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Les innovations dans le secteur de la justice

Le 9 octobre 2019

L’introduction des dispositifs de visioconférence dans les juridictions et le recours à la « justice prédictive » illustrent de manière contrastée une même idée : le secteur et les professionnels de la justice ne sont pas aussi rétifs aux innovations qu’on veut généralement bien le penser.

Résumé

La justice n’est pas considérée comme un secteur particulièrement innovant. Elle est même souvent perçue comme l’incarnation d’une forme d’immobilisme, voire de résistance au changement. Univers poussiéreux où règnent papiers et stylos, codes et piles de dossiers, dorures et palais, témoins d’un autre âge. Alors, innovations et justice, un oxymore ? Si la justice est une institution structurée autour de normes, de règles et de rituels inscrits dans des espaces et des bâtiments, marqués d’une certaine permanence, c’est aussi en réalité, une organisation qui connaît d’importantes transformations, dont il serait trop facile de penser qu’elle ne fait que les subir ou les maintenir à distance.

Mais qu’est-ce qu’une innovation et comment se développe-t-elle dans le secteur de la justice ? C’est ce que cet article vise à clarifier et analyser, en mettant l’accent sur l’innovation en tant que processus construit par une pluralité d’acteurs, et en pointant ses effets non toujours anticipés. Il revient d’abord sur la notion même d’innovation, en la dissociant de celle d’invention, et synthétise quelques acquis de la sociologie des sciences et des techniques.

Il distingue ensuite les différents types d’innovations qui coexistent dans le secteur de la justice. L’article illustre son propos à partir de deux exemples que sont les audiences par visioconférence et les algorithmes de traitement de bases de données de jurisprudence.

 Dans les années quatre-vingt-dix, Werner Ackermann et Benoît Bastard ont effectué une recherche sur la diffusion des innovations dans la justice française. Ancrés en sociologie des organisations, ils ont défini l’innovation comme « la transformation des pratiques existant localement, et leur remplacement par des façons de faire différentes ».

Invention et innovation

En sociologie, l’innovation est classiquement présentée comme l’articulation entre deux univers, celui de l’invention et celui de l’usage ou du marché1. L’innovateur est celui qui trouve un usage ou un marché pour une invention qui existe déjà. Aussi faut-il bien distinguer, par exemple, l’invention de l’informatique et d’Internet, d’une part, de leur importation dans le secteur de la justice, d’autre part, via notamment la mise en place du réseau privé virtuel justice (RPVJ). Celui-ci, conçu à la fin des années quatre-vingt-dix, est l’infrastructure réseau propre au ministère de la Justice français. Il permet la communication sécurisée et facilitée entre l’administration centrale et ses services, via notamment un intranet et la messagerie électronique. L’invention de la technologie informatique a permis la mise en place du RPVJ, et ensuite le développement d’innovations organisationnelles telles que la mise en état électronique des affaires civiles ou plus largement la gestion dématérialisée des procédures. Mais cela n’avait rien d’inéluctable et la forme qu’a prise le RPVJ n’était pas prédéterminée, non plus que ce qui serait fait avec. Contrairement à l’image que la sociologie de la diffusion a popularisée2, les innovations ne procèdent pas de l’implantation inéluctable d’une technologie nouvellement créée. La nouveauté qui a réussi à s’installer n’a pas réussi parce qu’elle était « bonne » alors que d’autres ont fait long feu parce qu’elles étaient « mauvaises », inadaptées3… C’est parce qu’une innovation a réussi à fédérer les énergies et les intérêts, dans une dynamique de traduction et d’intéressement4, qu’elle s’est développée. Ainsi, depuis plusieurs décennies déjà, la sociologie des sciences et techniques a mis en évidence le travail que les acteurs doivent déployer dans tout processus de fabrique d’une innovation. L’innovation est donc un processus qui n’est ni automatique, ni naturel, ni linéaire.

En quoi consistent les innovations dans la justice ?

Dans les années quatre-vingt-dix, Werner Ackermann et Benoît Bastard ont effectué une recherche sur la diffusion des innovations dans la justice française5. Ancrés en sociologie des organisations, ils ont défini l’innovation comme « la transformation des pratiques existant localement, et leur remplacement par des façons de faire différentes »6. À partir de l’étude de plusieurs tribunaux d’instance et de grande instance, ils ont montré que le changement ne se diffuse pas nécessairement de façon linéaire, générale et centralisée (du haut vers le bas, de la Chancellerie vers les juridictions). La mobilité des magistrats joue un rôle premier dans l’innovation : au fur et à mesure de leurs affectations, ceux-ci emmènent « leur boîte à outils » et tentent de faire accepter leurs façons de faire dans leur nouveau tribunal. C’est bien entendu plus vrai encore des chefs de juridiction qui sont en situation hiérarchique d’inciter au changement. Ces auteurs ont donc mis en évidence plusieurs caractéristiques du changement dans l’organisation judiciaire. Ils ont tout d’abord pointé le rôle déterminant des magistrats dans les innovations, ce qui est cohérent avec le caractère central de cette catégorie d’acteurs dans une bureaucratie professionnelle telle que la justice. L’autonomie des magistrats, d’une part, mais aussi celle des juridictions locales, d’autre part, apparaît ici très nettement. De plus, ils ont mis en évidence la difficulté d’ancrer ces innovations dans le temps et de les institutionnaliser. Ce qui nuance et explique le procès en immobilisme généralement adressé à l’institution judiciaire. En interne, des acteurs promeuvent des innovations mais rencontrent des difficultés à les institutionnaliser.

Si Ackerman et Bastard ont principalement étudié l’informatisation des juridictions, les innovations ne sont pas nécessairement technologiques et peuvent relever de différentes natures. On distinguera les innovations relatives à la production judiciaire, au cœur de métier des professionnels de la justice de celles qui sont organisationnelles, en ce sens qu’elles touchent à l’administration et l’évaluation de l’activité judiciaire. Les premières concernent l’administration de la preuve7, la réalisation des audiences, la production des jugements, l’exercice de la sanction pénale (par exemple, via la mise en place de nouvelles peines ou modalités d’exécution de la peine). Les secondes portent davantage sur le pilotage des tribunaux et les conditions d’exercice des métiers de la justice : mise en place de tableaux de bords de suivi de l’activité juridiction par juridiction ; élaboration d’indicateurs de productivité ; introduction de primes au rendement ; standardisation des procédures via la certification type ISO. Mais bien évidemment, les deux types d’innovations interagissent et sont porteurs d’effets sur la structure institutionnelle et les valeurs qu’elle porte. Ces innovations peuvent, par ailleurs, comporter une part variable d’innovation juridique, forte dans le cas de réformes législatives et gouvernementales ou bien de revirements de jurisprudence ; apparemment plus faible quand elles sont effectuées à droit constant, à partir de réinterprétations du droit existant. Deux exemples permettent d’incarner cette rencontre entre innovations et justice.

Une première innovation discrète, initialement vue comme purement instrumentale et qui s’est effectuée à bas bruit, à partir de la fin des années quatre-vingt-dix dans la justice française, a consisté à introduire des dispositifs de visioconférence dans les juridictions pour réaliser des audiences à distance.

Les audiences par visioconférence, innovation mineure ou majeure ?

Une première innovation discrète, initialement vue comme purement instrumentale et qui s’est effectuée à bas bruit, à partir de la fin des années quatre-vingt-dix dans la justice française, a consisté à introduire des dispositifs de visioconférence dans les juridictions pour réaliser des audiences à distance8. L’idée, a priori iconoclaste compte tenu de l’importance du rituel de l’audience publique – cérémonie publique fondée sur la coprésence des parties – a d’abord été portée par un petit groupe d’innovateurs dans une logique de résolution de problème, à partir du cas de Saint-Pierre-et-Miquelon. Aujourd’hui, la visioconférence est utilisable dans presque toutes les situations d’audiences sur l’ensemble du territoire national.

L’étude fine du processus d’innovation montre la diversité des acteurs qui ont participé à la genèse et à l’institutionnalisation de cette innovation sur une vingtaine d’années : magistrats en poste dans l’administration centrale ou en juridiction, hauts fonctionnaires et magistrats conseillers du ministre de la Justice, ministère de la Justice dans ses composantes administratives et politiques et dans ses différents segments (directions, sous-directions et bureaux), autres ministères et corps (Intérieur, Finances, gendarmerie et police nationales, etc.), acteurs interministériels dont les services du Premier ministre, élus nationaux et locaux, membres du Conseil d’État, mais aussi magistrats de liaison avec des pays étrangers, prestataires de services publics ou privés, syndicats de magistrats et d’avocats, techniciens informatiques. Porteurs de représentations et d’intérêts différents, inégalement pourvus en ressources et ne pesant pas le même poids dans les processus étudiés, ces différents acteurs ont pris part à des jeux multi-niveaux, circulant eux-mêmes ou faisant circuler des idées, des représentations, des schémas autour des usages qui pouvaient être faits de la visioconférence. Tous n’ont pas imaginé le même avenir pour cette innovation, ne l’ont pas investie de la même façon. Mais il n’en demeure pas moins que c’est de l’interaction enchevêtrée de ces différents acteurs que sont nées les audiences à distance telles qu’elles existent aujourd’hui. L’introduction de la visioconférence dans les audiences françaises ne relève pas tant de l’histoire de la fabrique d’une réforme que de la trajectoire d’une innovation organisationnelle reprise par le niveau central à des fins de généralisation, dans le cadre d’une politique générale d’économies de moyens et en particulier de rationalisation des escortes de personnes détenues. Les effets n’en sont pas moins considérables notamment quant à la transformation des audiences. En effet, il est désormais légal que des audiences publiques se tiennent hors la présence physique de certains participants puisque les textes le prévoient explicitement et qu’en outre, le principe selon lequel la comparution par visioconférence vaut juridiquement comparution personnelle, a été retenu et affirmé à plusieurs reprises par la Cour de cassation. Mais plus encore, ce nouveau principe d’équivalence a pour effet indirect d’établir que la présence physique n’est plus absolument constitutive de la notion de comparution personnelle. En ce sens, la dimension incarnée de la comparution en audience est donc rendue moins nécessaire et son importance relativisée. La notion d’audience publique elle-même n’est donc plus exactement la même. L’introduction de la visioconférence impacte, donc non seulement l’état du droit mais aussi le construit institutionnel, ici la norme qui consiste à considérer la présence physique comme forme pleine et comme figure normale de la présence en audience. On le voit donc une innovation discrète, appuyée sur une technologie conçue comme purement instrumentale, peut donc être porteuse d’effets considérables à l’échelle de l’ensemble de l’institution. Cette transformation importante, non discutée en amont avec les organisations professionnelles (notamment celles d’avocats), fait l’objet de débats et de désaccords, relatifs notamment aux conditions d’exercice des droits de la défense9.

Une seconde innovation, cette fois-ci au premier plan de controverses parmi les professionnels du droit, et bien relayée dans l’espace public, concerne la « justice prédictive ». Le terme est utilisé pour désigner l’introduction de l’intelligence artificielle dans la fabrique des jugements et les stratégies des avocats.

La « justice prédictive », innovation ou changement de paradigme ?

Une seconde innovation, cette fois-ci au premier plan de controverses parmi les professionnels du droit, et bien relayée dans l’espace public, concerne la « justice prédictive »10. Le terme est utilisé pour désigner l’introduction de l’intelligence artificielle dans la fabrique des jugements et les stratégies des avocats. Il s’agit d’outils algorithmiques de traitement de grandes bases de données de décisions juridictionnelles, devenues publiques depuis la loi dite « Lemaire » de 201611. Via des techniques de machine learning, ces algorithmes extraient et classifient les informations pertinentes parmi la jurisprudence disponible. Ils produisent ainsi des statistiques descriptives sur la probabilité que tel montant de pension alimentaire ou d’indemnisation du préjudice corporel soit décidé par la juridiction, compte tenu des différentes caractéristiques du cas et sur la base des décisions prises antérieurement.

Ces outils d’aide à la décision peuvent être utilisés par les cabinets d’avocats pour analyser l’information juridique et contribuer à bâtir une stratégie ; mais aussi par les magistrats pour se repérer par rapport aux décisions déjà prises par leurs collègues, dans le ressort de la juridiction ou dans d’autres ressorts. Ces nouveaux services sont proposés par des LegalTech comme Doctrine.fr, CaseLaw Analytics ou bien encore Predictice mais aussi par des acteurs plus classiques du champ de la documentation et de l’édition juridiques comme Dalloz, Lexbase, Lexis-Nexis, Lextenso ou Wolters Kluwers. En 2017, avec le soutien de la Chancellerie, les magistrats volontaires de deux cours d’appel françaises ont expérimenté l’un de ces outils pour des dossiers civils. L’expérience ne s’est pas avérée très concluante. Une des raisons repose dans le fait que les professionnels du droit utilisent déjà une multiplicité d’outils et d’artefacts dans l’accomplissement de leurs activités (barèmes, trames de jugements, etc.), et que la plus-value comparée de l’outil qui leur était proposé à l’essai n’était pas évidente. On peut penser que c’est notamment la tendance à voir le monde de la justice comme a-technologique et a-équipé qui produit des effets paradoxaux : comme celui de proposer un logiciel qui se veut high-tech mais qui n’est pas en phase avec l’environnement de travail des magistrats !

Ces deux exemples illustrent donc de manière contrastée une même idée, celle selon laquelle le secteur et les professionnels de la justice ne sont pas aussi rétifs aux innovations qu’on veut généralement bien le penser.

À la fois parce que la difficulté d’implantation de certaines innovations n’est pas nécessairement de leur seul fait et parce qu’ils sont aussi, eux-mêmes, porteurs d’innovation.

  1. Alter N., L’innovation ordinaire, 2003, PUF, Quadrige, p. 8.
  2. Rogers E., The Diffusion of Innovations, 1964, The Free press of Glencoe.
  3. Latour B., La science en action : introduction à la sociologie des sciences, 2005, La Découverte, Poche, p. 249.
  4. Callon M., « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique 1986, no 36, p. 169-208.
  5. Ackermann W. et Bastard B., Innovation et gestion dans l’institution judiciaire, 1993, LGDJ.
  6. Ibid., p.17.
  7. Par exemple, l’utilisation depuis peu de l’imagerie cérébrale dans le cadre d’arrêts pris en matière civile, voir l’étude qu’en livre Desmoulins-Canselier S., « La France à “l’ère du neurodroit” ? La neuro-imagerie dans le contentieux civil français », Droit et société 2019, vol. 101, no 1, p. 115-135.
  8. Dumoulin L. et Licoppe C., Les audiences à distance. Genèse et institutionnalisation d’une innovation dans la justice, 2017, LGDJ-Lextenso, Droit et société.
  9. À l’heure où nous écrivons cet article, une question prioritaire de constitutionnalité (QPR) (no 2019-802 QPC) concernant l’alinéa 3 de l’article 706-71 du Code de procédure pénale est en cours d’instruction par le Conseil constitutionnel. Voir www.conseil-constitutionnel.fr
  10. Benbouzid B. et Cardon D., « Machines à prédire », Réseaux 2018/5, no 211, p. 9-33.
  11. L. no 2016-1321, 7 oct. 2016, pour une République numérique.
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