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Le centre Pompidou : à l’avant-garde des questions sociales et écologiques

Le forum « Climat. Quelle culture pour quel futur ? », proposé par le centre Pompidou en partenariat avec l’ADEME, a eu lieu du 2 au 4 décembre 2022.
Le 10 août 2023

Le centre Pompidou est un cas unique au monde : c’est un musée national d’art moderne doté de plus de 140 000 œuvres, de programmations cinématographiques et de spectacles ou encore de la première bibliothèque de lecture publique de France. Autour des grandes expositions du musée, l’organisation assurée par le département Culture et création vibrionne en lien avec la société contemporaine et ses questionnements. Cet intérêt social n’est pas nouveau : la question de l’ingénierie urbaine et des modes de vie était centrale dès 1977 lors de la création de l’établissement. Encore aujourd’hui, la grande exposition de Norman Foster, figure majeure de l’architecture, que le musée accueille jusqu’à début août 2023, le confirme.

Un lieu d’art et de culture historiquement préoccupé par les questions sociales

Le centre Pompidou n’est donc pas seulement un musée, parce qu’il a intégré à son ADN une préoccupation sociale que l’on retrouve dans la définition même de ses missions. Une des particularités de la période contemporaine est l’interpellation que la société civile adresse aux lieux d’art et de culture sur de multiples sujets. Les musées se sont ainsi trouvés directement confrontés aux questions de représentation de la diversité et des personnes racisées avec le mouvement Black Lives Matter. Voici quelques mois, les militants de Dernière rénovation ou de Just Stop Oil ont lancé de la peinture sur des œuvres pour alerter sur la catastrophe environnementale en cours.

Alors que l’on ne fait plus confiance aux médias, on voit encore les musées comme des lieux de débats et d’échanges possibles. Les grands équipements culturels se distinguent au sein de l’univers politique et conservent un crédit qui leur permet de mettre à l’agenda ces grands sujets sociaux. Dans le même temps, les musées sont considérés comme des parties prenantes engagées sur ces questions du présent et à ce titre parfois violemment interpellés. Cette double adresse, il revenait aux musées de l’assumer et de la prendre en charge.

À ce titre, dès les années 2000, le centre Pompidou s’est positionné comme un lieu d’avant-garde dans la représentation des femmes artistes avec l’accrochage « elles@centrepompidou», qui a investi la totalité de l’espace des collections permanentes en ne présentant que des artistes femmes. Un geste assez radical pour l’époque.

Un positionnement précurseur sur la question écologique

Le centre Pompidou accueille un large public et est le premier prêteur d’œuvres dans le monde. Ces flux d’œuvres et de personnes ont une empreinte carbone non négligeable qui nous oblige à interroger notre activité au regard des enjeux écologiques.

Il faut aussi évoquer le bâtiment, qui est à la fois une structure d’avant-garde et un fossile. Pour la première fois, les flux ont été mis à l’extérieur, rendant visible la grande structure bâtimentaire. Mais en termes de bilan thermique, ce n’est guère brillant. Un des enjeux des travaux qui vont débuter à partir de 2025 est d’améliorer ce bilan avec des objectifs de 60 à 65 % d’économie d’énergie.

Pour accompagner ce projet, le centre a passé commande auprès de SMITH, un·e artiste-chercheur·se photographiant les bâtiments avec une caméra thermique. Cette sollicitation trouve une résonance avec l’univers très esthétique de l’artiste, mais pas seulement. Ses œuvres permettent de montrer ce qu’est le centre Pompidou, mais aussi l’impact énergétique du bâtiment. C’est une posture d’humilité.

Au-delà du souci de limiter son empreinte carbone, le recrutement d’une chargée de prospective et d’innovation sociale permet de traiter la question écologique à travers la programmation culturelle.

Le bâtiment est à la fois une structure d’avant-garde et un fossile. Pour la première fois, les flux ont été mis à l’extérieur, rendant visible la grande structure bâtimentaire. Mais en termes de bilan thermique, ce n’est guère brillant.

Ce positionnement favorise l’infusion de l’enjeu écologique au cœur de chacun des secteurs de programmation, considérant que l’écologie est une question posée à l’ensemble des médiums, des formes d’expression, des artistes et des invités conviés, et qu’à ce titre-là, il faut qu’elle soit partout, tout en restant lisible. Il faut à la fois assurer une prise en compte de l’écologie comme élément global dans la programmation, et en même temps rendre l’enjeu saillant au travers d’événements marquants pour que le public continue à y penser.

Des lignes d’engagement post-covid-19 pour répondre à l’urgence environnementale

Après le covid-19, le centre a choisi de répondre à l’urgence environnementale via un travail relevant de la cohésion d’équipe. Une stratégie a été élaborée en interne à partir des observations de chacun, d’expertise-métiers et d’ateliers transversaux, stratégie impulsée et supervisée directement par notre directrice générale, Julie Narbey, très impliquée sur ce sujet. Elle s’est structurée autour de la programmation culturelle et la sensibilisation des publics, de l’écoconception, du fonctionnement du bâtiment, des clauses développement durable dans les marchés ainsi que des travaux de sensibilisation, de mobilité durable ou d’écogestes en interne. Ceci a abouti à la formalisation des quatre lignes d’engagement précisant les préoccupations du centre vis-à-vis des enjeux sociétaux : répondre à l’urgence environnementale, lutter contre les discriminations raciales, promouvoir l’égalité entre les genres, et agir pour la cohésion sociale et le partage des savoirs.

Puis, l’idée que ces lignes ont deux faces, deux versants : l’un du côté de la programmation et de ce que nous proposons au public, l’autre du côté de la transformation de l’organisation et des pratiques.

Pourquoi ces lignes d’engagement ? D’abord, pour affirmer que ces lignes n’ont pas commencé à ce moment-là, qu’il fallait rechercher en amont ce qui, dans la mémoire du centre, donnait déjà corps à ces préoccupations. Il y a une sorte de droit d’inventaire sur ces sujets. La notion de ligne implique celle de droit, de suite et de constance. L’idée est aussi que ces lignes sont « zigzaguantes » et peuvent se retrouver aussi bien dans la programmation des expositions que dans celle de conférences ou de spectacles. Elles relient les secteurs.

Puis, l’idée que ces lignes ont deux faces, deux versants : l’un du côté de la programmation et de ce que nous proposons au public, l’autre du côté de la transformation de l’organisation et des pratiques au sein même de l’établissement. On ne peut pas faire l’un sans l’autre, quiconque aujourd’hui ferait l’inverse se verrait immédiatement accusé de greenwashing ou de blackwashing.

Une programmation intersectionnelle qui croise les questions écologiques ou de genre…

Un des intérêts de la métaphore des lignes est qu’elles se croisent régulièrement. Ainsi SMITH est non seulement un·e artiste exemplaire sur les questions environnementales, mais c’est également une figure très importante sur les questions de transidentité. Faire se croiser les questions écologiques avec celles liées au genre, et plus globalement faire se croiser toutes ces lignes, relève de véritables enjeux contemporains.

La programmation a ainsi été ponctuée d’expositions abordant directement les enjeux du vivant. La série Mutations création avait la particularité d’associer assez étroitement des propositions d’artistes et des travaux de chercheurs sur des enjeux comme la fabrique du vivant ou les réseaux, dans une sorte de pont entre la culture de l’ingénierie et la celle de l’art contemporain. L’exposition de Giuseppe Penone se voulait écoconçue et valorisait toute l’attention que l’artiste porte au végétal et de manière plus générale au vivant.

Un autre outil de croisement important est le système de cours en ligne que le centre Pompidou développe depuis quelques années avec le MOOC « Art et écologie » qui consistait en un inventaire du xxe siècle à la lumière des artistes ayant interrogé l’écologie, le vivant, le rapport aux déchets. Ces cours ont connu un boom fracassant avec le MOOC consacré aux femmes artistes, « Elles font l’art », et ses 50 000 inscrits.

Le forum climat : quelle culture pour quel futur ?

Ce qui a constitué le point d’orgue de cette série de propositions fut le forum climat « Quelle culture pour quel futur ? », que le centre Pompidou a proposé en partenariat avec l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) du 2 au 4 décembre 2022.

Cet événement a commencé par une rencontre, fin 2020, entre le centre et des experts de la prospective de l’ADEME s’interrogeant sur la diffusion des messages au regard des outils de sensibilisation limités dont disposent les ingénieurs pour faire prendre conscience de l’urgence écologique. Cela rejoignait l’envie du centre Pompidou de mettre à profit ses savoir-faire en matière de programmation culturelle pour traiter des enjeux de climat, de transition écologique, tout en ayant conscience de la nécessité pour le centre de bénéficier d’une expertise scientifique pour porter ces sujets. Cette collaboration, développée en 2022, est devenue au fil des mois source d’échanges mutuels bénéfiques.

C’est à l’occasion de cette collaboration que le centre Pompidou a travaillé sur le rapport Transition(s) 20504, et leurs quatre scénarios de transition énergétique. L’intention était de questionner et d’identifier les tensions entre ces différents scénarios et les choix de société qui en découlent. Le fil rouge de l’événement était d’interroger ce levier majeur de la transition écologique que peut être la culture, à la fois au sens anthropologique, avec nos façons de vivre, de transporter, d’habiter, de manger, mais aussi tout ce qui concerne la création contemporaine, et comment les artistes s’emparent de ces sujets et en font un support de réflexion.

Pour le centre, ce forum ne tenait pas que d’un simple enjeu de sensibilisation. Il était vraiment nécessaire d’éviter de basculer de l’indifférence à la résignation. Dans une société où les sujets se renouvellent de manière accélérée, entretenir l’actualité de cette question est extrêmement difficile, car elle relève du présent tout en étant promise à durer. Cela nécessite de montrer qu’il y a de l’irréparable dans cette affaire, mais que ce n’est pas une raison pour baisser les bras.

C’était également très important que l’événement ne soit pas consensuel, qu’il conduise à des points de friction, sans pour autant donner lieu à une sorte de débat du pour et du contre. Nous avons plutôt travaillé sur les points d’incertitude, de difficulté. Et le premier identifié vient de cette observation que dans les quatre scénarios de l’ADEME, la densification urbaine est un requis alors même que la crise environnementale en cours donne plutôt envie à chacun d’aller à la campagne et de s’éloigner autant qu’il est possible des centres urbains. L’imaginaire de l’écologie est diamétralement opposé à la nécessaire densification des réseaux pour repenser les mobilités et les circulations. On sort d’un discours édifiant pour entrer dans un discours réflexif, construit dans un partage des pratiques et des interrogations : c’est un des rôles que se donne le centre Pompidou.

La programmation culturelle comme levier de transformation

Cette expérience offre des réflexions fertiles sur la manière dont la programmation culturelle peut être un levier de mobilisation et de transformation d’un établissement culturel.

Le forum a réuni des profils hétérogènes d’intervenants afin de ponctuer les prises de parole ou les débats par des performances et des récits d’artistes qui racontent la façon dont ils s’emparent des questions environnementales. Ces interventions sont très directement liées aux cycles du centre qui traitent ces enjeux à l’année. Ceci donne à voir la très grande richesse des pratiques artistiques traitant ces questions aujourd’hui. Par ailleurs, la démarche documentaire s’est littéralement déplacée du côté des pratiques artistiques, des arts contemporains, des arts visuels, avec des approches extrêmement précises et documentées autour d’enjeux spécifiques. Là, le rôle des artistes dans cette affaire est tout sauf décoratif.

Le défi du forum fut aussi de penser une scénographie écoconçue, permettant de renouveler la façon dont celles-ci sont créées au centre. Les scénographes n’avaient jamais travaillé dans une grande salle de spectacle et il a fallu trouver la bonne personne. Une autre contrainte était d’utiliser les matériaux et éléments graphiques présents dans la réserve du centre sans en acheter de nouveaux. La scénographe a alors inversé le processus de création : d’habitude, le parcours et le mobilier sont conçus à partir d’une liste d’œuvres, puis les ateliers fabriquent selon les conceptions des scénographes. Le processus inverse a consisté à aller voir d’abord les menuisiers, les peintres, les éclairagistes pour concevoir ensuite le décor avec eux. Ceci a permis de valoriser certains métiers habituellement en bout de chaîne.

La réorientation écologique pour inventer de nouvelles pratiques culturelles et fédérer les publics

Malgré tout, il ne faut pas imaginer que le monde de la culture et les institutions culturelles sont spontanément prêts à transformer leurs pratiques. Ces questions-là, éminemment matérielles et prosaïques, viennent affecter les façons de travailler, les habitudes. Elles sont envahissantes et conduisent immédiatement à repousser le dossier en bas de la pile parce qu’il y a des choses qui nécessitent de ne pas attendre. Une telle opération est à la fois difficile et nécessaire parce qu’elle vient remettre sur le dessus de la pile ces transformations de pratiques qui se posent très directement aux institutions.

Cet événement a aussi été l’opportunité pour le centre Pompidou de constituer un réseau de référents du développement durable dans les établissements culturels rassemblant une trentaine de personnes partageant leurs bonnes pratiques avec une présence du ministère. L’occasion a également permis de mobiliser des partenaires professionnels, notamment à travers le club culture et management. Deux grands enjeux sont visés derrière cette recherche de partenariats : s’ancrer dans un territoire, à la fois professionnel et géographique, et attirer du public.

Le forum « Climat. Quelle culture pour quel futur ? », proposé par le centre Pompidou en partenariat avec l’ADEME, a eu lieu du 2 au 4 décembre 2022.

En trente-cinq ans, le centre Pompidou n’a jamais vu le forum se remplir autant, ce qui témoigne d’un intérêt du public, mais aussi de fortes attentes. Il y avait quelques craintes sur la réception de ce forum auprès du public, puisque le centre est loin d’être exemplaire. Mais le public a cependant accordé une forme de confiance au centre dans la façon d’aborder ces sujets. À partir du moment où l’établissement reconnaît avec honnêteté qu’il peut être interpellé sur ces questions, il est possible de créer un espace de débat et de confrontation auquel les publics sont sensibles.

  1. Mathieu Potte-Bonneville est chargé de l’ensemble de la programmation vivante de l’établissement : spectacles, performances, cinémas et parole.
  2. Eva Daviaud a une double casquette au sein de l’établissement, à la fois accompagner l’émergence de projets en lien avec des sujets de société dans la programmation culturelle, et animer leur stratégie de responsabilité sociétale à l’échelle de l’établissement.
  3. https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/ccBLAM
  4. Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat, rapport, 2021, ADEME.
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Par
Eva Daviaud

Eva

Daviaud

Chargée de prospective et d'innovation sociale

Département culture et création- Centre Pompidou

et

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