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ExpertisesLa mise en dialogue des acteurs : visée, butée ou nécessité face aux enjeux de transition ?
Depuis son origine, le programme des transitions écologiques et sociales (TES) fait de la mobilisation des acteurs et des citoyens un chemin de transition. Renforcer les liens de coopération et de dialogue, soutenir le développement des innovations sociales territoriales sont le quotidien du programme. Cependant, à quoi la notion de « dialogue » réfère-t-elle précisément ?
La notion de « dialogue » renvoie en première instance à un échange entre des interlocuteurs mettant en évidence des oppositions ou convergences de points de vue. Elle peut déboucher sur un accord acceptable par les différentes parties, mais elle peut aussi virer au dialogue de sourds en refusant d’écouter le point de vue de l’autre. En ce sens, il s’agit davantage de donner envie aux acteurs de s’engager dans ce processus de discussion, à traverser les épreuves de cette confrontation qu’un dispositif méthodologique garantissant une transaction positive entre les parties en présence.
Promouvoir la mise en dialogue dans un contexte de chocs écologiques consisterait ainsi à explorer les conditions préalables à la rencontre d’acteurs aux positions et intérêts divergents, à l’échange des points de vue et à la promotion d’un « commun » partagé autour de ressources critiques pour en penser le mode de gouvernance.
De la coopération à la mise en dialogue : vers une relation d’altérité plus critique
L’attention portée à la qualité des relations et aux apprentissages nécessaires pour « faire ensemble » s’inscrit dans l’histoire du programme TES depuis près de dix ans. Dès le départ, TES s’érige en véritable « laboratoire de coopération » pour le collectif des acteurs qui pilote la démarche partenariale avec l’appui de l’équipe de coordination. Ils partagent un même intérêt pour la coopération comme moteur de la transition énergétique et sociétale. On retrouve les ingrédients de la coopération à la base des projets innovants : des intérêts ou des valeurs communes à la base d’un noyau coopératif, des relations de confiance fondées sur des relations interpersonnelles, une énergie collective contagieuse pour enrôler d’autres acteurs et passer du projet à sa concrétisation et sa diffusion.
La phase suivante est marquée par la mise à l’épreuve de ce désir de coopération. Les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) sont identifiés comme maille d’impulsion des expérimentations locales et celle de construction d’une gouvernance intégrant la transversalité des politiques publiques. L’appel à la coopération rencontre les fonctionnements en silo, la technicisation des services, les divergences d’intérêts entre élus et avec les acteurs de la société civile, des représentations plurielles de la transition, etc. Les acteurs locaux ne s’accordent pas spontanément pour construire une stratégie territoriale de transition !
Comment « faire ensemble » lorsqu’on ne partage pas les mêmes points de vue, les mêmes intérêts et la même visée ? Tel est le défi posé aux territoires pour aborder les enjeux de transition.
Sensibiliser les leaders et dirigeants territoriaux en espérant un effet de levier pour « embarquer » plus largement, partager des expériences pilotes à l’échelle de la région représentent deux modalités pour entretenir la dynamique collective de transition. Le glissement de la coopération à soutenir, à la mise en dialogue à installer entre acteurs territoriaux, fait émerger l’importance d’une étape préalable d’échanges et d’accompagnement comme conditions de construction de relations de coopération.
Un degré d’altérité supérieur est franchi avec l’enjeu de gestion en commun des ressources devenues critiques (énergie et eau) pour lequel des expérimentations concrètes nécessitent une phase d’exploration des modalités plus sensibles de mise en dialogue et de débat. Ainsi, la dégradation de la qualité de l’eau ainsi que des conflits d’usage font entrevoir une situation très tendue pour lesquels différents scénarios peuvent être envisagés. La coopération ne peut s’imposer d’emblée tant le degré de conflictualité est potentiellement élevé. Inviter les acteurs à entrer en dialogue, confronter leurs points de vue les mettent à l’épreuve d’une altérité plus radicale. La construction d’une représentation partagée de la ressource en eau comme un commun précieux à préserver en est la visée et conditionne la possibilité d’une gouvernance partagée.
La mise en dialogue comme alternative à la violence : un enjeu majeur de la transition
La polarisation des opinions et la radicalisation des positions font entrevoir le spectre de la violence comme risque majeur de l’intensification des chocs écologiques. La mise en dialogue émerge comme alternative démocratique pour s’emparer d’enjeux à haute intensité conflictuelle.
Le philosophe François Jullien conçoit le dialogue comme modalité d’émergence de « commun » entre les parties. Il fait de l’« écart » la pierre angulaire de la fécondité du dialogue : si on dit tous la même chose, le dialogue se mue en monologue ! Mais l’écart se distingue de la différence de points de vue, qui fige des positions. Il invite à l’exploration de ce qui, dans ce vis-à-vis, fait tension. Autrement dit, ce serait dans la distance qui nous sépare, qu’un autre possible pourrait émerger et que de l’« entre » pourrait être investi.
Accepter de ne pas camper sur ses positions et d’intégrer la position d’autrui dans son propre horizon procède des conditions d’une rencontre effective. La mise en dialogue serait ainsi la modalité où chacun peut commencer à « entendre » l’autre, où des positions se découvrent et se réfléchissent. Le commun pouvant en découler n’est pas la réduction des écarts ou l’assimilation forcée, mais nait de ce que cet écart ouvre comme réflexion et comme perspective à envisager.
On le perçoit, la mise en dialogue renvoie à un cheminement s’inscrivant dans le temps, celui de l’apprentissage d’un lien engageant les personnes plus que les rôles sociaux.
Se dégager du rapport de forces ou de la stigmatisation en mobilisant la mise en dialogue, c’est croire profondément au caractère opérant de ce processus exigeant. Il mobilise la figure du diplomate évoquant ce tiers médiateur, traducteur et intercesseur entre les parties, garant de la qualité des liens et travaillant dans les coulisses pour qu’un accord même transitoire ou partiel puisse advenir.
Convoquer la mise en dialogue pour investir une gestion commune des ressources à l’échelle d’un territoire, c’est inviter les acteurs à prendre conscience des liens d’interdépendance qui les relient et les obligent. Toutefois, c’est aussi les inviter à construire chemin faisant, une perspective située qui tienne compte du point de vue d’autrui, à développer des capacités relationnelles de coopération et à éprouver un rapport au monde marqué par une éthique de la responsabilité.
C’est ce défi que le programme TES affiche comme priorité à venir à travers deux dispositifs expérimentaux concernant la gestion de l’eau et de l’énergie. « Apprendre ensemble en faisant ensemble » reste un mantra salutaire pour explorer les voies de la transition. On pourrait y ajouter : « en dialoguant ensemble » !