Revue
Anticipations publiquesLa science-fiction peut-elle être source d’inspiration pour la construction des politiques publiques ? (part 1)
Les liens entre science-fiction (SF) et politique ne sont pas évidents. De l’auteur de SF qui s’approche de la politique, tout comme du politicien qui s’aventure en terre science-fictionnelle, on pourrait être tenté de dire : « Qu’allait-il donc faire dans cette galère ? » Et pourtant, tout comme l’écrivain n’hésite pas à nourrir son imaginaire aux sources du réel, il pourrait s’avérer pertinent pour les femmes et les hommes qui font les politiques publiques d’aller voir ce qui se dit dans la SF.
Mais, avant de tenter cette aventure que d’aucuns pourraient juger déraisonnable, il importe de poser un cadre en termes de vocabulaire : tout d’abord, il convient de rappeler que le terme « science-fiction » est d’origine américaine. Il a été créé outre-Atlantique autour des années 1930. Il faut donc comprendre « science-fiction » dans son entendement anglais issu de sa syntaxe propre, dans laquelle le qualificatif précède le déterminant. On parle donc de récits de fiction dans lesquels interviennent les sciences et non tel que le français l’a abusivement traduit : des récits de sciences fictionnelles. Cette confusion linguistique peut apporter un premier indice à propos de la prudence – pour ne pas dire le dédain – que la culture dominante française a longtemps accordé à la SF et que l’on retrouve dans la réserve que l’on peut avoir à l’égard d’un rapprochement, habituellement jugé contre nature, entre politique et SF.
Il convient aussi de préciser que le domaine imaginaire auquel il va être fait référence, dans les lignes qui suivent, est plus précisément celui de l’anticipation, un sous-genre de la SF : l’anticipation se distingue d’autres types de SF, qui eux vont se permettre plus de libertés narratives ou conceptuelles, par une approche plus spécifiquement spéculative de la description des futurs de l’humanité. À partir d’un ensemble plus ou moins grand de postulats, issus d’un réel qui demeure accessible en termes de sciences (dures ou humaines) et de technologies, le récit d’anticipation s’attache alors à décrire les conséquences sociales ou environnementales, individuelles ou collectives de ces hypothèses. Il est à noter que cette analyse de situations spéculatives se rapproche très fortement de la démarche prospective, qui, elle, s’apparente à un outil d’aide à la décision.
L’autre protagoniste de ce texte est la politique qui, elle, doit être rapprochée de son étymologie pour se départir des atavismes que couramment on lui attribue : la politique est bien ce qui est relatif au gouvernement de la cité, de la société humaine et non le jeu de pouvoir – Comedia dell’Arte ? – auquel se prêtent trop de politiciens, faisant disparaître ainsi toute la nécessité de la chose publique qu’est la politique.
Aux origines de la SF
Cela étant dit et pour toujours mieux expliquer l’intérêt qu’il y aurait à proposer la SF comme source d’inspiration pour les politiques publiques, on peut aussi se pencher sur l’histoire de ces deux domaines : si celle de la politique remonte à l’Antiquité – les Platon, Socrate et autres Cicéron nous ont légué autant de concepts que d’ouvrages sur la politique de leurs époques respectives. Elles n’en éclairent pas moins les nôtres – l’histoire de la SF est bien plus récente. Cependant, en rattachant l’anticipation à la SF et cette dernière à la famille des récits d’imagination, on fait entrer l’anticipation dans la grande histoire de la littérature.
Ainsi, avant d’aborder les formes modernes de la SF, on peut s’arrêter quelques instants sur ce qui est à considérer comme proto-récit de SF. On pourrait citer L’épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir1, récit « redécouvert » au milieu du xixe siècle, dans les ruines de Ninive, l’actuelle Mossoul, en Irak, sur des tablettes d’argiles cuites accidentellement voilà plus de quatre millénaires. Mais, on va lui préférer le « Golem », mythe issu de la tradition orale juive. Le golem a ceci d’intéressant que cette créature de glaise – qui est censée apporter protection à une communauté persécutée – était activée en traçant sur son front תמא (emet), le mot « vérité » en hébreu. Pour l’éteindre, il suffisait d’effacer l’ (aleph), la première lettre du mot emet. Ce mot devenait תמ (met) qui, toujours en hébreu, signifie « mort ». Procédé somme toute binaire, pas loin d’une forme de technologie si ce n’est que le golem tirait son « principe animé » de la présence, dans sa bouche, d’un parchemin sur lequel était écrit le tétragramme, « le nom de Dieu qui ne doit pas être prononcé ».
Trois siècles plus tard, L’Utopia2 de Thomas More mérite notre attention. C’est en 1516 que paraît cette fable philosophique qui, par sa renommée, va donner le mot « utopie » (pour mémoire, « utopia » avait été composé du grec eu, « bon », et topos, « lieu ») dont une des définitions pourrait être » système de conceptions idéalistes des rapports entre les humains, au sein d’une société future modèle à construire ». Aux temps modernes, « utopie » est un mot cher aussi bien aux politiques publiques – comme repoussoir ? – que pour la SF, car il tient une place toute particulière dans les récits d’anticipation, au travers de son antonyme la « dystopie », le meilleur du pire des avenirs de l’humanité !
Encore un saut de trois siècles pour que, enfin, on quitte le domaine des récits d’imagination pour aborder ceux de SF. C’est ainsi que le récit moderne de SF naît en 1816, sous la plume d’une jeune femme de 19 ans, Mary Shelley, qui offre à la postérité Frankenstein ou le Prométhée moderne3. Comme avec le golem, il y est question d’une créature. Mais, contrairement à la tradition orale qui faisait appel au principe divin pour animer la créature, Mary Shelley se sert de la science pour activer son monstre : l’assemblage de morceaux de corps humains prend vie grâce à la foudre, la plus puissante des sources d’électricité connue à cette époque !
À cette date, il faut le rappeler, le monde occidental est entré de plain-pied dans la révolution industrielle et celle-ci va jouer un grand rôle dans la construction des futurs récits de SF. Cela s’avère d’autant plus vrai qu’avec cette révolution industrielle, les innovations ne vont avoir de cesse de s’enchaîner et ce à des rythmes toujours plus soutenus, imposant aux contemporains de ces temps d’émerveillements aussi bien que de doutes, une indispensable attitude (aptitude) d’adaptabilité et d’agilité (sociale, technique) d’où peut naitre, on le sait au xxie siècle, un sentiment d’inutilité – fatigue – à toujours devoir maîtriser la nouveauté.
C’est arrivé à ce point que le lien entre politique et SF émerge, dans la mesure où, sous la plume d’un auteur qui se fait sismographe – artiste – de la société qui lui a donné naissance, chaque récit porte en lui aussi bien les attentes, les espérances d’une époque que ses – pires – craintes. Tant et si bien que quand un récit du passé continue à être lu, relu et adapté longtemps après l’époque dont il est issu, c’est, à n’en pas douter, qu’il porte en lui une forme d’universalisme (de transcendance ?).
Ainsi, le récit de Mary Shelley parle aussi bien des enthousiasmes que des craintes qui accompagnent les réalisations industrielles permises par la révolution scientifique issue du siècle précédent. Ce roman est aussi une réaction de son autrice aux interrogations sur les origines du vivant et son évolution que suscitent les travaux de celui qui s’avèrera être le grand-père d’un certain Charles Darwin qui, en 1859, publiera L’origine des espèces… Quarante ans plus tard, en 1896, et toujours autour des questions du vivant, on peut aussi penser à L’île du docteur Moreau de H. G. Wells4 qui, près de six décennies avant la découverte de l’ADN, s’interroge déjà sur la nature de créatures issues du mélange inter-espèces, bien avant que la notion de chimères génétiques n’existe.
Ces sujets seront aussi abordés dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques de Philip K. Dick5 (1966) – génialement adapté au cinéma en 1982 par Ridley Scott – histoire dans laquelle le vivant (animaux et humains issus de la biologie de synthèse) ne s’appartient plus, car il est devenu brevet industriel… Toujours dans ce roman, Dick, six ans avant le rapport dit « Meadows » 6, s’interroge aussi sur les conséquences – en termes environnementaux et de biodiversité – d’une civilisation post-industrielle consumériste qui ne réagit qu’a posteriori. La saga Dune de Frank Herbert7 ou l’Interstellar8 de Christopher Nolan sont quelques exemples de récits inspirés par les thèmes écologiques parmi tant d’autres.
Dans une veine plus sociale de la SF, on peut penser à Jack London qui, dans un roman d’anticipation, Le talon de fer (1908)9, décrit, du point de vue d’un narrateur situé au xxive siècle, une révolution socialiste qui aurait eu lieu entre 1914 et 1918 ! Ce récit appelle bien évidemment le 1984 de George Orwell10, écrit en 1948, qui lui aussi parle de totalitarisme et de révolte… mais dans une version plus pessimiste. Toujours dans la thématique sociale, il faut également citer La servante écarlate de Margaret Atwood11. Elle y décrit, en 1985, l’émergence, en Amérique du nord, d’un pouvoir dictatorial théocratique qui réduit en esclavage les femmes restées fertiles, au profit d’une oligarchie. Il est à noter que ces deux derniers ouvrages ont été « exhumés » des bibliothèques au moment de l’élection du président Trump, en 2016. Certains pouvaient y chercher réconfort ou attitude à tenir face au rude inattendu…
Pour finir de se convaincre de l’universalisme que peuvent porter certains récits de SF – pas tous, loin s’en faut –, on pourrait citer les lois de la robotique imaginées par Isaac Asimov. Elles servent de trame aux récits fabuleux d’une histoire à venir de l’humanité qui oscille entre attrait et rejet de l’intelligence artificielle. Parmi les autres intuitions nées de l’esprit prolifique d’un auteur de SF, on pourrait citer les satellites géostationnaires imaginés par Arthur C. Clarke, en 1951, dans la nouvelle La Sentinelle12, avant même qu’une fusée ne mette en orbite le premier satellite (Spoutnik, en 1957). Et on peut continuer la liste de ces émergences – heureuses ou non – du fictionnel dans le réel, pendant longtemps encore…
Le récit d’anticipation, un imaginaire partagé
Ainsi, par la pertinence des thèmes traités et par la résonance dans le réel des enjeux spéculatifs abordés en son sein, l’œuvre de SF finit par développer une indépendance vis-à-vis de son auteur et de l’époque qui lui a donné naissance. Et, parce qu’elle parle le langage universel de l’art et du divertissement, l’œuvre d’anticipation devient terre de rencontre. Mieux encore : le simple récit de fiction devient une expérience de pensée qui se permet de réunir divers groupes sociaux parfois antagonistes ou sourds les uns aux autres pour envisager collectivement des problématiques et leurs conséquences par la seule puissance de l’imagination humaine. On peut penser aux citoyens, politiciens et autres experts (scientifiques). Ils découvrent qu’ils peuvent se parler, discuter, spéculer en utilisant un même langage, celui de l’imaginaire que leur offre l’auteur de l’œuvre.
En terre d’anticipation, tous les sujets de société peuvent être librement examinés. Ainsi, le récit de SF peut tout aussi bien se faire la voix de l’appréhension ou des interrogations du public sur telle ou telle question éthique ou technologique, quand, du côté du politicien ou du scientifique, le récit d’anticipation peut permettre de donner forme à des concepts, des idées, des évolutions que le seul discours factuel rend difficilement audibles. Le récit d’anticipation-expérience de pensée collective permet d’étonnants prototypages sociaux ou technologiques. Il se fait aussi outil de médiation, car envisager éventualités et options diverses et variées est à la base même de la construction du récit de SF. Ainsi, tout ceci plaide en faveur de l’intérêt à faire se rencontrer politiques publiques et science-fiction pour inspirer des constructions innovantes.
On peut reprocher à ce texte de faire la part belle à une littérature datée et anglo-saxonne. C’est un fait. Mais, la SF a beau être née en Europe avec, entre autres, les œuvres de Jules Verne, elle a pris toute son ampleur outre-Atlantique, c’est un autre fait. Pour autant, les productions de l’âge d’or de la SF et l’étonnante pertinence de certaines d’entre elles que la distance dans le temps permet de faire émerger ne doivent pas occulter un dernier fait, lui contemporain : les productions de SF se font désormais à l’échelle de la planète, et ce depuis de nombreuses années ! La SF a été synonyme d’espace de liberté et de contestation en Argentine, du temps de la dictature, au travers, par exemple, d’une œuvre nommée L’éternaute (1953-1969)13. Elle l’est tout autant, mais pour d’autres raisons, au Japon, entre les mains des mangakas. La Chine n’est pas en reste avec le récent succès de la trilogie du Problème à trois corps (2008)14. Le second tome offre de superbes pages sur les enjeux de l’innovation à court, moyen ou long terme. D’autres auteurs, sur d’autres continents, comme l’Afrique, font de la SF aussi bien un moyen d’expression que de spéculation ou de revendications. Tout ceci fait que, plus que jamais, la science-fiction est un mode d’expression vivant et pertinent. Ce sont, là encore, d’autres arguments qui invitent les politiques publiques à s’intéresser à la SF comme source d’inspiration !
- Anonyme et Bottéro J. (trad.), L’épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, 1992, Gallimard, L’aube des peuples.
- More T., L’Utopia, 1516, Thierry Martens éditeur.
- Shelley M., Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1818, Lackington, Hughes, Harding, Marvor & Jones.
- Wells H. G., L’île du docteur Moreau, 1901 (trad.), Mercure de France.
- Dick P. K., Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques, 1976 (trad.), Champ libre, Chute libre.
- Meadows D., Meadows D., Randers J. et Behrens III W. W., Les Limites à la croissance (dans un monde fini), rapport, 1972, Club de Rome.
- Herbert F., Dune, 1970 (trad.), Robert Laffont, Ailleurs et Demain.
- Nolan C., Interstellar, 2014.
- London J., Le talon de fer, 1923 (trad.), Georges et Crès et Cie.
- Orwell G., 1984, 1950 (trad.), Gallimard, Du monde entier.
- Atwood M., La servante écarlate, 1987 (trad.), Robert Laffont, Pavillons.
- Clarke A. C., “The Sentinel”, Story fantasy 1948.
- Breccia A. et Oesterheld H., « L’éternaute », Hora Cero Semanal 1957-1959.
- Cixin L., Le problème à trois corps, 2016 (trad.), Actes sud, Exofictions.