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La dynamique des tiers-lieux en question

Le 22 mars 2022

Comment soutenir les tiers-lieux sans freiner leur dynamique sociale et collective ? Quel juste équilibre trouver pour favoriser leur développement dans les territoires et éviter de tomber dans le piège de l’institutionnalisation ? Entretien croisé entre Rémy Seillier, directeur général adjoint de France Tiers-lieux et Geneviève Fontaine, chercheuse et praticienne embarquée dans la dynamique de transition écologique territoriale par la recherche et l’innovation sociale (TETRIS).

Rémy Seillier

Rémy Seillier explore les relations entre formes d’action collective et action publique, notamment lors de son passage au Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) de début 2017 à fin 2019. C’est dans ce cadre qu’il s’engage dans le mouvement des communs et y contribue depuis plusieurs années (Covid-initiatives1, Solidaires pour faire2, Agir par les communs3, Juristes embarqués4, etc.). Il est co-auteur du rapport Faire ensemble pour mieux vivre ensemble5 (2018) et du rapport Nos territoires en action. Dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir6 (2021). Il est actuellement directeur général adjoint de France Tiers-lieux, chargé de la stratégie et du développement.

Geneviève Fontaine

Agrégée de sciences économiques et sociales et docteure en sciences économiques, Geneviève Fontaine travaille sur les communs et l’approche par les capabilités du développement durable. Chercheuse et praticienne embarquée dans la dynamique de la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) TETRIS et dans l’animation du tiers-lieu Sainte-Marthe à Grasse labellisé « Fabrique numérique de territoire ».

Quelle définition donneriez-vous du tiers-lieu ?

Geneviève Fontaine – L’essence d’un tiers-lieu, ce n’est pas un lieu, mais une dynamique sociale, c’est la dynamique sociale qui fait le lieu pas le contraire. Deuxième essence : le tiers-lieu n’est pas un projet, mais un « inachevé permanent ». C’est pour cette raison que la question de l’évaluation revient en force : comment évaluer un inachevé permanent ? Le tiers-lieu est toujours en mutation, en mouvement.

Rémy Seillier – Je rejoins Geneviève sur l’importance de la dynamique sociale et sur la primauté de la communauté, de son action collective. Néanmoins je pense que le lieu joue un rôle essentiel. Je pense aussi que le lieu est une des raisons pour lesquelles l’acteur public s’intéresse tant à ce phénomène des tiers-lieux. L’action du collectif, la vitalité de la communauté, les espaces de liberté s’incarnent dans le lieu, qui a une charge symbolique. C’est facile d’identifier un lieu et d’y rentrer. Le lieu offre des espaces de rencontre et de convivialité qui se font de plus en plus rares. J’aime bien une des définitions du tiers-lieu qu’on trouve sur Movilab7 : c’est un bien commun délimité et entretenu par une communauté. Je pense que le fait que ce bien commun soit un lieu, un espace physique, est une caractéristique essentielle du phénomène, peu importe la forme du lieu : boutique, friche, école, terrain vague, champ, forêt, espace public, camion, etc. À côté de cela, il est primordial de rappeler que les tiers-lieux se construisent avant tout par l’engagement d’une communauté et l’ancrage de ces pratiques dans le territoire, ils se développent par la mixité des publics et l’hybridation des activités. Comme le disent les pionniers : un tiers-lieu ne se décrète pas, il s’invente. À France Tiers-lieux, nous avons cinq critères de caractérisation : l’entrepreneuriat de territoire, l’expérimentation collective, la libre contribution, l’hybridation d’activités et l’ouverture inconditionnelle. Si je ne devais retenir qu’un point, je retiendrais la libre contribution : lorsque l’on entre dans un tiers-lieu on est invité à sortir d’une logique de consommateur, de bénéficiaire ou d’usager passif pour devenir un réel contributeur à une dynamique collective.

Geneviève Fontaine – La dynamique collective s’ancre dans une logique de territoire, mais attention à ne pas réduire le tiers-lieu juste à un lieu. La mixité des publics, l’accueil inconditionnel, un espace de liberté au sens de libre contribution, dans cette logique de contribution à un collectif, cela brouille les frontières entre vie professionnelle, privée et publique, et c’est en cela qu’il est tiers. Ce sont des espaces dans lesquels il y a un autre rapport au temps. Il y en a partout sur le territoire national, difficile de les cartographier, on ne peut pas dire qu’on a repéré tous les tiers lieux existants, même si on a fourni un effort de cartographie.

Le soutien de l’État (parution du rapport de France Tiers-lieux en 2021, 130 millions d’euros pour les tiers-lieux, création des manufactures de proximité et des fabriques de territoire, etc.) va-t-il accélérer cette dynamique ?

Geneviève Fontaine – L’État soutient des lieux ressources capables d’accompagner le déploiement de nouvelles dynamiques de tiers-lieu. L’intervention publique pour soutenir les initiatives du terrain se situe davantage au niveau des régions, départements et établissement public de coopération intercommunale (EPCI).

Rémy Seillier – C’est essentiel que les politiques publiques se saisissent des tiers-lieux. Tout mouvement d’institutionnalisation entraîne des mouvements de transformation : les tiers-lieux peuvent perdre en pureté, mais ils peuvent aussi contribuer à faire évoluer les pratiques de l’État et à initier une transformation publique, ayant ainsi un impact majeur sur l’ensemble des politiques publiques et des pratiques des agents publics. L’enjeu n’est pas de tout réinventer, mais de renforcer ce qui marche et ce qui existe déjà. Les tiers-lieux ne rayonnent pas qu’à l’échelle locale, mais aussi par leur fonctionnement en réseau et leur capacité à porter des projets à d’autres échelles, par exemple au sein des réseaux régionaux. C’est pourquoi il est essentiel que les régions soient pleinement associées à la politique publique en direction des tiers-lieux.

France Tiers-lieux

Créée à la suite des travaux du rapport Faire ensemble pour mieux vivre ensemble et à l’initiative d’acteurs de l’écosystème des tiers-lieux, France Tiers-lieux (association de préfiguration nationale des tiers-lieux) a été lancée en juin 2019, en présence des six ministres réunis pour le lancement du programme national de soutien aux tiers-lieux. France Tiers-lieux a ainsi pour objectif de participer à la structuration professionnelle des tiers-lieux, en complément de la mobilisation de l’État et des travaux du programme « Nouveaux lieux, nouveaux liens ». Elle a pour but de construire une filière professionnelle d’un nouveau genre où les acteurs de terrain et les institutions dialoguent efficacement au service du développement des tiers-lieux. Pour ce faire, elle s’appuie sur un réseau d’experts et de praticiens qui constitue le Conseil national des tiers-lieux. Avant tout au service des tiers-lieux, l’association est chargée d’aider au développement et à l’émergence des tiers-lieux partout en France, en aidant à leur structuration, en développant et diffusant, avec les acteurs de l’écosystème, l’ingénierie des tiers-lieux : outils, formations, reconnaissance des métiers, ressources, expertises, accompagnement, compagnonnage, etc.

Geneviève Fontaine – Les tiers-lieux sont des dynamiques collectives avant tout, qui nécessitent de la confiance, de la réciprocité, qui s’ancrent pour partie dans une logique autre que celle du marché. La question à se poser avec le soutien de l’État, qui constitue aussi l’une des tensions à l’œuvre dans le mouvement des tiers-lieux est : est-ce que la politique publique autour des tiers-lieux est une reconnaissance de cette dynamique collective et sociale ? Or, suivant les régions, cela ne sera pas forcément la même vision portée sur le collectif. Lorsque la politique publique devient locale, il peut y avoir un risque d’instrumentalisation. L’enjeu de la politique de soutien nationale pilotée par l’Agence nationale pour la cohésion des territoires (ANCT) et animée par France Tiers-lieux est justement de respecter cette diversité des tiers-lieux et de leur permettre de résister aux éventuelles pressions de l’action publique locale.

Assiste-t-on à une nouvelle donne dans la fabrique de l’action publique avec les tiers-lieux ?

Geneviève Fontaine – Le tiers-lieu brouille aujourd’hui aussi un peu les frontières des politiques publiques, comme lorsque les services du ministère de la Justice mobilisent un tiers-lieu pour que des personnes condamnées puissent y réaliser un travail d’intérêt général (TIG). Le tiers-lieu offre un nouvel espace de possibilités pour les acteurs publics. Et quand le tiers-lieu s’ancre dans le territoire, les agents publics peuvent s’en servir comme un espace de ressources, cela offre des croisements et de percolations. Pour un territoire, cela est intéressant.

Rémy Seillier – Les tiers-lieux portent une exigence de décloisonnement de l’action publique, ils lui donnent une dimension collective et l’interrogent sur son rôle, plus accompagnateur qu’aménageur, sur sa posture, faire avec plutôt qu’à la place de, et sur leurs modes de faire, préférer l’expérimentation aux diagnostics. Il y a une culture des grands diagnostics au sein de l’action publique, on se lance régulièrement dans l’élaboration de grandes études, de planifications et de schémas. Dans les tiers-lieux, on est plutôt dans une culture du « faire », dans le tâtonnement, l’expérimentation et l’essai-erreur.

Geneviève Fontaine – Les tiers-lieux sont d’autant plus pertinents qu’ils sont mieux adaptés pour faire face à l’incertitude radicale et la vitesse des transformations de nos sociétés. Le diagnostic est permanent dans un tiers-lieu, dont la spécificité repose sur l’action du terrain. Mais pour que cela fonctionne, il faut que les pouvoirs publics fassent confiance aux acteurs d’un territoire dans leur capacité d’agir, mais aussi dans leur réflexivité.

TETRIS

Dynamique sociale sur le Pays de Grasse (06) s’ancrant dans l’économie solidaire et façonnée par la recherche appliquée sur les transformations sociétales justes, démocratiques et durables ainsi que par l’éducation populaire. Structurée autour de la SCIC TETRIS créée en 2015 et de l’association Évaléco créée en 2008, cet écosystème anime le tiers-lieu Sainte-Marthe à Grasse labellisé « Fabrique numérique de territoire », le tiers-lieu des Grandes Roches à Gréolières et le pôle territorial de coopération économique sur les transformations écologiques et solidaires.

N’y a-t-il pas un risque d’instrumentalisation des tiers-lieux par l’État ? Comment soutenir les tiers-lieux sans altérer leur capacité de faire autrement ?

Geneviève Fontaine – Le tiers-lieu n’est pas « hors sol », il est déjà en lien avec l’État, les collectivités publiques, le juridique, etc., le tiers-lieu n’est pas une bulle coupée du monde, c’est justement parce qu’il est ancré dans le territoire qu’il fait « tiers-lieu ». Penser le tiers-lieu comme « coupé de l’action publique » est illusoire, il est forcément façonné par l’histoire du territoire, donc par les politiques publiques nationales et locales successives. Des tensions peuvent apparaître entre la dynamique collective de certains porteurs de projet dans les tiers-lieux et la collectivité locale. Mais ils peuvent aussi être des conflits « intégrateurs » qui permettent aux tiers-lieux et aux collectivités d’apprendre à faire ensemble concrètement. Quand on bouscule les pratiques, cela crée des tensions, mais on peut aussi s’en servir pour faire bouger tant la collectivité que le tiers-lieu.

Rémy Seillier – Par abus de langage, quand on parle des tiers-lieux, on a tendance à dire que l’action publique doit évoluer et se transformer pour les aider. Mais ce qui se produit à travers les tiers-lieux, c’est déjà cette évolution. Chaque tiers-lieu est déjà lui-même une confrontation entre acteurs publics, entreprises, associations, collectifs citoyens, etc. Le tiers-lieu est la construction de cette tension-là. Cela réinterroge les rôles de chacun. Le tiers-lieu est un espace pour expérimenter des formes de coopérations entre ces acteurs : avec un acteur public partenaire, des entreprises engagées dans des coopérations locales au service des ressources du territoire, des citoyens contributeurs actifs, etc.

Les services publics les utilisent pour déployer l’action publique, comment soutenir sans normer et étouffer ?

Geneviève Fontaine – Cette tentation de normer les tiers-lieux pour les contrôler représente un vrai danger. Les tiers-lieux ne sont pas modélisables et reproductibles à l’identique d’un territoire à l’autre. Si on cherche à trop les normer, on passe à côté de la philosophie du tiers-lieu, c’est leur grande diversité qui offre un facteur de résilience. Les tiers-lieux peuvent aussi contribuer à apporter des solutions dans la crise climatique, ils sont en première ligne dans les territoires.

Rémy Seillier – L’inventeur du concept, le sociologue américain Ray Oldenburg8, définit les tiers-lieux comme des espaces où les personnes se plaisent à sortir et à se regrouper de manière informelle, hors du domicile et de l’entreprise. En France, c’est plus que cela, ils se saisissent d’un enjeu majeur : offrir la capacité aux citoyens d’agir. Or, aujourd’hui, trop de politiques publiques et de services publics reposent sur des réponses clés en main. La logique de déploiement rapide, sans prise en compte des spécificités locales et sans association des acteurs concernés, ne peut fonctionner. Multiplier des milliers de lieux de service public dans une logique descendante risque d’en faire des lieux vides. Les boîtes à outils et les kits se multiplient. Pourtant, ce que démontre les tiers-lieux c’est la nécessité de renforcer les liens entre les agents publics et la société civile organisée, pour faire émerger et accompagner le développement de réponses adaptées.

Quel regard portez-vous sur l’évolution des tiers-lieux à moyen ou long terme ? Les tiers-lieux préfigurent-ils l’action publique de demain ?

Rémy Seillier – L’horizon dépend de ce qu’on va retenir des tiers-lieux : si on ne retient que les résultats (les services et activités déployés, les projets, l’économie générée, les emplois créés, etc.) et si on cherche à les reproduire sans comprendre les conditions de leur épanouissement, on risque de rater tout ce qui fait l’intérêt et la force des tiers-lieux. Il est donc indispensable de soulever le capot et de soutenir non seulement les résultats visibles, mais ce qui les rend possibles : la culture des communs à l’œuvre dans les tiers-lieux. Celle-ci s’incarne par les compétences d’accueil et de facilitation, l’attention forte à la documentation, la recherche d’une gouvernance partagée et inclusive, les logiques d’éducation populaire et d’apprentissage entre pairs.

C’est cette culture des communs que l’on a vu à l’œuvre pendant le premier confinement, lorsque les tiers-lieux, fab labs et makers ont produit du matériel médical, des masques et des visières en urgence. Cette réactivité a été possible parce qu’existaient des ferments d’infrastructures de coopération et de culture des communs : des tiers-lieux (espaces du faire ensemble, où la société civile s’organise pour expérimenter des réponses, les documenter, les partager), des réseaux de coopération nationaux et internationaux, des cadres de recherche et développement (R&D) ouverte (à l’image de ce qu’a pu faire Just one giant lab), des licences ouvertes qui ont permis la circulation des innovations.

C’est vers cette culture des communs, vers l’innovation ouverte et vers les infrastructures qui permettent aux coopérations de se développer que notre attention et nos efforts doivent se porter.

Geneviève Fontaine – Il faut accepter que le tiers-lieu défriche et explore des potentiels d’innovation plutôt que des résultats. L’action publique a tendance à ne soutenir que des choses qui ont fait leurs preuves, incitant à abandonner la posture innovatrice et la prise de risque qui est source d’innovation. Dans quelques années, il se pourrait que la notion de tiers-lieu n’ait plus la même signification et réalité qu’aujourd’hui si les pouvoirs publics les enferment dans des cases ou les institutionnalisent de manière trop marquée. La dynamique de recherche-action, d’innovation sociale et solidaire propre aux tiers-lieux aujourd’hui pourrait alors se transformer et évoluer sous d’autres formes.

  1. https://covid-initiatives.org/
  2. https://recits-solidaire.dodoc.fr/
  3. https://pad.lamyne.org/s/cget-tilios-rfflabs-agir-communs#
  4. https://mailchi.mp/francetierslieux.fr/juristes_embarques
  5. Levy-Waitz P., Dupont E. et Seillier R., Faire ensemble pour mieux vivre ensemble. Mission coworking territoires travail numérique, rapport, 2018, Ministère de la Cohésion des territoires.
  6. Levy-Waitz P., Nos territoires en action. Dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir !, rapport remis au Premier ministre, 27 août 2021 (https://francetierslieux.fr/rapport-tiers-lieux-2021/).
  7. https://movilab.org/wiki/Le_manifeste-des-Tiers-lieux
  8. Oldenburg R., The Great Good Places. Cafes, Coffee Shops, Bookstores, Bars, Hairs Salons, and Other Hangouts at the Heart of a Community, 1999, 3éd., Da Capo Press.
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