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La « start-upisation » des fonctions juridictionnelles : mode saisonnière ou plus-value réelle ?

Le 5 août 2019

Permanence pénale numérique, assistance dans le choix des mandataires affectés à la protection des majeurs, audience correctionnelle intégralement dématérialisée, le monde judiciaire est déjà en voie de digitalisation accélérée, qui préfigure ce que pourrait être « une justice algorithmique ». Auteur d’un essai, Le tribunal des algorithmes1, Emmanuel Poinas s’interroge sur l’art de juger à l’ère des nouvelles technologies.

Résumé

« Comme la mode fait l’agrément, aussi fait-elle la justice », Blaise Pascal.

Cette pensée de Pascal ne saurait faire oublier une vérité de La Palice : la justice est aussi une administration tout autant qu’un pouvoir constitué de l’État, et à ce titre, elle suit les modes qui président à l’organisation de celui-là.

Le temps est loin désormais ou les « temples dédiés à Thémis » étaient de véritables machines à remonter dans le passé. Certes, hermines et pluriel de majesté rôdent encore dans les couloirs et émaillent toujours les ordonnances de référé, mais désormais, la justice se pense souvent « en mode projet ».

Trois exemples de digitalisation judiciaire (la permanence pénale numérique, l’assistance digitale dans le choix des mandataires affectés à la protection des majeurs, l’audience correctionnelle « zéro papier ») serviront ici d’illustration à cette dynamique que de nombreuses personnes pensent irrésistible. Mais au-delà de ces déploiements voulus tous azimuts, une question demeure : la justice peut-elle être expérimentale ?

Trois exemples de digitalisation judiciaire

Dans un système souvent présenté comme « drogué au format A4 », faire disparaître « les piles de dossiers » est une antienne des discours de tous les gardes des Sceaux depuis plus de dix ans.

La permanence pénale numérique

Il s’agit à ce jour du type de dématérialisation des fonctions juridictionnelles le plus ancien et en un sens le plus « traditionnel ». Des expériences ont été conduites en cette matière depuis plus de cinq ans.

La permanence pénale est l’organisation des services du ministère public qui permet à celui-ci de répondre aussi rapidement que possible (et si possible en « temps réel »), aux actes de délinquance en orientant l’activité des services de police et plus généralement d’enquête. Traditionnellement, elle utilise massivement la téléphonie pour assurer une telle mission. Celle-ci consiste en une mise en relation des enquêteurs et des magistrats du Parquet chargés de l’orientation des procédures. Mais depuis quelques années, des juridictions de taille très diverses ont choisi de développer une permanence en ligne.

Autrement dit, les services communiquent non plus par l’intermédiaire du téléphone, mais par des courriels dédiés.

L’avantage d’un tel système repose sur un gain attendu de productivité. Il est en effet plus facile de lire rapidement un courriel que de suivre une conversation téléphonique pour obtenir un même niveau d’information, en particulier lorsqu’il s’agit de procédures complexes.

La pré-formalisation des réponses est également beaucoup plus facile pour le magistrat qui doit donner des instructions.

Il est également plus facile de « réorienter » un courriel qu’un appel téléphonique et de « mutualiser » ainsi les capacités de réponse.

La mise en place d’un tel dispositif nécessite également un « repositionnement » des services d’enquête, qui doivent prendre l’habitude d’écrire au lieu d’appeler. Il en va de même des services du greffe et en particulier des agents affectés à la permanence, une bonne coordination des services entre eux, notamment entre ceux qui gèrent les « flux entrants » (comme le bureau d’ordre), et les « flux sortants (comme le service de l’audiencement et le greffe correctionnel), car il serait inutile de déployer un tel dispositif s’il n’était pas possible d’avoir une réelle visibilité sur la capacité de la juridiction à traiter les affaires.

L’assistance dans le choix des mandataires affectés à la protection des majeurs

Cette innovation vise à l’amélioration du fonctionnement des services de protection des majeurs. Rappelons qu’il y avait environ 800 000 personnes concernées, toutes mesures de protection confondues en France en 2017 (hors les mesures provisoires).

L’agilité est le mot qui prévaut aujourd’hui dans les stratégies de fonctionnement des services de l’État qui entretien et développe des « incubateurs » de start-up d’État, dont les « développeurs » sont nommés « intrapreneurs ».

Récemment, au sein de l’incubateur des ministères sociaux a été développé un logiciel spécifique à la collecte de l’information relative au niveau d’activité des mandataires judiciaires délégués à la protection des majeurs sous tutelle et curatelle. Ce dispositif s’appelle « e. mjpm » et a été élaboré dans la région Haut-de-France.

Il a pour objectifs principaux de dématérialiser certaines des dispositions relatives à la prise en charge des majeurs protégés et de renforcer le partage d’information.

Pour synthétiser très grossièrement ses fonctionnalités, il s’agit d’un dispositif qui permet « en temps réel » de situer les différents délégués à la protection des majeurs sur le ressort d’une juridiction, d’apprécier le nombre de mesures de chacun d’eux et d’apprécier, sur renseignement des mandataires, si ceux-ci sont en mesure d’accepter des mesures nouvelles ou non.

Selon la place des personnes appelées à partager les données, le niveau d’information accessible est différent.

Les mandataires, les chefs des services administratifs et les magistrats disposent ainsi de droits d’accès spécifiques.

Le système pourrait être appliqué à Paris, puis dans d’autres cours d’appels.

L’audience correctionnelle « zéro papier »

Le tribunal correctionnel de Béthune a choisi de mettre en application une disposition nouvelle du Code de procédure pénale, entrée en vigueur avec la loi du 29 mars 2019 et autorisant la dématérialisation intégrale de l’audience correctionnelle collégiale.

Une telle expérimentation suppose que les services d’enquête adaptent l’envoi de toutes leurs procédures en format numérique, ou numérisable, puis que tout le traitement jusqu’à l’audience soit dématérialisé. Lors de l’audience, qui doit se tenir sans dossier « physique », des écrans assurent le respect du principe du contradictoire.

La « côte dossier » a naturellement vocation à disparaître, ce qui implique également d’autres protocoles pour assurer la matérialisation du délibéré rendu par la juridiction.

C’est donc toute la « chaîne pénale » qui doit être repensée pour parvenir à la réalisation d’un tel objectif. Il en est de même pour les dispositifs de stockage des jugements digitalisés, et le rapport avec les défenseurs au premier rang desquels figurent les avocats.

La justice du futur sera-t-elle digitale et expérimentale ?

Des lois générales aux lois expérimentales

Le dernier exemple abordé, qui concerne la dématérialisation intégrale des procédures est celui qui retiendra le plus notre attention. En effet, un tel déploiement pose d’importantes questions tant matérielles que conceptuelles.

Le « basculement » d’une permanence téléphonique vers une permanence numérique impose une adaptation des postes de travail, mais n’induit aucune évolution de la procédure pénale.

Que les informations des enquêteurs « remontent » par la voie d’appels téléphoniques ou de courriels ne change en rien la nature des décisions d’orientation prises.

Le développement d’un logiciel d’information sur le choix des mandataires aux mesures de protection est un outil sur l’utilité duquel il est possible de s’interroger, mais qui ne porte pas directement atteinte au rôle du magistrat en charge de ces contentieux, tant qu’il ne lui est pas obligatoire d’utiliser un tel outil (ce que la loi, pour l’instant, ne prévoit pas).

Il s’agit en un sens d’une simple facilité, d’un « super-tableur » certes renseigné en temps réel mais qui n’oblige pas (du moins pour l’instant), le magistrat à suivre ses prescriptions.

En revanche, le déploiement d’une « audience pénale zéro papier » pose deux types de questions nouvelles.

La question de l’adaptation de la loi aux outils numériques

La disposition qui permet la digitalisation intégrale d’une procédure pénale a été introduite par voie d’amendement gouvernemental dans le Code de procédure pénale. Ainsi la loi du 23 mars 2019 a-t-elle créé un article 801-1 qui dispose que « tous les actes mentionnés au présent code, qu’il s’agisse d’actes d’enquête ou d’instruction ou de décisions juridictionnelles ou de toute autre pièce de la procédure, peuvent être établis ou convertis sous format numérique.

Le dossier de la procédure peut être intégralement conservé sous format numérique, dans des conditions sécurisées, sans nécessité d’un support papier.

Lorsque ces actes sont établis sous format numérique et que les dispositions du présent code exigent qu’ils soient signés, ils font l’objet, quel qu’en soit le nombre de pages et pour chaque signataire, d’une signature unique sous forme numérique, selon des modalités techniques qui garantissent que l’acte ne peut plus ensuite être modifié. Ces actes n’ont pas à être revêtus d’un sceau. »

Suivent d’autres dispositions qu’il serait trop long de citer ici, ainsi que le principe d’un renvoi à des dispositions d’ordre réglementaire afin de préciser les conditions d’application de ce texte.

On le voit, il ne s’agit rien moins qu’un principe général de digitalisation qui a été posé par le législateur.

Or, ce texte ne figurait pas dans le projet de loi
initial. Il n’a donc pas été soumis à une étude d’impact, ni à un éventuel avis du Conseil d’État ce qui pose une première difficulté. Il est en effet difficile d’interpréter un texte ainsi élaboré, et il est aussi difficile d’évaluer ses effets sur le fonctionnement des services.

Le texte de cette disposition a donc échappé à une logique de rationalisation de l’élaboration de la loi imposé… par le législateur lui-même, et il présente une vocation clairement expérimentale.

Le fait de digitaliser entièrement une audience correctionnelle était bien entendu inimaginable il y a encore quelques années. Un tel processus est clairement relié à la facilité d’utilisation de supports numériques eux-mêmes susceptibles d’être exploités par le recours à un traitement de mégadonnées.

Ainsi c’est donc bien à un mécanisme d’adaptation de la loi aux outils de traitement de l’information, hors le respect des mécanismes d’évaluation de la loi auquel nous confronte le nouvel article 801-1 du Code de procédure pénale.

La question de l’adaptation des postes de travail à la loi

En l’absence d’avis du Conseil d’État et d’étude d’impact, l’innovation législative induite par l’article 801-1 n’a fait l’objet d’aucune prospective relative à la nécessité d’adapter l’ensemble des postes de travail pour satisfaire à un tel dispositif.

Or une telle réflexion, indispensable pour mesurer les investissements nécessaires à sa réalisation et l’intérêt réel du dispositif, fait manifestement défaut.

Dès lors, il est impossible de connaître le coût réel et le coût marginal réel du déploiement d’une dématérialisation intégrale des fonctions juridictionnelles correctionnelles.

Sans entrer dans les détails de l’ensemble des coûts induits, le fait d’obliger tous les agents concernés à ne travailler que sur écran devrait logiquement amener l’administration à paramétrer tous les postes de travail en double écran, de tailles suffisantes, à « muscler » toute la chaîne pénale pour exclure tout dysfonctionnement, même de brève durée, à doter tous les agents de lunettes « anti lumière-bleue », ou de prévoir le déploiement de matériels qui n’en émette pas (à supposer que cela soit possible), à prévoir le reclassement des personnels qui, pour des raisons médicales ne pourraient supporter de tels outils, à intégrer le coût de la modification des salles d’audience, à conclure des conventions avec les avocats, à intégrer dans les budgets des services le coût créé par un archivage numérique, énergétiquement gourmand, etc.

Il est en réalité assez étrange que le système de « rationalisation de la dépense publique en matière judiciaire », conceptualisé initialement par la LOLF (loi organique relative aux lois de finances, imposant une approche comparable à la comptabilité analytique dans les budgets des administrations publiques, initiée en 2004), puis par les différentes déclinaisons postérieures des budgets fondés sur la même logique ne trouve pas à s’appliquer dès lors qu’il s’agit de dépenser des deniers publics dans un but de « modernisation ».

Quel avenir pour l’égalité devant la loi ?

Enfin, quand bien même on admettrait que le fonctionnement interne des services, y compris l’exécution en maison d’arrêt, soit intégralement dématérialisé, restera la question de la communication de la décision de justice elle-même au justiciable auquel elle devra s’appliquer si celui-ci ne dispose pas ou ne souhaite pas disposer de moyens de communication digitaux.

La question de l’égalité devant la loi n’est bien entendu pas déterminée par le recours, ou l’absence de recours, aux technologies numériques. Il s’agit d’un principe dont le Conseil constitutionnel a admis qu’il était compatible avec des dispositions légales expérimentales, y compris en matière de procédure pénale.

Mais on l’a vu avec l’audience correctionnelle dématérialisée, une telle dynamique (qui renvoie implicitement au développement d’une forme de « chaîne de blocs » pour assurer la validité des opérations de dématérialisation), est en elle-même porteuse d’une dimension expérimentale spécifique, difficilement conceptualisable a priori.

Il en résulte en un sens une double incertitude pour les justiciables : d’une part, ils ne sont pas assurés de la forme de la procédure qui leur sera opposée et d’autre part, ils ne seront pas non plus informés des moyens mis en œuvre pour développer cette politique d’innovation (ignorance qu’ils partageront, au moins s’agissant du coût, avec les contribuables).

Il deviendrait donc, de facto, de plus en plus difficile de comprendre les choix de l’administration dans l’affectation des moyens alloués pour assurer le fonctionnement des tribunaux.

Pour le dire autrement : selon quels critères rationnels convient-il de choisir d’investir dans le changement à Béthune plutôt qu’à Arras, ou de ne pas le faire ?

La digitalisation ne consiste pas à se « mettre le doigt dans l’œil »

L’adaptation des fonctions juridictionnelles à la digitalisation n’est pas plus évitable pour les tribunaux que le déploiement de l’électrification des villes en son temps. Il est bien évidemment absurde de s’y opposer par principe. Il est en revanche indispensable dans une société démocratique de pouvoir débattre de la manière dont un tel changement sera conduit et d’apprécier quelles valeurs ou principes seront consacrés le plus fermement.

Si l’on reprend les trois exemples qui ont été évoqués, aucun n’a amené à une discussion parlementaire de fond, et aucun n’a même fait l’objet d’une approche rationnelle de ses coûts et avantages relatifs.

L’économie de la start-up et celle de la digitalisation développée en matière juridictionnelle tendent donc à échapper à la rationalité managériale et financière que l’on exige de toute autre dépense publique et qui est la traduction de principes politiques tenus pour fondamentaux (l’égalité des citoyens devant la loi, le contrôle de l’utilisation des deniers publics, la capacité à contrôler l’action des agents de l’administration, etc.).

S’il est naïf de penser que l’on puisse s’opposer au changement, il est non moins naïf de croire à la neutralité axiologique des évolutions technologiques et d’ignorer également que la promesse technologique peut mobiliser des ressources sur des bases qui sont parfois fantasmatiques.

On ne voit pas pourquoi tout processus de digitalisation échapperait à un processus d’approche critique du simple fait de sa prétendue modernité. On ne voit pas en définitive pourquoi la fonction juridictionnelle, gardienne des libertés individuelles et de l’aspiration à la paix sociale, devrait être soluble sans le moindre protocole de contrôle dans l’économie de la start-up.

L’économie de la start-up et celle de la digitalisation développée en matière juridictionnelle tendent donc à échapper à la rationalité managériale et financière que l’on exige de toute autre dépense publique et qui est la traduction de principes politiques tenus pour fondamentaux.

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