Revue

Dossier

Les comptabilités socio-environnementales : un regard européen

Le 23 mai 2022

Quelles perspectives au regard des récents développements européens sur les normes extra-financières ?

Résumé

L’Union européenne propose une nouvelle politique de finance durable basée sur une taxonomie intégrant une « durabilité » des activités et une directive sur les normes extra-financières. Elle se fixe de définir tant les objectifs que les modalités de reporting. Ces nouvelles narratives pourraient favoriser in fine les caractéristiques des comptabilités multi-capitaux. L’exemple de la norme climat reste toutefois de facture « classique », même si elle peut contribuer à amener ces éléments qualitatifs et quantitatifs plus pertinents et ouverts aux enjeux de niveaux de préservation.

En 2018, la Commission européenne a établi un plan d’action sur la finance durable1 pour amener le système financier à soutenir les actions de l’Union européenne (UE) en matière de climat et de développement durable. Il comporte trois objectifs : réorienter les flux de capitaux vers les entreprises et les technologies plus durables ; intégrer systématiquement la durabilité dans la gestion des risques, et promouvoir la transparence et une vision à long terme dans les activités économiques et financières. Ce plan est unique par sa portée, ses objectifs et sa gouvernance. Il se décline en dix actions spécifiques pour rendre les marchés financiers européens plus durables.

Dans ce cadre, deux nouvelles réglementations semblent importantes afin d’aider à mettre en place une comptabilité multi-capitaux au niveau européen.

La taxonomie européenne des activités durables

Ce premier référentiel d’activité économique durable pose les bases des objectifs environnementaux et sociaux que l’Europe se donne, comme l’atténuation du changement climatique, l’adaptation, l’utilisation durable et la protection des ressources aquatiques et marines, la transition vers une économie circulaire, la prévention et la réduction de la pollution ainsi que la restauration de la biodiversité et des écosystèmes. L’objectif premier est de normaliser les activités dites « durables » afin d’éviter les allégations environnementales et réorienter les investissements vers ces activités. Une finance qui serait réellement durable doit déjà satisfaire cette condition. En effet, n’importe quel actif sous-jacent du financement doit en premier lieu être durable. Les récentes controverses autour de la notion de durabilité posent question sur la classification de certaines activités (gaz et nucléaire notamment) dans la taxonomie.

Le but n’est pas seulement de donner un référentiel d’activité dit « durable ». Le règlement taxonomique ajoute une nouvelle obligation de reporting extra-financier qui oblige à davantage de transparence de la part des entreprises et des investisseurs. En effet, ils vont devoir publier la part de leur chiffre d’affaires et de leurs investissements compatibles avec le référentiel taxonomique. Cette obligation permettra de créer une nouvelle connexion entre les aspects financiers et non financiers, en affichant des résultats qui peuvent par exemple légitimer des demandes de financement.

Afin d’améliorer leur pourcentage d’activité dit « taxonomique », les entreprises vont devoir montrer la valeur qu’elles créent au regard des objectifs environnementaux. Elles vont devoir justifier régulièrement par le biais d’outils de mesure l’atteinte de leurs objectifs. Cela apportera à ces entreprises une sorte de boussole, les aidant à gérer et piloter leurs activités dans la bonne direction. Tout ce travail permettra une montée en puissance de la narrative de la comptabilité multi-capitaux et permettra de sensibiliser les équipes financières des entreprises, des contrôleurs de gestion aux experts comptables et, in fine, améliorer leur lien avec les équipes de responsabilité sociale et environnementale (RSE). Cela va aussi sans doute permettre une amélioration des progiciels de gestion intégrée (PGI) et donc de mieux considérer les données extra-financières. Même si, dans le cas d’une comptabilité multi-capitaux, il me semble que de nouveaux outils restent à inventer afin de permettre une meilleure gestion du capital naturel et des bases de données. En effet, à ma connaissance, la majorité des logiciels RSE, disposent seulement d’une vision carbone et énergie : étendre leur porter pourrait permettre d’automatiser la collecte et la restitution d’autres données, par exemple, sur la biodiversité ou la pollution.

Même si l’identification des capitaux naturels semble s’améliorer, le mécanisme comptable est toujours classique : il n’y a pas encore de suivi précis de capitaux [extra] financiers à travers leurs usages et consommations. La notion de coût de préservation, par exemple n’existe pas.

La proposition d’une nouvelle directive sur les normes extra-financières (CSRD)

Ce second projet (corporate sustainability reporting directive [CSRD]) exprime une volonté de considérer l’inclusion de la comptabilité multi-capitaux dans les futurs standards de reporting extra-financier. Elle rappelle que le standard doit avoir la capacité d’inclure des indicateurs monétaires sur les impacts de durabilité (par exemple, le projet UE Life transparent).

Dans ce cadre, la commission a mandaté le groupe consultatif européen sur l’information financière (EFRAG), dont je fais partie, pour rédiger de nouvelles normes sur le reporting extra-financier. Ce nouveau cadre de reporting standardisé constitue un préalable utile pour la mise en place d’une comptabilité multi-capitaux, mais je vous le dis tout de suite : de manière assez étonnante (ou pas), ce standard n’est pas une révolution sur la comptabilité, cela n’était d’ailleurs pas l’objectif. Cependant plusieurs axes amènent à quelques petites révolutions qualitatives d’importance pour nombre d’entreprises. Voici quelques exemples tirés du projet de norme et spécialement du climat.

Tout d’abord l’EFRAG confirme dans ce document de travail que la double matérialité est la seule approche de la matérialité à s’inscrire dans la voie de la transition énergétique, écologique et sociale voulue par l’UE. Pour l’EFRAG, la double matérialité est l’union de la matérialité de l’impact et de la matérialité financière, c’est-à-dire l’étude des impacts de l’environnement sur l’entreprise et de l’entreprise sur son environnement. L’impact de durabilité peut devenir financier lorsqu’il se traduit ou est susceptible de se traduire à court, moyen et long terme par des effets financiers. Les processus d’évaluation de la matérialité doivent être réalisés par le comité d’entreprise organisé en plusieurs étapes, ce processus devrait améliorer la fiabilité de l’approche de la matérialité d’impact et mieux évaluer l’importance des sujets de durabilité d’un point de vue financier.

L’exemple du projet de norme climat

Plusieurs avancées apparaissent par rapport à l’ancienne directive donnant davantage de crédibilité à l’exercice de reporting non financier. À mon sens, trois exigences clés sont importantes : la première est l’obligation de faire un bilan de gaz à effet de serre (GES) pour les entreprises affectées par la directive. Le projet de norme mentionne bien l’évaluation de tous les scopes d’émissions établis par le GHG Protocol, dont le scope 3, évaluant les émissions de la chaîne de valeur de l’organisation. Cette démarche est indispensable pour la mise en place de plans de transition permettant de faire émerger une économie bas-carbone cohérente avec les Accords de Paris.

La deuxième concerne les objectifs climatiques, le projet de norme précise ce qui doit être divulgué concernant les objectifs d’atténuation du changement climatique et d’adaptation. Cependant, il ne prescrit (malheureusement) pas une obligation d’adopter un objectif. En effet, l’obligation de l’entreprise à adopter un objectif climatique compatible à une trajectoire 1,5 °C pourrait être basée sur d’autres réglementations telle que la directive sur la gouvernance durable de l’entreprise2. Cependant, la norme rend obligatoire la divulgation de l’objectif « adopté ». Il s’agit en vérité d’une avancée timide, car il serait obligatoire de mesurer son impact, mais sans se fixer d’objectifs. Mais même dans son état imparfait, cette exigence crédibilise davantage l’engagement des entreprises, car elle obligerait les entreprises à modéliser les leviers de réduction prévus pour l’atteinte de son objectif et serait aussi dans l’obligation de le comparer avec l’objectif de 1,5 °C.

En ce qui concerne l’objectif zéro émission nette3, l’EFRAG conclut qu’il n’existe pas à l’heure actuelle de consensus sur la définition et les méthodologies d’évaluation de la neutralité climatique et/ou des émissions nettes nulles au niveau de l’entité. Cependant, la norme impose de préciser la méthodologie et les cadres appliqués et utilisés pour l’objectif zéro émission nette, à quels périmètres l’objectif s’applique et comment les émissions résiduelles de GES sont destinées à être neutralisées ?

Enfin les entreprises devraient divulguer un plan de transition associé à l’objectif climatique. Cette exigence reflète certaines des meilleures pratiques disponibles telles que l’initiative Act low carbon transition (ACT) de l’ADEME ou du groupe de travail sur la publication d’informations financières relatives au climat (Task force on climate related financial disclosures [TCFD]). Le concept de plan de transition d’entreprise a progressivement imprégné le discours sur la finance durable, en particulier dans la proposition de directive CSRD de la Commission européenne et de la taxonomie.

L’objectif principal du plan de transition est d’aider les préparateurs, les parties prenantes et les régulateurs à évaluer la crédibilité de l’objectif climatique fixé par l’entreprise. Il contient des informations innovantes comme l’identification des leviers de décarbonation et les émissions verrouillées (c’est-à-dire les émissions qui ne peuvent être évitées même avec des mesures de décarbonation). Cela va nécessiter des efforts de modélisation de la part de l’entreprise et un effort de transparence sur les hypothèses prises notamment sur le développement des technologies de décarbonation.

Ces éléments sont cruciaux pour crédibiliser le chemin emprunté par l’entreprise afin de réaliser sa transition. Cela donnera de la visibilité sur la possibilité ou non d’atteindre ses objectifs. C’est un signal important et la Commission européenne devrait, selon moi, s’appuyer sur ce projet et explorer la relation entre les plans de transition entreprises, les plans sectoriels, les budgets carbones ainsi que les politiques de finance durable. Il me semble qu’elle doit aussi travailler sur la future utilisation de ces informations, notamment le règlement sur la gouvernance en matière de développement durable, le lien avec le règlement sur les exigences de fonds propres des acteurs bancaires et la taxonomie. L’ADEME invite donc la Commission européenne à identifier des pistes d’action pour parvenir à une utilisation efficace des plans de transition climatique des entreprises.

Pour terminer sur la norme climat, une approche sur la monétisation des risques physiques et de transition devrait faire la connexion entre le financier et le non financier. L’idée est de comprendre comment les risques climat peuvent affecter la future performance et le développement de l’entreprise et cela en valeur monétaire et en pourcentage du revenu généré par les activités exposées. Le projet de norme climat semble in fine apporter des outils permettant de connecter les référentiels amenant des éléments quantitatifs et qualitatifs parfois pertinents pour la démarche multi capitaux.

Pour conclure, même si l’identification des capitaux naturels semble s’améliorer, le mécanisme comptable est toujours classique : il n’y a pas encore de suivi précis de capitaux [extra] financiers à travers leurs usages et consommations. La notion de coût de préservation, par exemple n’existe pas. Les développements vont devoir continuer et le projet de norme et son ambition peuvent encore évoluer. Cependant, dans le cadre de la comptabilité multi-capitaux, la normalisation et l’amélioration de l’accès aux données environnementales sont nécessaires pour abaisser les barrières à l’entrée ainsi qu’améliorer la cohérence, la réplicabilité et la pertinence de nouveaux systèmes comptables.

  1. https://ec.europa.eu/info/business-economy-euro/
  2. https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/12548-Sustainable-corporate-governance
  3. https://www.un.org/fr/climatechange/net-zero-coalition
×

A lire aussi