Revue

Dossier

Les instruments d’un État qui expérimente : l’exemple du programme 100 % inclusion

Muriel Pénicaud, ministre du Travail, accompagnée de Jean-Marie Marx, Haut-commissaire aux compétences et à l’inclusion par l’emploi, et d’Éric Kayser, Président du jury, dévoile le 6 novembre 2018 le nom des premiers lauréats de l’appel à projets « 100 % inclusion – La fabrique de la remobilisation », lancé le 4 juin 2018,
Muriel Pénicaud, ministre du Travail, accompagnée de Jean-Marie Marx, Haut-commissaire aux compétences et à l’inclusion par l’emploi, et d’Éric Kayser, Président du jury, dévoile le 6 novembre 2018 le nom des premiers lauréats de l’appel à projets « 100 % inclusion – La fabrique de la remobilisation », lancé le 4 juin 2018, dans le cadre du Plan d’investissement dans les compétences. L’appel à projets 100 % inclusion a pour objectif de promouvoir les projets les plus innovants en matière d’inclusion des personnes les plus vulnérables et d’expérimenter de nouvelles approches pour remobiliser, accompagner, développer et valoriser les compétences de ces publics. Une priorité est mise sur les quartiers de la politique de la ville, les zones rurales enclavées et les territoires d’outre-mer.
©Ministère du Travail
Le 30 août 2024

Lancé en 2018, le programme "100 % inclusion, la fabrique de la remobilisation" a une double ambition originelle : expérimenter de nouvelles modalités d’intervention en direction des actifs les plus vulnérables, et expérimenter de nouvelles façons de concevoir et déployer de l’action publique. Cette double ambition a-t-elle été couronnée de succès ? L’histoire n’est pas si simple, et il convient d’essayer d’en suivre les méandres, pour en tirer quelques enseignements.

Résumé

À partir de 2018, un plan d’investissement dans les compétences (PIC) de 14 milliards d’euros est déployé, sous le pilotage du ministère du Travail. Dans ce cadre d’ensemble conséquent, un véhicule pourrait passer inaperçu : les fonds dits d’« expérimentation » du PIC, sur lesquels est lancé le programme 100 % inclusion. L’ambition du programme est double : expérimenter de nouvelles modalités d’intervention en direction des actifs les plus vulnérables, mais aussi expérimenter de nouvelles façons de concevoir et déployer de l’action publique.

Cet article rend compte de la façon dont cette ambition transformatrice s’est traduite concrètement dans les premiers temps d’engagement du programme et suit son devenir, à l’épreuve de la crise sanitaire, des premières inflexions politiques et du renouvellement des équipes. Il invite à porter attention à ce qui instrumente l’État dans sa dynamique d’expérimentation et d’apprentissage : ce qui est susceptible de soutenir ou de grever cette dynamique, une fois le premier temps du volontarisme politique passé.

Appelant à distinguer clairement « expérimentation » et « innovation » (la première embarquant avec elle un devoir d’apprentissage, la seconde l’idée d’une obsolescence programmée), l’auteure voit dans l’attention portée au design, non seulement des interventions, mais encore des dispositifs d’apprentissages, la condition d’un État réellement expérimental.

Les fonds d’expérimentation du PIC, une voie possible de transformation de l’État ?

Automne 2017 : des équipes se mettent en place au sein du ministère du Travail, côté administration et cabinet ministériel, et un Haut-commissariat aux compétences est créé, rattaché à la ministre du Travail, en vue de porter un élément majeur du programme d’Emmanuel Macron, et de son conseiller, l’économiste Jean Pisani-Ferry : le PIC1. Chiffré à 14 milliards d’euros sur cinq ans (2018-2022), ce plan vise à « édifier une société de compétences » en investissant dans la formation professionnelle et l’accompagnement de deux millions de personnes en difficulté sur le marché du travail, jeunes ou demandeurs d’emploi peu ou pas qualifiés. Dans le cadre du PIC, 700 millions d’euros sont prévus pour « expérimenter et transformer en profondeur » au niveau national2, dont 400 millions à la main du nouveau département de la stratégie, au sein de la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), pour des « expérimentations destinées à améliorer les parcours des publics les plus en difficulté » 3. Ces fonds sont ceux que les acteurs connaitront par la suite sous le nom de « fonds d’expérimentation » du PIC.

Parmi les programmes déployés sur ces fonds, l’un incarne, plus que les autres, cette ambition expérimentale : le programme nommé « 100 % inclusion, la fabrique de la remobilisation ». Fortement voulu, puis porté par la ministre du Travail de l’époque, Muriel Pénicaud, et le Haut-commissaire aux compétences, Jean-Marie Marx, le programme 100 % inclusion est lancé en 2018, avec un double mandat4 :

  • expérimenter de nouvelles modalités d’intervention en direction des actifs les plus vulnérables (jeunes décrocheurs scolaires, personnes au chômage de longue durée, réfugiés, parents isolés, sortants de prison, personnes présentant des problématiques de santé, d’addictions, d’illettrisme, etc.) ;
  • expérimenter de nouvelles façons de concevoir et déployer des politiques publiques, au sein de l’administration.

L’expérimentation est d’emblée conçue comme levier de transformation externe et interne.

Avant d’en voir les traductions concrètes, soulignons un point intéressant, qui a été peu regardé à ce stade dans les travaux d’évaluation du PIC. À certains égards, le PIC apparaît comme une voie possible et originale de transformation de l’État : une transformation qui ne se ferait pas « à l’arrêt », mais à la faveur de la conception et du déploiement d’un grand plan, lesquels amèneraient une évolution de l’organisation, des instruments de l’État, de ses modalités d’intervention, etc. S’il en est ainsi, c’est que le pilotage du PIC rompt avec le précédent des plans d’investissement d’avenir (PIA). De manière assez inédite pour un plan d’une telle ambition, un ministère (en l’occurrence le ministère du Travail) est désigné ministère « chef de file » ; la ministre du Travail préside un comité de pilotage interministériel ; un Haut-commissariat est créé, qui lui est rattaché ; un nouveau département de la stratégie voit le jour au sein de l’administration centrale pour assurer la chefferie de projet. Autrement dit, un ministère et son administration sont mis au cœur du jeu5.

Traduire l’ambition d’expérimentation : l’importance des instruments

Quelles sont les traductions, cela étant, de ce double mandat d’expérimentation ? Comment cela a-t-il été mis en œuvre ? Nous pouvons en rendre compte, en suivant le programme 100 % inclusion. Un appel à projets est lancé en juin 2018 : il vise à faire émerger de nouveaux consortiums d’acteurs6, alliés pour résoudre localement les problématiques concrètes de l’inclusion des publics en grand décrochage sur le marché du travail. La rédaction du cahier des charges fait l’objet de très nombreux allers-retours entre l’administration et le cabinet, et entre différents services de l’administration. Il s’agit de faire exister un espace d’intervention nouveau, sur le fond et en méthode7. Les termes du cahier des charges doivent réussir à le traduire clairement, afin que ne se perde pas d’emblée l’intention transformatrice : « Le présent appel à projets représente la première vague d’un processus de soutien à l’expérimentation. Il s’inscrit dans une logique de recherche et développement […]. » 8 Plusieurs caractéristiques essentielles à une démarche d’expérimentation sont fixées dès cet appel à projets : il est attendu des porteurs de projet une « capacité à expérimenter par itérations successives, dans une logique de test, d’analyse et d’amélioration rapide » ; les porteurs devront « documenter » la conduite de leur projet « de façon détaillée, qualitativement et quantitativement, pour favoriser la capitalisation des expériences », etc. Il est intéressant de remarquer que ce cahier des charges sera, pour partie, réutilisé (dans le cadre d’autres appels à projets gérés au niveau national, déconcentré, voire décentralisé), constituant un de ces artefacts durables qui survit au programme qui l’a fait émerger.

Autre artefact, ou outil essentiel à la dynamique d’expérimentation : le modèle de conventionnement passé avec les porteurs de projet. On insiste rarement sur ces différents instruments (un cahier des charges, un modèle de conventionnement, un système de pilotage, etc.), alors même que leur bon paramétrage est déterminant pour qu’ait une chance d’advenir la politique en question (l’intention transformatrice pouvant facilement se fracasser sur le mur d’un instrument inadapté). Dans le cas du programme 100 % inclusion, plusieurs paramètres importants de contractualisation sont à relever. Le premier : l’engagement de l’État est pluriannuel (jusqu’à trois ans de financements par projet). Il s’agit de donner de la visibilité aux acteurs, de leur permettre d’investir (dans le recrutement de nouveaux profils ou la montée en compétences des équipes, dans le développement de partenariats locaux et d’outils adaptés, etc.) et de leur donner le temps de tester et dé-risquer les composantes principales de leur projet. Deuxième paramètre important : l’État « prend le risque le premier ». Dans les conventions signées avec les lauréats, les mécanismes retenus l’amènent à décaisser une première « mise pour voir » (jusqu’à 45 % du financement demandé), sur présentation d’un plan prévisionnel de financement par le porteur de projet. De façon relativement inédite, les arbitrages ont permis que la vérification des cofinancements ne se fasse pas a priori, mais a posteriori (avant chaque nouvel appel de fonds du porteur de projet à l’État). L’objectif : que le champ d’expérimentation soit réellement ouvert à de nouveaux acteurs, ne disposant pas de fonds propres ou de capacités à lever des cofinancements importants d’entrée de jeu. Une troisième caractéristique importante des conventionnements 100 % inclusion vise à encadrer un droit à « modification substantielle » des projets, essentiel à la dynamique d’expérimentation9, sans que cela ne conduise à signer un chèque en blanc aux porteurs. Trouver ces points d’équilibre, dans des formes contractuelles qui tiennent, n’est pas une mince affaire quand on connaît le cadre budgétaire et comptable et les règles de contrôle des engagements de l’État. C’est pourtant bien à ces conditions que peut commencer à exister quelque chose comme un nouvel espace d’expérimentations, où l’État et les acteurs de terrain s’engagent ensemble autrement, prennent des risques, explorent et apprennent, sur le fond et en méthode.

De nouveaux gestes professionnels sont promus, visant à passer de la posture d’un État qui « finance et contrôle » à celle d’un État qui « finance, facilite et apprend » aux côtés des porteurs de projet.

Une dernière traduction importante de cette ambition affichée d’expérimentation tient dans les ressources humaines dédiées aux fonds d’expérimentation du PIC et aux modalités d’animation du programme 100 % inclusion. Six nouvelles fiches de poste sont publiées sur la bourse de l’emploi public en août 2018. Il s’agit de constituer une équipe de type « lab », mêlant des agents en mobilité interne et des ressources recrutées à l’externe, sur des compétences plus difficiles à trouver dans l’État (facilitation, animation de communautés, innovation technologique et sociale, etc.). Un accord-cadre, passé par la suite, amplifiera les moyens à disposition du lab et, plus généralement, de l’administration. L’espace de travail de l’équipe se transforme, les bureaux fermés laissant place à un open space, et un second espace est aménagé, au carrefour des couloirs, pour l’échange et les animations. Une sémantique assez neuve apparaît au sein de la DGEFP. Un réseau commence à se tisser avec l’écosystème de l’innovation publique (avec le Bercy lab en particulier, dont les retours d’expérience seront essentiels au lancement du lab DGEFP, avec le 110bis, laboratoire du ministère de l’Éducation nationale, avec la DITP, etc.). De nouveaux gestes professionnels sont promus, visant à passer de la posture d’un État qui « finance et contrôle » à celle d’un État qui « finance, facilite et apprend » aux côtés des porteurs de projet. Cela se traduit par : l’organisation régulière d’ateliers (dits « sessions lab »), thématiques ou territoriaux, avec les porteurs de projet et leurs parties prenantes (notamment en services déconcentrés, DREETS et DDETS), un répertoire d’outils d’animation d’ateliers d’intelligence collective, la formation d’agents volontaires aux techniques de « dialogue collaboratif », afin d’organiser des « comités de bénéficiaires », la mise en place de premiers outils de suivi des expérimentations et de collecte des apprentissages (un « guide de facilitation » pour le suivi de projets fourni aux services déconcentrés, un modèle de rapport « de réalisations et d’apprentissages » fourni aux porteurs de projet, ou un espace collaboratif en ligne dédié à la communauté des expérimentations).

On insiste rarement sur ces différents instruments (un cahier des charges, un modèle de conventionnement, un système de pilotage, etc.), alors même que leur bon paramétrage est déterminant pour qu’ait une chance d’advenir la politique en question.

Est-ce à dire que la double ambition visée à travers le programme 100 % inclusion, celle d’expérimenter de nouvelles modalités d’intervention en direction des actifs les plus vulnérables et celle d’expérimenter de nouvelles façons de concevoir et de déployer de l’action publique, ait été couronnée de succès ? L’histoire n’est pas si simple, et il convient d’essayer d’en suivre les méandres, pour en tirer quelques enseignements.

Le temps des inflexions politiques et des passages de relais

La crise sanitaire liée à la pandémie de covid-19 constitue un premier séisme. Elle intervient alors que la plupart des projets retenus dans le cadre du 100 % inclusion sont à peine lancés (quelques semaines à quelques mois de déploiement), amenant à suspendre toutes les interventions programmées, mais obligeant aussi les acteurs sur le terrain (et les équipes de l’administration) à faire preuve d’inventivité et d’agilité afin que ne se rompent pas complètement les liens et filets de sécurité qu’ils ont commencé à tisser en direction de jeunes et d’adultes en grande précarité.

On est porté à penser, cependant, que l’affaissement principal dans cette dynamique d’expérimentation qui s’est progressivement mise en place entre 2018 et 2020 se trouve ailleurs que sur le terrain. Corollaire de la crise, les priorités politiques évoluent, et bientôt les équipes (le remaniement de juillet 2020 voit le départ de Muriel Pénicaud, remplacée par Élisabeth Borne au ministère du Travail). Le PIC quitte le devant de la scène, au profit d’autres objets politiques plus portés, auxquels il contribue (plan de relance avec 1 jeune 1 solution, plan de réduction des tensions de recrutement, etc.). Le court terme met à mal les intentions transformatrices.

Dans le cas du programme 100 % inclusion, une injonction nouvelle apparaît : celle de faire davantage « d’entrées » pour répondre aux conséquences sociales de la crise. Les expérimentations engagées ne permettent pas un passage à l’échelle rapide : la plupart des projets sont en phase de tests. L’option retenue consistera à rouvrir de nouvelles fenêtres de sélection de projets, avec une conséquence majeure : l’engorgement des équipes en charge du programme10, déjà sous pression et qui se trouvent submergées par de nouvelles phases (amont) d’instruction, de sélection et de contractualisation de projets, au détriment des phases (aval) de facilitation des expérimentations en cours de déploiement, d’animation de la communauté d’acteurs, de partage et de consolidation des apprentissages (capitalisation). Pour en donner l’idée, une première note d’intention du lab DGEFP envisageait accompagner moins de 10 structures (sur une première année). Dans le cadre du seul appel à projets 100 % inclusion11, six projets lauréats sont retenus en décembre 2018, 15 lauréats les rejoignent en avril 2019, puis 32 lauréats en mars 2020 (avant l’inflexion donnée par le ministère suite à la crise sanitaire) et 12 supplémentaires en juillet 2020. Une dernière vague suivra en 2021, qui fera monter à plus de 100 le total des « expérimentations » financées. Si les guillemets s’imposent à ce stade, c’est que l’intention transformatrice se dilue en grande partie dans cette ambition de volume. À taille d’équipe constante, la capacité d’apprentissage et de pilotage qualitatif du programme 100 % inclusion ne se trouve pas inchangée, que l’on parle d’une vingtaine ou bien d’une centaine de projets à accompagner.

C’est une histoire à première vue assez classique que celle que nous racontons là. Un programme « innovant » est lancé, avec (en l’espèce) des moyens budgétaires très importants (de l’ordre de 200 millions d’euros d’engagement de l’État, au titre du 100 % inclusion, auxquels il conviendrait d’ajouter les coûts des agents mobilisés, au sein de l’administration centrale ou dans les services déconcentrés, ponctuellement ou à temps plein). Ce programme est politiquement porté sur une, deux, voire trois années, avant qu’un nouvel objet ne vienne le remplacer, pour quelque raison exogène ou endogène que ce soit. Si la crise sanitaire a donné un coup de frein brutal et précoce à la dynamique d’expérimentation engagée, il est probable que le simple passage du temps ait produit un phénomène d’usure comparable : il reste relativement rare qu’une équipe gouvernementale reprenne à son compte un programme fortement porté par l’équipe précédente, sans le dévoyer ou lui préférer une nouvelle « innovation ».

Cela ne signifie pas cependant que le programme disparaît. Dans le cas qui nous occupe, il est plus juste de dire que le programme entre dans une deuxième phase. À l’automne 2020, toutes les personnes qui ont été peu ou prou impliquées dans la conception du 100 % inclusion au ministère du Travail sont parties – à commencer par la ministre elle-même – le Haut-commissaire aux compétences, son responsable de programmes, la directrice de l’administration centrale qui a appuyé la création du lab, le responsable du département de la stratégie et chef du projet du PIC, et moi-même, ajointe au chef de projet, en charge des fonds d’expérimentation et de l’équipe lab. La dynamique expérimentale souhaitée et engagée doit tenir l’épreuve de ce passage de relais. S’il est plus difficile de suivre le devenir d’une dynamique transformatrice, une fois entrée dans ce second temps caractérisé par un portage plus diffus, il est intéressant de le faire, pour mieux comprendre ce qui lui permet de durer, voire de se développer, ou au contraire ce qui la fait avorter.

Quels sont les gestes professionnels et instruments durables susceptibles de soutenir une dynamique d’expérimentation ?

Quoique fortement malmenée, la dynamique expérimentale lancée avec le 100 % inclusion survit au séisme de la crise sanitaire et au remaniement qui s’ensuit. S’il en est ainsi, c’est d’abord en raison de l’inertie propre au programme engagé. Un certain nombre d’éléments crée de l’irréversibilité. La Caisse des dépôts a été désignée opérateur du mandat 100 % inclusion, pour le compte du ministère. Une partie des fonds leur a été décaissée et une convention de gestion lie les deux parties. Les conventions avec les lauréats, pour leur part, engagent l’État (via la Caisse des dépôts) sur deux ou trois années. La passation d’un marché (dit « marché lab »), visant des « prestations d’accompagnement au développement de démarches d’expérimentation et d’innovation inclusive, d’évaluation, de concertation et d’analyse, dans le cadre du PIC et des politiques de l’emploi et de la formation professionnelle », à partir de novembre 2019, quoique très laborieuse, renforce la dynamique lancée, en portant la promesse de moyens humains supplémentaires, externalisés. Ces éléments créent un nouveau cadre d’action publique, lent à mettre en place, mais plus pérenne que la volonté politique. Il tient aussi longtemps que tiennent les financements du PIC.

Il faut cependant être capable de suivre des éléments d’une autre nature, pour rendre raison de la dynamique de transformation, lancée ou avortée : des éléments qui ne dépendent pas (plus) des budgets alloués, et qui constituent autant de « principes actifs » d’une dynamique expérimentale, susceptibles de durer indépendamment du programme qui les a fait émerger.

J’ai parlé précédemment d’artefacts durables : un cahier des charges empruntant au langage de l’expérimentation, objet d’appropriations ultérieures, pour d’autres appels à projets ; un modèle de conventionnement essayant de tenir l’équilibre entre plasticité requise par tout projet expérimental et encadrement de l’engagement de l’État, offrant là aussi un antécédent sur lequel d’autres, dans l’administration, pourront venir s’appuyer ; des outils d’animation adaptés à un programme d’expérimentation. On peut ajouter : un répertoire d’actions et de postures nouvelles ; des compétences de facilitation développées au sein de l’administration ; des espaces et des temps dédiés, etc. Quelle pérennité ou péremption, une fois le premier temps de volontarisme et de portage politique passé ? L’histoire de ce qui soutient une dynamique d’expérimentation, au sein d’une administration, est à écrire. Il s’agit d’une histoire modeste, mais qui traverse de nombreux ministères. Porter attention à ce qui dure (outils et agents formés à de nouvelles compétences, notamment) plutôt qu’aux interventions elles-mêmes, dans le cadre de programmes d’innovation ou d’expérimentation, revient à les éclairer d’un jour nouveau. Les résultats et les échecs n’apparaissent pas forcément aux mêmes endroits.

Rétrospectivement, il est possible d’affirmer qu’une des raisons principales de la difficulté du programme 100 % inclusion à tenir dans son intention transformatrice a été la faiblesse de son instrumentation, au regard de celle prévalant jusque-là dans l’administration (une instrumentation davantage adaptée au suivi d’actions « récurrentes » et entièrement « planifiées »). Suite au séisme de la crise, à la nouvelle donne politique et au changement d’une partie des équipes, ce qui reprend le dessus, c’est un pilotage du programme au moyen de macro-données, ne laissant plus transpirer grand-chose des apprentissages engrangés par la communauté d’acteurs. De retour au ministère du Travail, au Haut-commissariat aux compétences, un an après avoir quitté mes fonctions à la DGEFP, j’ai la surprise de constater que la réussite ou l’échec du programme 100 % inclusion se mesure alors assez abruptement à :

  • une capacité d’engagement budgétaire (versus une sous-consommation) ;
  • l’atteinte ou non d’objectifs cibles d’entrées.

Les instruments permettant d’agréger et de faire remonter au plus haut niveau de l’État les apprentissages enregistrés sur le terrain et dans les services n’existent pas : ces « résultats » ne sont pas comptés ; ils ne comptent pas.

En 2018-2019, dans les premières phases d’engagement du programme, une phrase résumait assez bien le contrat conclu entre les acteurs (du Haut-commissaire aux compétences aux acteurs financés, en passant par la personne en charge du suivi du PIC au secrétariat général pour l’investissement et par les référents en services déconcentrés) : « Une expérimentation ne peut jamais échouer : soit on réussit, soit on apprend. » Ce mantra avait vocation à dessiner une ligne de démarcation claire entre innovation et expérimentation. L’expérimentation embarque avec elle un devoir d’apprentissage, là où l’innovation embarque plutôt une idée d’obsolescence programmée (une nouveauté en chassant toujours une autre). Toutefois, l’expérimentation suppose une instrumentation adaptée. L’État peut-il apprendre ? À quelles conditions le peut-il ? Comment faire en sorte que les enseignements engrangés sur le terrain et dans les services circulent dans la grande tuyauterie de l’État et deviennent opérants ? Et sous quelles formes le peuvent-ils ?

À l’été 2021, un chantier « de capitalisation » est lancé, du côté de la DGEFP et du Haut-commissariat aux compétences. Les travaux sont partiels et prennent des formes diverses : tableaux de données « socles » ; ateliers d’intelligence collective sur de premiers ensembles de pratiques intéressantes ; séminaires de présentation et d’échange autour des résultats ou de la méthodologie d’évaluation d’une des expérimentations ; collection de guides de capitalisation à destination des acteurs12 ; rapport. Aucune de ces formes n’est en soi suffisante, et aucune ne remplace des travaux d’évaluation menés par des parties indépendantes13.

La pluralité de ces formes suffit cependant à faire apparaître un espace à forte valeur ajoutée, assez peu investi par l’État et les acteurs publics, alors même que l’on connaît une inflation notable du recours au vocable de l’expérimentation depuis 200314 : celui du design des dispositifs d’apprentissages. Un État réellement expérimental (et donc apprenant), comme le concevait John Dewey15, ne peut l’être qu’à cette condition : que l’attention au design des dispositifs d’intervention soit systématiquement doublée d’une attention égale au design des dispositifs qui permettront d’enregistrer, au fur et à mesure, tout type d’apprentissages, de les consolider et de les faire circuler, au sein de l’État et auprès des parties concernées. Afin qu’ils éclairent et servent l’action publique, et son amélioration continue.

  1. Pisani-Ferry J., Le grand plan d’investissement 2018-2022, rapport au Premier ministre, sept. 2017.
  2. Hors lignes d’expérimentation régionale, inscrites dans les pactes, déclinaisons régionales du PIC.
  3. Haut-commissariat aux compétences et DGEFP, « Matrice du plan d’investissement dans les compétences, bloc 4.1 », déc. 2017.
  4. Ce double mandat est explicite au niveau de la direction de la DGEFP et du département de la stratégie, quoi qu’inégalement au-delà (à ce sujet, consulter la « note d’opportunité » relative à la création d’un « lab/XP DGEFP », en date du 18 février 2018 et documentation ultérieure).
  5. Dans le cadre des PIA, quoique sur des champs d’investissement parfois très proches (à l’instar du programme Partenariats pour la formation professionnelle et l’emploi [PFPE] du PIA2 ou du programme Ingénierie de formations professionnelles et d’offres d’accompagnement innovants [IFPAI] du PIA3), la gouvernance retenue est tout autre. Pilotés par le secrétariat général pour l’investissement (SGPI) rattaché au Premier ministre, la mise en œuvre des PIA est déléguée à des opérateurs externes (la Banque des territoires, ou Caisse des dépôts, dans le cas des programmes PFPE et IFPAI), enjambant largement les administrations (et, de ce fait, les laissant inchangées).
  6. Acteurs associatifs du champ de la prévention et de la lutte contre la pauvreté, associations de proximité (tels que les clubs de sport), nouveaux acteurs de l’économie sociale et solidaire, structures d’insertion, organismes de formation, missions locales, collectivités, entreprises de secteurs en tension, fédérations professionnelles, etc.
  7. Je ne traite pas ici « du fond », autrement dit du périmètre d’intervention ouvert par cet appel à projets, mais seulement de la méthode. Le lecteur intéressé par ce périmètre de politique publique pourra lire de manière complémentaire : Dupont M., « “Former” les décrocheurs de la formation et de l’emploi ? L’expérimentation 100 % inclusion », Éducation permanente 2022/3, no 232, p. 37-46.
  8. Extraits du cahier des charges.
  9. Des modifications qui touchent non seulement aux actions, mais encore au budget, à la composition du consortium d’acteurs ou au calendrier de réalisations.
  10. Au sein de la DGEFP et au sein de la Caisse des dépôts, opérateur pour le compte de l’État sur le programme 100 % inclusion, qui travaille en étroite collaboration avec l’équipe lab.
  11. D’autres programmes sont lancés sur les fonds dits « d’expérimentation » du PIC.
  12. Accessibles en ligne : https://travail-emploi.gouv.fr/le-ministere-en-action/pic/article/les-meilleures-pratiques-du-pic-guides-de-capitalisation
  13. Le comité scientifique du PIC et, plus récemment, la Cour des comptes, ont diligenté un certain nombre de travaux d’évaluation du PIC. Aucun n’a spécifiquement porté à ce stade sur le programme 100 % inclusion.
  14. Depuis la révision constitutionnelle du 28 mars 2003.
  15. Dewey J., Le public et ses problèmes, 1927.
×

A lire aussi