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Le « modèle italien » des biens communs entre administration partagée, démocratie participative et pratiques d’autogestion

Le 2 décembre 2019

Naples et Bologne représentent les deux municipalités italiennes les plus avancées en matière de politiques urbaines de gestion des biens communs. Bologne a notamment donné naissance au « règlement d’administration partagée », permettant aux habitants de s’occuper directement des biens communs urbains. Quelles sont les limites du « modèle italien » ? Sa transposition dans l’ordre juridique français est-elle possible ?

Résumé

En Italie, depuis quelques années, les biens communs jouent un rôle grandissant dans le débat juridique et politique, en constituant une référence pour l’élaboration d’une nouvelle rationalité sur laquelle fonder le rapport du sujet au monde. À partir de ce constat, cet article s’intéresse à l’expérience italienne comme prisme d’observation de dynamiques de reconfiguration du cadre institutionnel, selon des mécanismes collaboratifs et participatifs impulsés par les communs. Une analyse des spécificités du « modèle italien » est ainsi proposée.

Dans une première partie, l’importance de l’espace urbain pour l’expérimentation d’innovations institutionnelles ancrées dans l’application des certains principes de la Constitution italienne est mise en exergue.

En ce sens, sont examinés les exemples de Naples et de Bologne, qui représentent les deux municipalités les plus avancées quant aux politiques urbaines de gestion des biens communs. Bologne, en particulier, a été la première commune à avoir adopté le règlement administratif « sur la collaboration entre les citoyens et la ville pour l’entretien et la régénération des communs urbains », instrument juridique permettant la mise en œuvre du concept d’administration partagée et du principe de subsidiarité horizontale. Ce dernier sera donc analysé en tant que levier fondamental pour l’activation de processus de participation démocratique et pour l’affirmation de celle que le Conseil d’État italien a défini « la citoyenneté sociétaire ». Grâce à l’émergence d’un nouveau paradigme « paritaire » régissant le rapport entre l’administration et les administrés, semblent ainsi être engendrées des modalités novatrices de concevoir l’action publique.

La partie conclusive de l’article a trait aux questions problématiques soulevées par une telle démarche aussi bien qu’aux possibilités de sa transposition dans l’ordre juridique français.

Bologne est, quant à elle, le berceau du premier règlement administratif « sur la collaboration entre les citoyens et la ville pour l’entretien et la régénération des communs urbains », élaboré en 2014, en partenariat avec l’association italienne Labsus – Laboratorio per la Sussidiarietà. 

En Italie, le syntagme « beni comuni » (biens communs ou communs, en français) occupe le devant de la scène depuis plusieurs années. Ce concept, riche d’implications, est mobilisé pour remettre en question la centralité du paradigme propriétaire dans la régulation des rapports sociaux, ainsi que pour reconfigurer la relation entre administration publique et individus.

Communs et espace urbain : un véritable laboratoire d’expérimentations institutionnelles

Une formidable réflexion collective, à la fois théorique et pratique, a marqué le débat juridique et politique italien pendant la dernière décennie. Face à des processus de privatisation et de marchandisation des biens et des services publics engendrés par la consolidation des politiques néolibérales et des mécanismes de la financiarisation de l’économie, les communs sont devenus la référence pour l’élaboration d’une nouvelle rationalité sur laquelle fonder le rapport du sujet au monde. Ils ont ainsi représenté l’élément moteur d’une dynamique d’expérimentation d’alternatives institutionnelles, rendue possible par l’application des certains principes de la Constitution italienne dotés d’une force émancipatrice.

Des moments forts ont caractérisé cette démarche : le travail, en 2007, de la désormais célèbre « Commission Rodotà » 1, qui a fourni une définition juridique des biens communs comme ceux qui expriment une utilité fonctionnelle pour l’exercice des droits fondamentaux et le libre développement de la personne, et qui doivent, par conséquent, être protégés au bénéfice des générations futures ; le referendum d’initiative populaire du juin 2011, qui a permis d’établir que l’eau est un bien commun, et que le service des eaux doit, ainsi, être géré sans finalités de profit ; le déploiement, dès le printemps 2011, d’une panoplie de pratiques citoyennes de régénération des communs dits « urbains », qui a amené à la réalisation de modalités novatrices de concevoir l’action publique.

L’espace urbain, plus particulièrement, a joué un rôle central dans le parcours d’affirmation des communs, en tant que lieu où les innovations se sont matérialisées, en contribuant à la mise en place d’une sorte de « droit créatif » 2, ou « communautaire », dans la mesure où il est issu de la discussion entre acteurs publics locaux et citoyens.

En ce sens, on peut évoquer l’expérience de Naples, ville qui représente – relativement aux politiques urbaines de gestion des biens communs – avec Bologne, un véritable modèle. L’administration municipale napolitaine a en effet donné lieu à une dynamique très originale, en légitimant, par le biais de ses délibérations, des formes d’autogestion citoyennes de certains immeubles de propriété communale délaissés ; cela a été possible à condition de garantir la jouissance collective – à savoir non limitée aux seuls occupants mais étendue à tous les citoyens – des espaces « occupés » 3, restitués de ce fait aux habitants de la ville, en tant que biens « à usage civique et collectif urbain ». L’originalité de cette approche réside dans le fait que la puissance publique (la mairie de Naples) a supporté des pratiques d’occupation et d’autogouvernement de lieux qui sont ainsi devenus des communs, basés sur les principes d’inclusion et d’impartialité dans l’accès au bien, dont elle s’est portée garante vis-à-vis de la collectivité.

Et encore, Naples a été la première ville italienne à avoir modifié son statut pour introduire la catégorie juridique des biens communs, selon la définition prévue par la Commission Rodotà – dont les travaux n’ont finalement pas abouti à la promulgation d’une loi – ainsi qu’à avoir donné effet au résultat du referendum du juin 20114, en remunicipalisant la gestion du service des eaux. Cela a été fait à travers la transformation de la société anonyme ARIN Spa en une entreprise de droit public, nommée ABC (acronyme de eau bien commun), caractérisée par un gouvernement participatif de la ressource.

Bologne est, quant à elle, le berceau du premier règlement administratif « sur la collaboration entre les citoyens et la ville pour l’entretien et la régénération des communs urbains », élaborés, en 2014, en partenariat avec l’association italienne Labsus – Laboratorio per la Sussidiarietà. Cet instrument, utilisé dans beaucoup de villes italiennes, établit un cadre juridique et administratif permettant aux citoyens de pouvoir s’occuper directement des biens communs urbains selon la logique de « l’administration partagée ». L’expression désigne un modèle d’administration, théorisé par le juriste italien Gregorio Arena à la fin des années quatre-vingt-dix5, fondé sur la participation des citoyens à la solution des problèmes d’intérêt général. L’idée est que le paradigme traditionnel, dans lequel il y a une distinction, voire une opposition, entre administration et sujets administrés, pourrait et devrait être dépassé.

Une telle possibilité se fonde sur l’application d’un principe inscrit depuis 20016 dans la Constitution italienne, celui de la subsidiarité horizontale. Il s’agit notamment de l’article 118, dernier alinéa, disposant que : « L’État, les régions, les villes métropolitaines, les provinces et les communes encouragent l’initiative autonome des citoyens, agissant individuellement ou en tant que membres d’une association, pour l’exercice de toute activité d’intérêt général. »

La subsidiarité horizontale : un levier pour l’exercice de la souveraineté populaire

La portée émancipatrice de ce principe est liée au devoir qu’il attribue aux autorités publiques de favoriser des activités réalisées de manière libre et autonome par les citoyens, pour servir l’intérêt général, c’est-à-dire à sa capacité de reconnaître la structuration régulatrice « naturelle » et « spontanée » du social. Ainsi, l’administration, en vertu de la subsidiarité horizontale, n’établit pas une relation de type instrumental – et donc vertical, du haut vers le bas – avec les privés impliqués dans ces initiatives ; au contraire, c’est d’une « alliance », à savoir d’un rapport « paritaire » qu’il faut parler, ancré dans la mise en commun des ressources et des compétences privées et publiques. Ce qui revient à dépasser la logique selon laquelle seul l’acteur public peut être responsable de la satisfaction des besoins collectifs.

Le travail de l’association Labsus, en collaboration avec la ville de Bologne, a permis de mettre en œuvre l’article 118, dernier alinéa, de la Constitution, en sortant, dès lors, de sa dimension purement « programmatique ». L’outil juridique choisit pour ce faire n’a été pas une loi mais un règlement municipal, instrument aisément modifiable et donc améliorable en fonction des différents contextes d’application7. Un autre instrument primordial à cet égard, prévu dans le règlement, qui lui sert en ce sens de base juridique, est ledit « pacte de collaboration ». Il s’agit d’un acte administratif de nature non autoritaire, conçu comme un accord pour définir toutes les interventions nécessaires pour prendre soin, régénérer et gérer les biens communs de manière partagée. Il en découle un partenariat entre public et société civile où la sphère administrative s’ajoute – ou plutôt se substitue – à celle politique en tant que lieu pour l’exercice de la souveraineté populaire8. L’administration partagée constitue alors une forme particulière de participation démocratique : le citoyen s’exprime non seulement par le biais des mécanismes traditionnels de la représentation tels que les partis politiques et les assemblées parlementaires, mais aussi à travers des institutions spontanées agissant en vue de la poursuite de l’intérêt général.

Ces processus participatifs, surtout quand ils portent sur des pratiques autogestionnaires, comme dans le cas de Naples, sont supportés par l’application d’un autre article de la Constitution italienne ayant une portée émancipatrice. C’est l’article 43, qui prévoit la possibilité de transférer, à de fins d’utilité générale « aux communautés de travailleurs ou d’usagers, des entreprises ou des catégories d’entreprises déterminées qui concernent des services publics essentiels ou des sources d’énergie ou des situations de monopole et qui ont un caractère d’intérêt général prééminent ».

Le lien entre subsidiarité et autogouvernement, que de telles pratiques font émerger, semble pouvoir être envisagé à la lumière de la lecture d’un avis du 2003 du Conseil d’État italien9, dans lequel les juges administratifs utilisent l’expression « citoyenneté sociétaire ». Ils affirment que celle-ci ne saurait se réduire au modèle de la citoyenneté participative ou « procédurale » mais devrait plutôt aspirer à être comprise dans sa dimension relationnelle, comme capacité des organisations sociales d’interpréter et gérer les besoins de la collectivité. Ce type de socialité apparaît dans les expériences de régénération citoyennes des espaces urbains délaissés, pratiquées dans les villes italiennes, où se mêlent les langages des communs et de la démocratie participative.

Les limites du « modèle italien » et la possibilité de sa transposition dans l’ordre juridique français

Les innovations institutionnelles développées en Italie sous le signe des communs contribuent à configurer un cadre de référence permettant la traduction d’expérimentations d’autoproduction sociale en expériences ayant une valeur juridique. Un tel phénomène, dont l’importance sur le plan démocratique n’est pas à négliger, ne doit toutefois pas être évalué comme étant exempte des risques ou dangers.

La première question problématique porte sur le fait qu’un investissement plus important sur la capacité des communautés sociales de répondre aux besoins collectifs implique un mécanisme de responsabilisation pratique des citoyens qui pourrait toutefois entraîner un processus de désengagement des autorités publiques relativement aux missions qui leur sont confiées par la Constitution, notamment en ce qui concerne la protection du principe d’égalité. L’action publique est ainsi censée gouverner ces dynamiques sociales, en s’adaptant et évoluant afin de valoriser les solutions proposées par la société civile, sans pour cela fuir ses responsabilités.

L’autre aspect méritant attention est celui de la pérennisation d’un modèle étant par essence instable, car fondé sur l’adoption d’actes de nature administrative, susceptibles d’être modifiés à l’avenir. La reconnaissance législative de l’administration partagée et de la participation citoyenne au gouvernement des biens communs saurait, à cette fin, apporter à ces expériences une plus grande stabilité juridique aussi bien que plus de garantie en termes d’impartialité de la part des autorités publiques concernées. À ce propos, la récente loi de la région du Latium10, n10 du 26 juin 2019, relative à la promotion de l’administration partagée des biens communs, qui envisage aussi l’adoption d’un règlement régional sur ce thème, est à saluer. Il faut aussi remarquer que dans le « nouveau » Code italien des marchés publics11 figurent, aux articles 189 et 190, des instituts qui le Conseil d’État, dans sa relation sur le texte législatif12, définit comme dispositifs « de partenariat social ». Il s’agit des « interventions de subsidiarité horizontale » et du « troc administrait », le deuxième autorisant les administrations communales à octroyer des éventuelles facilités fiscales aux citoyens qui réalisent certaines activités d’intérêt général. La légitimité d’un tel outil a pourtant été considérée contestable, dans la mesure où il se fonderait sur une logique de contrepartie, très différente de celle animant les initiatives portant sur les communs.

Les considérations ci-dessous montrent que l’enjeu est de trouver un équilibre entre la flexibilité du cadre juridico-administratif, essentielle pour le développement d’expérimentations institutionnelles, et l’institutionnalisation des pratiques sociales, cruciale pour impulser un changement institutionnel et une véritable transformation de l’action publique.

Les innovations institutionnelles, développées en Italie, sous le signe des communs, contribuent à configurer un cadre de référence permettant la traduction d’expérimentations d’autoproduction sociale en expériences ayant une valeur juridique. Un tel phénomène, dont l’importance sur le plan démocratique n’est pas à négliger, ne doit toutefois pas être évalué comme étant exempte des risques ou dangers.

Maintenant, la question à se poser est de voir si l’expérience italienne peut être transposée ailleurs et spécifiquement dans l’ordre juridique français.

En France, le principe constitutionnel de liberté des personnes privées, dont il découle la liberté d’association, semblerait représenter un appui favorable pour accorder une marge de manœuvre à l’initiative autonome des privés dans l’exercice d’activités d’intérêt général. En effet, dans le cas de la Cinémathèque française, le Conseil d’État, en 200413, a reconnu la mission de cette association comme étant d’intérêt général, indépendamment de l’existence d’une délégation de service public, en l’espèce absente. Dans le système juridique français, une initiative privée, tout en gardant son autonomie, peut donc être considérée capable de contribuer à la satisfaction des besoins collectifs, en collaboration avec les acteurs publics. Une autre forme d’engagement citoyen au nom de l’intérêt général pourrait être repérée, par ailleurs, dans la procédure exceptionnelle d’autorisation octroyée au contribuable local de plaider en lieu et place de sa collectivité territoriale14.

En ce qui concerne la question spécifique de la traduction du modèle italien en droit français, il convient enfin de signaler l’intéressant travail du juriste français Olivier Jaspart, qui a élaboré une théorie juridique dénommée « le droit administratif des biens communs », rédigeant également une version française du règlement italien d’administration partagée, défini « Règlement d’une administration mise en commun ». D’après Jaspart, pour accomplir cette tâche, il faut s’appuyer sur certains dispositifs juridiques du droit français tels que l’agrément et le pacte d’engagement. Il propose aussi la création d’un nouvel institut, la « délégation du commun », correspondant à une évolution de la délégation de service public, dans lequel le critère du projet le plus inclusif et collaboratif, à savoir de l’offre la plus génératrice et protectrice des communs, devrait l’emporter sur celui de l’offre la plus économiquement avantageuse15.

Si « le vrai défi de notre temps consiste à réinventer un droit pour les communs à travers des détournements juridiques créatifs » 16, nous pouvons constater que les réflexions qui se développent aujourd’hui en France, autour de la possibilité, encore expérimentale, d’associer le citoyen à la réalisation de missions d’intérêt général au nom du droit administratif des biens communs, s’inscrivent bien dans la droite ligne de cet objectif.

  1. Commission créée auprès du ministère de la Justice italien, en juin 2007, chargée de remanier les textes du livre III du Code civil consacrés aux biens publics et présidée par le juriste italien Stefano Rodotà.
  2. Giglioni F., « Il diritto pubblico informale alla base della riscoperta delle città come ordinamento giuridico », Riv. giur. Edilizia 2018, n1, p. 3-22.
  3. Plus connus sous le nom d’espaces « libérés », selon l’expression utilisée par les activistes et retenue comme la plus pertinente.
  4. Turin a également procédé vers cette direction.
  5. Arena G., « Introduzione all’amministrazione condivisa », Studi parlamentari e di politica costituzionale 1997, n3-4, p. 29-65.
  6. L. const. n3, 18 oct. 2001, Le principe avait été introduit pour la première fois dans l’ordre juridique italien par la loi n59 du 15 mars 1997, dite loi « Bassanini ».
  7. Le règlement municipal répond également à un autre article de la Constitution italienne : le 117, sixième alinéa, qui réserve aux collectivités locales la règlementation générale de leur organisation et activité.
  8. Passalacqua M., « “Oltre” la concezione proprietaria dei beni comuni. Diritto, economia e interesse generale », www.amministrazioneincammino.luiss.it 27 déc. 2017, p. 1-18.
  9. CE ital., avis, 25 août 2003, n1440.
  10. En Italie, les régions sont investies d’un pouvoir législatif.
  11. D.-L., n50, 18 avr. 2016.
  12. CE ital., avis, 21 mars 2016, n855.
  13. CE, avis, 18 mai 2004, Cinémathèque française.
  14. CGCT, art. L. 2132-5 à L. 2132-7, art. R. 2132-1, art. L. 3133-1, art. R. 3133-1 à 3133-4. Pour ces observations et pour une analyse détaillée de la jurisprudence française en cette matière voir Perlo N., « Le principe de subsidiarité horizontale : un renouvellement de la relation entre l’administration et les citoyens », Revue internationale de droit comparé 2014, n4, p. 983-1000.
  15. Voir http://notesondesign.org/olivier-jaspart/ ; http://rpubliquepourquoifaire.unblog.fr/2019/08/30/presentation-dun-modele-de-reglement-dadministration-mise-en-commun/ ; voir aussi Jaspart O. « Vers un droit administratif des biens communs ? », Horizons publics sept.-oct. 2019, n11, p. 42-47.
  16. Bollier D., « Who May Use the King’s Forest ? The Meaning of Magna Carta, Commons and Law in Our Time », www.bollier.org 14 sept. 2015.
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