenue de davantage de débats aboutissant à des décisions mieux éclairées.
- L. no 2023-630, 20 juill. 2023, visant à faciliter la mise en œuvre des objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols et à renforcer l’accompagnement des élus locaux, dite « loi ZAN ».