La fabrique de la décision publique territoriale en 2040, regards et perspectives

©Crédit : Lou Hermann.
Le 17 avril 2021

La 41rencontre nationale des agences d’urbanisme « Explorer nos futurs (heureux) », organisée par la Fédération nationale des agences d'urbanisme (FNAU) en décembre 2020, a proposé à travers une série d’ateliers de se projeter à l’horizon 2040 pour imaginer les trajectoires possibles qui nous mèneraient vers un futur souhaitable. Le réseau des agences d’urbanisme Urba4 a porté un travail collectif sur la fabrique de la décision publique en 2040 et le rôle que les agences pourraient y jouer.

Un contexte de crises qui amène à élargir les acteurs de la fabrique de la décision

Dans un contexte de crises, le fonctionnement de l’action publique territoriale semble à un tournant, durablement perturbé par l’instabilité économique, la montée des inégalités, les tensions sociales, la crise démocratique, le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité. Ce constat est partagé par la plupart des acteurs (élus, techniciens, experts, usagers, citoyens), faisant évoluer les modalités du dialogue territorial et la fabrique de la décision publique.

L’État, garant de l’intérêt général, apparaît aujourd’hui en perte de légitimité, ne pouvant répondre seul aux défis social, écologique et démocratique auxquels nous faisons face. Pour les collectivités, la complexité du « mille-feuille territorial » reste d’actualité, avec des recompositions opérées depuis vingt ans. Elles se traduisent par une baisse de la capacité d’action des communes, au profit des intercommunalités dont l’élargissement des compétences ne s’accompagne pour l’instant pas d’un système de représentation plus démocratique (le suffrage indirect reste la norme pour les élus communautaires et métropolitains).

L’omniprésence des réseaux sociaux amplifie par ailleurs la crise démocratique et les dysfonctionnements du débat public (infox, complotisme), renforçant les comportements identitaires et les préoccupations sécuritaires, au détriment de réflexions de long terme et collectives sur les transitions à mener.

Ces crises, conjuguées à certaines défaillances de nos institutions publiques, nourrissent une diversité d’initiatives privées et concourent à la mobilisation d’acteurs parapublics et associatifs, élargissant de fait le cercle des parties prenantes de la fabrique de la décision publique territoriale : collectifs citoyens, opérateurs de services urbains, groupes d’experts scientifiques, plateformes numériques, coopératives d’intérêts communs, etc.

La projection à l’horizon 2040, ou comment imaginer un futur plus souhaitable

Sans réinventer un sujet-phare des sciences politiques, nous avons privilégié une « prospective du comment », focalisée sur les processus de fabrication et de conception de nos politiques publiques, sur leurs mécanismes de déploiement et de mise en œuvre, ainsi que sur leurs dispositifs de suivi et d’évaluation, en partant de l’hypothèse que nos territoires ne manquaient pas d’idées et d’orientations sur le contenu des politiques, mais peut-être parfois d’attention sur leur processus de « design » et d’élaboration.

Il nous a fallu d’abord partager nos constats d’hier et d’aujourd’hui : le « déjà là », pour définir ensuite des tendances lourdes (anthropocène, financiarisation de l’économie, individualisme, poids des réseaux sociaux, défiance politique, etc.), des incertitudes majeures (traçage numérique, néo-planification économique, hédonisme, gouvernance citoyenne, etc.) et des ruptures critiques (déclin démographique, vote obligatoire, exode urbain, municipalisme, fermeture des frontières, etc.), jugées plus ou moins vraisemblables et impactantes à l’horizon 2040. Près de 80 facteurs de changements ont ainsi été identifiés. Nous les avons mobilisés au sein du jeu sérieux Prospect’Us, conçu par l’agence d’urbanisme de Lyon, permettant de faire appel à l’aléatoire et ainsi décaler nos regards et nous projeter ensemble à l’horizon 2040. Plusieurs récits ont été produits par les participants, puis synthétisés en une seule « figure ».

En 2040, une décision publique collégiale au service d’une gestion territoriale des communs

Imaginons (extraits de notre figure 2040) : « Des mouvements citoyens puissants se structurent partout dans le monde autour de l’écologie, de la santé (soins, alimentation, pollution), de la sécurité (discriminations, violences, extrémisme), de l’éducation, de la préservation des libertés fondamentales […]. La grande sécheresse 2023-2024 […], canicules, pénuries d’eau potable, coupures de courant liées à l’affaiblissement des capacités de production hydroélectrique et au déficit de refroidissement des centrales nucléaires, se traduit par la mise en place d’un état d’urgence écologique d’échelle nationale qui durera plus de dix ans.

La réactivation durable du mouvement des Gilets jaunes […] et l’annulation de la présidentielle de 2027 […] débouchent sur un processus constituant pour espérer renouveler la démocratie française et soutenir la refondation de l’Union européenne [qui] dispose de nouvelles compétences […] pour reconquérir une souveraineté économique, […] renégocier les accords de libre-échange, et répondre aux enjeux […] de régulation du numérique et de gestion des vagues migratoires.

L’État se repositionne sur un rôle de régulateur plus que de prescripteur et soutient fortement les initiatives locales […]. Les intercommunalités sont devenues des collectivités à part entière, […] la commune est recentrée sur des missions de proximité. […] Les coopératives d’intérêt collectif et les régies publiques essaiment en particulier dans les secteurs de l’énergie et des services urbains.

Une nouvelle institution territoriale est créée en 2032 : les biorégions. Celles-ci fédèrent les acteurs publics, coopératifs et privés autour de la gestion des communs (eau, énergie, transports, forêt, terres arables, foncier, logement abordable, etc.) à l’échelle de grands bassins écologiques. Elles sont administrées par un conseil des parties prenantes, associant l’État, les collectivités, les syndicats, les entreprises, un panel d’experts scientifiques et des citoyens tirés au sort […]. L’intelligence artificielle est mobilisée pour une gestion fine de l’équilibre des besoins en ressources locales. […] À l’échelle européenne, un comité d’éthique numérique oriente et régule les innovations en la matière.

On passe alors d’un élu qui existe “par ce qu’il inaugure” à un élu qui existe “par les coalitions d’actions et d’acteurs” qu’il aura réussi à impulser. Les élus s’affirment désormais par leurs capacités d’impulsion et d’animation du dialogue entre parties prenantes, ainsi que par leurs capacités à faire émerger des compromis et des alliances engageantes entre acteurs ayant des intérêts parfois divergents. […]

Pour accompagner cette collégialité […], l’ingénierie territoriale ne peut plus se contenter d’apporter des solutions ou une expertise “clé en main”. Elle doit surtout permettre […] d’imaginer et de négocier ensemble leurs solutions. Pour cela, elle adopte une posture de “médiateur” (garant du cadre de confiance), de “traducteur” et d’“éclaireur” (une expertise objective au service de la décision). »

Des trajectoires qui apparaissent collectivement souhaitables

Parmi les trajectoires possibles du système d’action publique imaginées à 2040, quatre d’entre elles nous apparaissent particulièrement souhaitables :

  • le renouvellement des politiques publiques par celui des instances de gouvernance, notamment à travers leur décloisonnement thématique et territorial (avec une ingénierie multi-institution) ;
  • le renouvellement du rôle de l’élu local, proposant un cadre de confiance pour que les parties prenantes débattent sereinement (médiation), aidant à identifier les implications pour le projet des propositions de chaque partie prenante (traduction), et alimentant et objectivant les échanges entre acteurs sur la base de connaissances rationnelle (éclairage) ;
  • les innovations démocratiques, et notamment la collégialité des prises de décision et la participation des citoyens, sachant qu’une part peut déjà être initiée dans le cadre législatif actuel : conseils de développement, association de la population à la conception et à l’évaluation des politiques publiques. Mais plus que le type de structure, c’est l’animation de celles-ci qui serait à renforcer ;
  • l’évolution du système de valeurs, qui au-delà de la gouvernance, apparaît essentiel, à travers notamment la mise en avant d’une gestion des communs (ou la définition d’intérêts communs).

Une vision partielle de 2040, certains champs peu explorés

Cet éclairage partiel d’un futur 2040 imaginé par quelques praticiens des agences d’urbanisme n’est évidemment qu’un futur possible parmi d’autres. Plusieurs champs demeurent peu explorés : le rôle des grandes multinationales, la montée des populismes, l’évolution de la culture du risque et le rôle accru de sociétés d’assurance, l’impact du vieillissement de la population et de la hausse des précarités sur l’évolution des valeurs et des attentes sociales (vers une société du soin), la privatisation continue des services publics, les ruptures d’approvisionnement sur certaines ressources stratégiques (métaux, pétrole, eau), le rôle majeur de l’éducation et l’implication des acteurs sociaux dans la participation et l’engagement citoyen.

Les questions liées aux modèles institutionnels (parlementarisme, système référendaire, fédéralisme, mille-feuille territorial, usage citoyen) ont aussi peu été évoquées. La fabrique de la décision publique de 2040 n’a pas été mise à l’épreuve des évolutions législatives en cours ou à venir, notamment celle de la prochaine loi « 4D » (différenciation, décentralisation, déconcentration et décomplexification).

Quelle place pour les agences d’urbanisme dans l’ingénierie territoriale de 2040 ?

Fortes de leur mission d’intérêt général, les agences d’urbanisme bénéficient déjà d’un rôle de médiateur, de traducteur et d’éclaireur auprès des partenaires et des territoires avec lesquels elles travaillent. Elles occupent une place significative dans la construction du dialogue territorial et continueront sans aucun doute à le faire dans les décennies à venir. Quelques trajectoires possibles semblent émerger pour ces dernières :

  • des agences « en tension », confrontées à la raréfaction des deniers publics et devant trouver un nouveau positionnement dans une ingénierie en pleine recomposition ;
  • des « outils communs », jouant le rôle de tête de pont dans l’écosystème de l’ingénierie publique territoriale ;
  • des agences « vigies », renforçant leurs capacités d’observations pour objectiver les tendances et les impacts territoriaux de l’action des collectivités ;
  • des agences « expertes », éclaireuses du dialogue entre parties prenantes des projets et politiques ;
  • des agences « animatrices » de partenariats et coopérations entre acteurs privés, citoyens, publics, scientifiques ;
  • des agences « prototypeuses » de politiques publiques territoriales ou de projets à mettre en œuvre de façon expérimentale.

Une certitude : la structuration des intercommunalités et les interrogations sur l’ingénierie publique territoriale interrogeront nécessairement l’évolution des agences d’urbanisme. Lors de son intervention en plénière d’ouverture de la 41rencontre de la Fédération nationale des agences d’urbanisme (FNAU), la ministre Jacqueline Gourault a émis le souhait que l’ingénierie publique constitue davantage « un réseau territorial dynamique ». Aux agences d’urbanisme d’y répondre en développant davantage d’alliances et en renforçant des réseaux d’ingénierie à l’échelle régionale et nationale, mais aussi européenne et internationale. Le futur protocole État-FNAU 2021-2026 devrait permettre d’y répondre en continuant à renforcer les partenariats entre nos agences d’urbanisme, les collectivités et les services de l’État, en complémentarité de l’appui de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Notre ingénierie publique territoriale doit ainsi se mobiliser pour répondre le plus efficacement aux défis social, écologique et démocratique. L’établissement d’une planification moins normative, penser différemment notre prospective territoriale, prenant mieux en compte les usages et moins les fonctions des lieux, sont quelques-unes des orientations à poursuivre.

1. Le réseau Urba4 regroupe les quatre agences d’urbanisme d’Auvergne-Rhône-Alpes (Clermont-Ferrand, Saint-Étienne, Lyon et Grenoble) et constitue une ingénierie mutualisée, transversale et intégrée qui répond au besoin d’accompagnement des acteurs et des territoires. Outre l’amélioration et le développement de la connaissance des territoires de la région, la mise en réseau des quatre agences permet d’objectiver le fait régional et métropolitain, d’articuler les réflexions aux différentes échelles territoriales, de favoriser le dialogue et la cohérence des politiques publiques, de suivre et d’anticiper les évolutions et de développer une vision prospective. L’atelier « En 2040, quelle fabrique de la décision publique ? », mené dans le cadre de la 41e rencontre nationale des agences d’urbanisme, a été co-piloté par Constant Berrou, Gabriel Jourdan et Frédéric Pontoire (Grenoble), Violaine Colonna d’Istria (Clermont-Ferrand), Ludovic Meyer (Saint-Étienne), Sabine Lozier et Benoît Provillard (Lyon).

×

A lire aussi