La science-fiction peut-elle être source d'inspiration pour les politiques publiques ?

Le 10 octobre 2022

Il est étonnant de constater comment en une dizaine d’années, la science-fiction est sortie de son ghetto (sous)culturel pour se revêtir des atours d’une culture à part entière, une culture de l’alternative, de la spéculation, celle d’un monde à bâtir. Tous, individus et organisations, nous sommes invités à nous emparer de la science-fiction qui pourrait bien nous aider à remodeler notre rapport au réel.

Si la respectabilité nouvellement acquise de la science-fiction n’est pas une condition sine qua non, elle a également facilité nombre de coming-out : il n’est plus exceptionnel d’entendre dire « oui, j’ai lu et je lis encore de la science-fiction, de l’anticipation, de la hard-science, du space opera… » et ce, dans toutes les couches de la société. Du côté des industriels du divertissement, l’univers des jeux vidéo fait preuve d’une grande créativité narrative quand celui du cinéma, plus pusillanime, ne cesse de renouveler les vieilles franchises ou pille sans vergogne les étagères des classiques des romans de science-fiction… Les chaînes de télévision dites « sérieuses », comme Arte, diffusent aussi de la science-fiction. Et, il ne se passe pas une semaine sans que la presse quotidienne ou hebdomadaire ne sorte un papier sur la science-fiction et les vertus de la spéculation narrative.

Horizons publics, partenaire média du festival des Mondes anticipés

Mondes anticipés

Les Mondes anticipés est un festival où scientifiques, prospectivistes et artistes interviennent, dans le but de développer chez les visiteurs une culture de l’anticipation au service de la construction d’avenirs désirés et souhaitables pour les générations à venir.

La saison 2, « Le corps dans tous ses états » est consacré au thème des corps biologiques, sociaux, numériques. Des projections de films et des tables rondes pour s’interroger sur la société qui se dessine au travers des innovations touchant nos rapports à la santé, à la connaissance, à la citoyenneté, à l’économie.

  • Évènement gratuit à la Cité des sciences et de l’industrie.

Programme

Le corps dans tous ses états !

Biologiques, sociales, numériques : faut-il avoir peur des mutations annoncées ?

  • Samedi 26 novembre

•    13:00 : Table ronde « La citoyenneté est-elle soluble dans le numérique ? » 
•    14:40 : Projection et décryptage du film Minority Report de Steven Spielberg (d'après une nouvelle de Philip. K. Dick), 145 min, Etats-Unis, 2002
•    18:10 : Table ronde « Santé : où s'arrête le soin, où commence l'augmentation ? » 
•    19:15 : Projection et décryptage du film Bienvenue à Gattaca d'Andrew Niccol, 106 min, Etats-Unis, 1997

 

  • Dimanche 27 novembre

•    12:00 : Conférence « Odon, un artiste à la recherche du corps vital » par Christian Gatard, prospectiviste 
•    13:00 : Table ronde « L’État doit-il exercer sa souveraineté dans les métavers ? » 
•    14:00 : Projection et décryptage du film Ready Player One de Steven Spielberg (d'après le roman éponyme d'Ernest Cline), 140 min, 2018, Etats-Unis
•    17:30 : Table ronde « Progrès : la surenchère technologique est-elle inéluctable ? » 

 

Plus d'infos : https://www.mondes-anticipes.fr/au-programme-paris-les-26-et-27-novembre-2022/

Parmi les raisons qui ont maintenu la science-fiction dans sa zone de non-droit culturel, on peut citer la dévalorisation du genre issu de la malheureuse compréhension du terme science-fiction que nous, latins, avons traduit « science fictionnelle » alors que pour les anglo-saxons, il signifie « récit imaginaire qui utilise les sciences ». Viennent ensuite les malheureuses et maladroites traductions dont ont été longtemps affublées les œuvres écrites dans la langue de Shakespeare[1]. On peut aussi évoquer l’esprit français, riche (enorgueilli ?) de sa tradition philosophique et rationaliste qui refusa longtemps de se prêter à ces spéculations jugées oisives. C’est un peu vite oublier que les fables philosophiques chères à nos philosophes s’exprimant dans la langue de Molière ont su leur offrir terres et situations propres à leurs discours spéculatifs, didactiques et utopiques. N’étaient-ils pas tous des précurseurs de la science-fiction ?

De l’autre côté de la Manche et, plus tard, outre-Atlantique, nos cousins anglo-saxons en ont, eux, profité pour tirer partie de la tradition protestante qui laisse à l’individu une plus grande marge de manœuvre intellectuelle, une tradition qui a pu protéger l’individu d’une double injonction qui a longtemps « sévit » en France : le rationalisme issu de Descartes et les derniers soubresauts de la centralisation catholique[2]. Un autre aspect de distinction de rapports entre

Une chose est sûre, si la science-fiction — dans sa forme moderne qu’on peut faire débuter en 1816 avec le Frankenstein de Mary Shelley — est désormais riche d’un corpus d’œuvres qui s'étend sur plus de deux siècles, il aura bien fallu ces deux mêmes siècles pour que la science-fiction devienne un convive suffisamment respectable pour s’assoir aux tables de réflexion françaises !

Ceci étant établi, on constate désormais que les organisations françaises, publiques et privées, ne sont pas en reste : elles ont compris (ou sont en voie de le faire) tous les avantages qu’elles ont à utiliser la science-fiction, fraîchement légitimée, comme espace de réflexion/spéculation et de partage/vulgarisation. Les exemples ne manquent pas.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, à l'échelle hexagonale, on peut commencer par citer trois premiers exemples de contacts entre science-fiction et politique. Ils nous viennent d’outre-Atlantique. Il s’agit, en premier lieu, de la participation d’un des plus grands auteurs de la science-fiction à une instance gouvernementale américaine : le Conseil Citoyen sur la Politique Spatiale. Le temps de la présidence de Ronald Reagan, ce conseil accoucha, dans les années 1980, des recommandations qui donnèrent naissance à l’Initiative de défense stratégique, également connu sous le surnom de Programme Star Wars. Il s’agissait d’un projet de défense anti-missile, terrestre et orbital, d’où son surnom, destiné à protéger les États-Unis contre une frappe nucléaire. Les missiles hostiles ciblés étaient aussi bien intercontinentaux que lancés depuis des sous-marins. Cette participation sera, pour certains, la confirmation que Heinlein était un auteur de science-fiction de droite. D’autres feront porter la responsabilité de ce glissement sur sa troisième épouse, Virginia Gerstensfeld… Le roman de Heinlein Étoiles au garde-à-vous ! (1959), connu en France au travers de son adaptation cinématographique Starship Troopers de Paul Verhoeven (1997), ne laisse guère de doute sur les convictions de l’auteur : vertus d’un civisme engagé et d’un militarisme fort et volontaire, nécessité assumée de l’usage des châtiments corporels et, dans des cas extrêmes, de la peine capitale… À la décharge de Heinlein, mais en a-t-il besoin, on peut juste rappeler que ce roman a été écrit en pleine Guerre froide, au plus fort de la peur provoquée par le communisme soviétique. Tout cela pour dire que le rapprochement entre politiques publiques et science-fiction n’est pas qu’un long fleuve tranquille…

Il faut ensuite citer, ici, les célèbres rapports de la CIA sur l’avenir du monde. Depuis le début des années 2000, ces publications sortent à peu près tous les 5 ans, à grand renfort de marketing. Ces ouvrages, souvent éditorialisés par de grandes plumes françaises du journalisme, proposent aux lecteurs de se projeter dans un monde à venir, à une distance de cinq, dix, quinze années dans le futur… Ces publications sont un exemple très intéressant d’exercice de pensée prospectif qui propose, de manière étonnamment non-confidentielle, tout un éventail de scénarios que ne renieraient pas les meilleurs des scénaristes hollywoodiens. Plus qu’un roman, ils pourraient être assimilés à une forme de documentaire-fiction sur l’avenir de notre monde[3]. Mais alors, pourquoi une institution telle que la CIA, pas vraiment reconnue pour son altruisme mais, au contraire, renommée pour son culte du secret, se fend régulièrement de ces analyses qui, comme cela a été dit plus haut, ne contiennent aucune donnée confidentielle. Alors, à qui profite le crime ?

On peut s’essayer ici à au moins trois hypothèses. La première est celle de l’altruisme : le monde allant en se complexifiant, toutes les analyses sont bonnes à prendre et à partager pour naviguer en terra incognita que s’avère être le futur. Si cette explication peut sembler un peu courte, elle prépare la seconde hypothèse : celle du soft power américain. La finalité de ces rapports reviendrait à dire : « Nous, USA, publions ces pages afin que vous, nos lecteurs alliés, comme vous-autres, nos adversaires, ayez conscience de notre puissance, ces analyses et leur pertinence en sont la preuve. Nous publions aussi ces pages afin que vous connaissiez le regard que nous portons sur le monde. Conformez vos actions à ces analyses c’est le meilleur moyen de demeurer, à l’avenir, en adéquation avec nous ou, tout au moins, de ne pas entrer en conflit plus ou moins frontal avec nous ! » Au moins le message est clair. En dernier ressort, on peut analyser ces publications comme étant un outil de désinformation, comme un moyen — dont l’efficacité est difficilement évaluable — d’occuper alliés et adversaires, en leur servant une soupe abondante pendant que, dans les cercles informés, on agit selon des directives qui, elles, demeurent secrètes. Il s’agirait de gaver (d'informations) une assemblée afin que l’hôte, durant la sieste post-prandiale de ses invités, aie les mains libres d’agir selon ses seuls intérêts (américains)… Pour les invités éclairés, le message a le mérite d’être clair : il faut se méfier de cette soupe trop généreuse pour être honnête ! Il n’en reste pas moins que les analyses de la CIA sont intéressantes et permettent au plus grand nombre de s’initier au jeu de la spéculation. Il faut juste parcourir ces pages avec la prudence et la distance nécessaires en n’oubliant pas que, comme aime à le rappeler Riel Miller, l’ancien responsable du Laboratoire des littératies du futur de l’Unesco, « le présent n’a pas à coloniser l’avenir mais il doit s’y préparer ! » A ce moment-là, ce genre de publication quitte son statut de prophétie autoréalisatrice pour entrer dans le What if ? cher à la prospective. 

Le dernier exemple d’influence de la science-fiction sur la scène politique est un peu plus anecdotique. Mais, il a le mérite de mettre en lumière les liens qui peuvent étonnamment exister entre l’univers de la science-fiction et le réel. Cela concerne le logo de la Force spatiale américaine (U.S. Space Force). Quand il a été révélé en décembre 2019, les observateurs n’ont pas pu s'empêcher de faire le parallèle avec le logo de Starfleet, l’institution agissante dans l’univers fictionnel de Star Trek. Faire le petit exercice de comparaison visuelle entre les deux logos est fort instructif bien qu’une étude un peu plus approfondie montre que les influences entre l'armée américaine et Star Trek est un jeu d’influences croisées plus ou moins assumées. Cela n’enlève rien à l’étrange similitude. Cependant, on imagine mal l’U.S. Space Force tenir le rôle altruiste qui est celui de Starfleet dans les séries télé et les films…

On notera que ces trois premiers exemples tiennent de la chose militaire. Est-ce à dire que sous képis et uniformes battent des cœurs suffisamment ouverts pour se prêter aux jeux de la spéculation et des exercices de pensée ? A moins que la projection dans un avenir hypothétique afin d’en étudier les conséquences, afin de concevoir les réponses adaptées en fonction de ces spéculations soit proche de l’esprit militaire, tactique, stratégique… Affaire à approfondir… d’autant plus que, quand on revient dans l'Hexagone, il s’avère que l’exemple français le plus récent et le plus connu d’une collaboration entre une institution publique et l’univers de la science-fiction concerne lui aussi les militaires. Il s’agit de la Red Team, un think tank confidentiel qui rassemble des auteurs de science-fiction, des prospectivistes et autres universitaires, sous la houlette de quelques militaires éclairés (illuminés ?).

La tâche de la Red Team consiste à imaginer, dès aujourd’hui, tout un éventail de conflits qui pourraient advenir demain et d’envisager les réponses (tactiques, technologiques, matérielles) à y apporter. Ou inversement. La presse nationale se fait régulièrement l’écho des travaux de la Red Team. Quelques bonnes feuilles sont régulièrement publiées. Un livre décrivant sommairement quatre premiers scénarios a été publié en 2021. Mais, il va de soi que ce qui est publié n’est, encore une fois, que l’écume des travaux de cette cellule de réflexion d’un nouveau genre en France, ce que le commanditaire — le Ministère des armées au travers de l’Agence d’innovation de défense, le maître d’ouvrage de la démarche — souhaite que nous en sachions… nombre d’autres conclusions étant gardées confidentielles. À moins que, en accès libre, les rapports présents et avenirs de la Red Team s’avèrent être une réponse du berger — français — à la bergère, la CIA ?

Il est intéressant, ici, de noter que, indépendamment de l’anecdote du logo de l’U.S. Space Force et au-delà du trait militaire commun, les premiers exemples d’interactions de la science-fiction dans la vie politique cités jusqu’ici sont de l’ordre du conseil, de l’expertise. Entendons-nous bien sur ce point : l’usage de la science-fiction, dans les sphères institutionnelles comme dans celles de l’entreprise, est l’un des ressorts de la prospective. Or, toute démarche prospective, qu’elle utilise couramment ou non les ressorts de la science-fiction, n’a pas pour vocation à se substituer à la décision des personnes en responsabilité, fonctionnaires, élus ou n’importe quel personnel d’encadrement d’une quelconque organisation qui ferait appelle à ce genre de service. Par contre, la prospective — et donc l’usage de la science-fiction — s’avère bien être une nouvelle forme de moyens, d’outils qui proposent des éclairages originaux sur des problématiques contemporaines que les canaux habituels n'auraient pas été en capacité de faire émerger, que l’on parle de statistiques, de prévisions, d’innovation ou même de design thinking

Par ailleurs, se restreindre à cet usage d’expertise serait restrictif. Car la science-fiction peut aussi se révéler être une terre de partage, un pont entre différents cercles de la société civile. Comme cela à été noté plus haut, de nombreuses personnes « consomment » de la science-fiction, indépendamment de leur statut social, que l’on parle de lecture, de cinéma, de séries télé ou bien encore de jeux vidéo. Ces espaces d’exploration de nos futurs prennent alors diverses formes. On peut commencer par évoquer les initiatives culturelles, plus ou moins anciennes, que sont les festivals de science-fiction.

Ces festivals se nomment Utopiales[4] (Nantes), Intergalactique[5] (Lyon), Hypermondes[6] (Mérignac), ou bien ils portent des noms plus prosaïques tels que Festival international de l'imaginaire du fantastique et de la science-fiction... On les retrouve dans de nombreuses villes de France. Pour les plus anciens, ils sont issus et portés par les fandoms de différents univers de science-fiction. Certains de ces festivals tentent de se professionnaliser en proposant des espaces de réflexion et de rencontres entre auteurs/créateurs et mondes institutionnels et/ou entrepreneuriaux, au risque de frictions avec les tenants des esprits indépendants — libertaires — à l’origine de la création de ces divers événements.

D’autres, comme le festival des Mondes Anticipés[7], revendique  être, dès son origine, des espaces de rencontre, de médiation entre différents cercles de la société, que l’on parle du monde politique et ses élus, de celui de l'administration et ses fonctionnaires, du monde universitaire et ses chercheurs, qu’ils viennent des sciences dites dures ou des autres sociales, du milieu associatif, culturel et artistique et celui entrepreneurial, que l’on parle de grandes entreprises ou de start-up…

L’idée étant de rassembler des individus qui partagent leurs expériences avec le public, dans une démarche collaborative, en cherchant à se différencier de  l'approche d’expertise qui, elle, aurait tendance à s’apparenter à une recommandation top-down, indiscutable. Au nom de ce partage d’expériences, les Mondes Anticipés ont été conçus comme une manifestation itinérante pour mettre en valeur les innovations et les bonnes pratiques issues (de l’intelligence) des territoires, au rythme de thèmes, de chapitres tels que « Faut-il sauver le vaisseau Terre ? » ou « Le corps dans tous ses états. Biologiques, sociales, numériques : faut-il avoir peur des mutations annoncées ? ». Chacun de ces chapitres suscitent des réflexions traités dans des tables rondes, autour de films de science-fiction et d’expositions.

Des actions peuvent être menées dans bien des écosystèmes sociaux, et ce, à différentes échelles. Commençons, à l’échelle locale, dans les milieux associatifs de Nantes avec les travaux et les actions menées par Futurable. Cette association nantaise s’est donné pour mission… Passons ensuite à l’échelle départementale, en nous rendant en Isère. Là, une étude prospective sur les enjeux et les horizons propres au territoire s’est donnée les moyens de se rendre accessible au plus grand nombre d’agents territoriaux au moyen de la production d’une vidéo didactique. Si ce petit programme reste, dans la forme, du Motion Design, dans le fond, il a bien fallu emprunter à l’anticipation des éléments de narration.

Un autre exemple, cette fois-ci, mené au sein même des rouages de l’État : récemment, l’association Fonction publique du 21e siècle s’est essayée à des exercices de Design Fiction avec pour but d’imaginer les futures missions du fonctionnaire à l’horizon 2040. Les questions de base étaient : « À côté d’un futur numérique qui semble tout tracé, existe-t-il des alternatives ? Et si… le numérique était un miroir aux alouettes ? Cet appel pressant à la dématérialisation ne masquerait-il pas d’autres mutations tout aussi nécessaires, mais moins technocentrées ? Comme de nouvelles organisations au service de nouvelles pratiques ? La hiérarchie surdiplômée est-elle indispensable à l’administration de demain ? A propos de hiérarchie, comment organisera-t-on, demain, la confiance ? Par l’adjonction de la notion d’objectif dans les profils de missions ? Quelle forme prendra le travail de l’agent public si le télétravail se généralise ? » Chacune de ces questions suscite plusieurs options, plusieurs scénarios qui, tous, questionnent les pratiques contemporaines.

Chaque année, en novembre, le Mois de l'innovation publique est l’occasion de mettre en avant cet exemple et de nombreux autres. Cette manifestation, portée par la Direction interministérielle de la transformation publique, est aussi un temps pour s’immerger dans la culture de la science-fiction, au moyen de conférences qui se proposent d’interroger la place et la finalité même de cette forme d’expression dans l’espace public : la science-fiction déforme-t-elle le réel à ses propres fins narratives ou est-elle en capacité de réformer l’image de la société dont elle est issue (pour action) ?

Une chose s’affirme au fil de ces lignes : la science-fiction a acquis une place visible dans la société contemporaine, comme jamais auparavant (quoique Jules Verne, en son temps, a ravi nombre de lecteurs et suscité bien des vocations…).

Ainsi, que ce soit à l'université ou dans des écoles d’enseignement supérieur, plus ou moins privées, la science-fiction est désormais enseignée. Ce peut être en passant par une relecture critique et historique du corpus des textes qui peuvent se revendiquer être de la science-fiction, ce peut-être en analysant le rôle révélateur, médiateur que prend la science-fiction dans le contexte de complexité croissante qui est notre quotidien, ou bien encore en explicitant d’autres fonctions de la science-fiction qui se révèlent dans l’usage qui en est fait comme outil d’analyse du réel au service de la démarche prospective.

Alors, en guise de conclusion, on peut citer quelques œuvres qui abordent des enjeux de politiques publiques bousculées par l’intrigue. Il faut ainsi débuter par l’œuvre la plus récente : le film Don’t Look Up : Déni cosmique de Adam McKay (2021) et la manière dont il met en lumière le cynisme du monde politique qui, quand il oublie qu’il n’est que le mandataire d’une fonction (une charge) reçue par voie de démocratie — qui donc ne lui appartient pas — peut perdre le contact avec la réalité des choses et des événements.

Traitant de la difficulté qu’a la parole scientifique à émerger du brouhaha médiatique et informationnel courant, le film Don’t Look Up exacerbe la concurrence qui peut exister entre parole d’experts et parole politique.

Les enjeux mis en lumière par ce film pourraient être énoncés ainsi : « En cas de risque de la chute d’un astéroïde sur la Terre, quel est le réel niveau d’urgence à l’aune du temps électoral ? ». Quand on revient dans le réel, il faut bien évidemment traduire cette phrase par : « Quel est le réel niveau d’urgence climatique/environnementale à l’aune du temps électoral ? ».

On peut ensuite évoquer des films tels que Time Out (2011), Total Recall (2012) ou bien encore Elysium (2013) qui, sous un vernis de hautes technologies, ne sont que des transpositions des traditionnelles luttes des classes dans des avenirs hypothétiques : quand, dans le premier de ces exemples, Time Out, l’argent est remplacé par le temps faisant des plus riches des individu quasi immortels[8], dans le second, Total Recall, le pouvoir politique dominant organise chômage et pauvreté au profit d’un néo-impérialisme ploutocratique. Enfin dans Elysium, les riches se sont extraits d’une planète dévastée pour vivre, entre eux, dans une station spatiale orbitale, le summum de la gated community. Étonnamment, des exemples de ces communautés closes, élitistes commencent à fleurir un peu partout sur la planète : on peut penser à la ville d’Orania, en Afrique du Sud, qui fleur bon (ad nauseam) l’Apartheid puisqu’on y vit, de manière revendiquée et assumée, qu’entre blancs…

Moins sulfureuse mais tout aussi dystopique sous des atours alléchants, il faut citer The Line — Neom, le projet urbain le plus dantesque qui soit : un seul et unique bâtiment long de 170 km, haut de cinq cents mètres et large de deux cents. Prévu pour être bâti au milieu du désert saoudien, ce projet est promu par Mohammed ben Salmane, l’actuel homme fort d’Arabie Saoudite. Neom n’est pas une accumulation d’immeubles collés les uns aux autres mais bien un espace climatisé et contrôlé créé à l’intérieur de cette construction. Il faudra bien évidemment montrer patte blanche et compte bancaire bien nanti pour compter parmi les « élus » de The Line[9].

Une dernière évocation, pour la route… dans La Guerre éternelle, Joe Haldeman, l’auteur, évoque trois types de politiques publiques envisagées, promues et mises en œuvre par le gouvernement mondial de cet avenir spéculatif pour contenir la démographie de la planète et gérer l’économie globale. Il s’agit de la promotion de l’homosexualité (dans cet avenir, un tiers de la planète est gay), de la promotion des activités artistiques comme moyen de régulation économique dans un monde où une personne sur deux est au chômage, et de l’attribution aux 70 ans de chaque citoyen d’une « note » conditionnant l’accès aux soins en fonction de son « utilité sociale »…

Entre utopies et dystopies, la science-fiction propose donc bien des espaces de réflexion alternative et de spéculation pour s’engager, à l’expérimentation — au moyen d’exercices de pensée — des mondes sortis de l’imagination d’auteurs féconds, dans la construction d’un monde durable pour nous-mêmes et les générations à venir ; on ne dira pas souhaitable, la science-fiction a trop souvent montré que « mon utopie peut être la dystopie d’un autre » ! Alors, bonne navigation en terre de science-fiction !

[1] Il n’y a, pour ainsi dire, que Boris Vian qui ait relevé le niveau littéraire de ces textes  en s’attaquant avec succès à deux romans de Van Vogt : Le Monde des Ā et sa suite Les Joueurs du Ā.

[2] On peut lire Pavane de Keith Roberts qui, sur plusieurs siècles, décrit un monde dans lequel un catholicisme rigoureux s’impose en Europe, suite à la victoire de la Grande Armada espagnole. Les conséquences en termes d’avancées technologiques sont étonnantes !

[3] Voir le docu-fiction 2075, les temps changent de Marion Milne et son analyse prospective sur FuturHebdo

[4] utopiales.org

[5] intergalactiques.net

[6] hypermondes.fr

[7] mondes-anticipes.fr

[8] il faut évoquer, ici, le contre-pouvoir à cet effet de concentration des richesses imaginé par Joe Haldeman dans Immortalité à vendre (1989)

[9] En 1971, Robert Silverberg avait traité le sujet de la ville intérieure, globale et d’une taille gigantesque dans Les monades urbaines

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