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Magali Reghezza-Zitt : « La transition demande du courage politique, mais les marges de manœuvres sont là »

Le 27 juillet 2022

Les crises se cumulent. Elles provoquent des tensions sociales telles que nous arrivons à des bascules sociétales, des déstabilisations politiques. Ce n’est pas le changement climatique qui crée cela, c’est la non-préparation et l’inaction face aux crises quelles que soient leurs origines. Dans ce contexte, Magali Reghezza-Zitt, géographe et membre du Haut Conseil pour le climat, cherche avec nous les leviers à disposition des acteurs publics.

Les transitions : compliquées mais pas impossibles ?

Le terme « planification » fait écho à ce qu’il s’est passé dans les années 1950-1960. La France sortait d’une guerre terrible et le pays était fracturé entre les deux blocs politiques issus de la Résistance. Le contexte géopolitique était tout aussi perturbé que celui d’aujourd’hui, entre la Guerre froide et la décolonisation. Pourtant, en deux décennies, notre pays a réussi à mettre en place des révolutions technologiques, agricoles, urbaines et de transports. La sécurité sociale a été créée. Nous avons construit les grands ports, les autoroutes et les aéroports. Nous avons eu de nouveaux territoires touristiques, avec l’aménagement du Languedoc et le plan neige. Nous avons relancé l’industrie. Certains choix se révèlent inappropriés aujourd’hui. Il n’empêche que cette génération a réussi à faire, en vingt ans, des transformations structurelles majeures, y compris au niveau des ménages. Les premiers jalons ont été posés dans les dix premières années. Bien sûr, toute comparaison historique a ses limites et le monde a beaucoup changé. Mais nous avons vingt-trois ans pour atteindre la neutralité carbone et maintenir le réchauffement dans des seuils tolérables. L’histoire nous montre que le défi n’est pas impossible à relever. Une grande différence est que l’après-guerre est un temps de reconstruction. Nous, nous allons devoir détruire une partie de ce que nous avons construit. C’est perturbant de remettre en question nos modèles, nos certitudes et nos habitudes.

Faut-il du courage politique pour amener la population jusqu’à ces réflexions ?

Si pour que dix personnes aient un golf, il faut en assoiffer un million, il est assez facile de comprendre qu’il y a un problème. Aujourd’hui, les émissions sont très inégalement réparties et ceux qui émettent le moins sont ceux qui souffrent le plus du réchauffement. L’État doit jouer son rôle de planificateur, d’incitateur et d’arbitre, et garantir la sécurité de tous. Les collectivités territoriales, les entreprises, les producteurs, les ménages, doivent être accompagnés. Alors oui, face à l’inertie et à la défense d’intérêts particuliers, il faut du courage politique. Sur les territoires, c’est encore plus difficile. Quand les élus connaissent les gens, c’est parfois compliqué de dire non. Nous avons parfois besoin que le « non » vienne de plus haut pour ne pas mettre ses élus de terrain dans des positions intenables vis-à-vis de leurs administrés. Mais nous avons aussi besoin d’élus qui assument les nécessaires évolutions.

Quand on est une collectivité qui souhaite s’engager, à votre avis, quels sont les premiers leviers vers lesquels on peut se tourner ?

Il y a deux choses à faire. La première, c’est le diagnostic de vulnérabilité de son territoire. Il doit se faire par rapport à l’ensemble des risques présents (sociaux, économiques, etc.), pas uniquement des risques climatiques, tout en intégrant le climat qui change. Il faut ensuite définir les priorités et privilégier les solutions qui offrent le maximum de co-bénéfices, pour que les mesures prises aient des retombées positives pour le plus grand nombre. Et il faut accompagner ceux pour qui il y aura des pertes. Cela demande un diagnostic partagé sur le territoire, avec un maximum de parties prenantes impliquées. Le second point, c’est que ce diagnostic doit être l’occasion pour la collectivité de regarder ce qui existe déjà. Beaucoup d’actions en cours pourraient converger vers la transition. Ou être des amorces, des exemples de bonnes pratiques qui peuvent être mis au crédit du territoire, et qui demandent simplement à être approfondis. Capitaliser l’expérience peut orienter la stratégie. C’est donc un véritable diagnostic territorial dont on a besoin, et il manque.

Pourquoi ?

Parce que les collectivités sont soumises à des injonctions réglementaires de plus en plus fréquentes. En soi, ce sont de bonnes idées : les plans de prévention des risques, les plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET), les schémas de rénovation urbaine, les stratégies de résilience, etc. Il existe également de nombreux appels d’offres pour obtenir des financements pour lancer des programmes de rénovation, de réaménagement (action cœur de ville, quartiers résilients, etc.). Avec un risque de dispersion des efforts et d’épuisement. Aujourd’hui, nous avons des outils, beaucoup d’actions déjà engagées, des compétences et connaissances, parfois insuffisantes, mais qui sont là. Beaucoup d’expériences sont très largement ignorées, voire, d’une mandature à l’autre, oubliées. Si on essayait déjà de rendre performant ce qui existe et d’accélérer, de ne pas se contenter du quantitatif (combien de plans), mais d’évaluer la qualité des contenus, la mise en œuvre, les résultats, et de réorienter si besoin.

On manque d’une vision un peu globale ?

Nous manquons de temps pour nous poser et réfléchir. L’urgence n’est pourtant pas incompatible avec un nécessaire temps de pause où la collectivité, avec les parties prenantes du territoire, partage le diagnostic des besoins, où les attentes citoyennes s’expriment, où les spécificités, mais aussi les menaces qui concernent le territoire d’ici cinq, dix ou quinze ans sont identifiées, où les coûts de transition et l’équité du partage de l’effort sont discutés. Par exemple, une commune qui dépend de l’agriculture doit prendre en compte les chocs liés aux sécheresses, aux vagues de chaleur, au gel précoce, mais aussi à l’augmentation du coût des engrais, à l’inflation, à l’endettement. Tout cela menace l’activité agricole. Il faut aussi regarder les impacts de la zéro artificialisation nette (ZAN) des sols, le coût des transports et de la logistique, etc. Face à ça, l’agriculture offre des ressources essentielles. Les sols sont des réservoirs extraordinaires pour capter le carbone. L’agriculture a un pouvoir de préservation et de restauration de la biodiversité. Elle répond aussi à l’enjeu majeur d’une alimentation de qualité, avec des conséquences positives sur la santé. Donc le diagnostic pourrait donner : « Mon territoire est très dépendant de l’agriculture. Le secteur va rencontrer des difficultés majeures, avérées. Mais il y a aussi des potentialités à mettre en avant, à condition de s’adapter et de construire un projet de territoire autour de cette transition. »

L’urgence n’est pas incompatible avec un nécessaire temps de pause où la collectivité, avec les parties prenantes du territoire, partage le diagnostic des besoins, où les attentes citoyennes s’expriment.

La collectivité est peut-être le bon échelon pour passer de plusieurs petites initiatives à quelque chose d’un peu plus systémique ?

Nous avons des marges de manœuvre énormes. Plutôt que de parler d’écologie punitive et de réduire la transition aux petits gestes, nous avons besoin d’un récit mobilisateur. Ce n’est pas l’écologie qui est punitive, c’est l’inaction. Dans le climat qui change, ce sont des centaines d’exploitations agricoles qui sont menacées. Et quid des personnes qui sont dans l’automobile, qui vont perdre leur boulot ? Quid de celles qui vont souffrir des vagues de chaleur, des incendies, de ceux qu’il faudra déplacer à cause de la remontée du niveau marin. De nombreuses communes sont déjà directement touchées par les extrêmes climatiques. Les discours de l’inaction pointent les effets de la sortie du pétrole, de la fin des moteurs thermiques, de la réduction de la consommation sur l’emploi, mais nous n’avons pas attendu le changement climatique pour fermer les usines, le textile, les chantiers navals, la sidérurgie, etc. En revanche, on peut anticiper les coûts de transition, accompagner et investir dès à présent dans les emplois de demain.

Faut-il une vision globale ?

Chaque collectivité s’insère dans un territoire plus vaste et elle-même englobe des périmètres plus petits. Par exemple, la région regroupe des tas de collectivités différentes. La ville comprend plusieurs quartiers et un quartier, ce sont plusieurs maisons. Donc il faut être prudent parce que ce que vous faites sur le territoire A peut avoir des conséquences sur le territoire B. C’est pour cela que nous avons besoin de réfléchir à différents niveaux de l’architecture territoriale. Au niveau le plus élevé, on a besoin de stratégie, avec de grandes orientations, des arbitrages, des objectifs à atteindre qui fixent un cap, des priorités et une allocation de moyens. Et par moyens, j’entends aussi bien des moyens financiers que des moyens humains, des moyens juridiques et des moyens techniques.

Puis, chaque territoire, chaque échelon inférieur, va ensuite devoir inscrire sa propre stratégie dans ce schéma global…

Oui. Au niveau intermédiaire, la région par exemple, c’est la tactique : définir comment, où et quand mettre la stratégie en œuvre. Quels projets, quelles échéances et à quel prix. Et bien sûr, il y a la mise en œuvre, sur le terrain, forcément locale. Les problèmes rencontrés à l’échelle d’un quartier, d’une interco, d’un département, d’une région, ce ne sont pas les mêmes que ceux rencontrés au niveau de l’État. Donc il faut arrêter de chercher un périmètre d’action idéal. La seule chose à faire c’est d’avoir un niveau N+1 qui va regarder de façon indépendante s’il y a des incohérences et qui va arbitrer. Est-ce que moi, sur mon territoire, j’ai le droit de mettre en place une retenue collinaire ? Peut-être pas si à cause de ça, le territoire en aval n’a plus d’eau. Pour ça, il faut un arbitre, par exemple, au niveau du bassin versant.

Le changement d’imaginaire n’est pas idéologique. Il doit être à chaque fois fondé en sciences. Le discours positif n’est pas juste un discours de communication. Le GIEC, et donc la science, démontre que les coûts de l’inaction sont plus forts que les coûts d’action.

Mais parfois, les relations entre le national et le local sont tendues, cela constitue un frein ?

On a tout ce qu’il faut. Il existe énormément d’instruments. Il existe aussi beaucoup d’initiatives locales. En revanche, il faut absolument arrêter d’opposer le niveau national et le niveau local pour des raisons politiciennes et arrimer les politiques locales à une grande stratégie nationale, ambitieuse, qui manque encore, et qui doit aussi permettre de définir les moyens de chacun. S’il y a bien une croyance, c’est que tout doit se jouer au niveau local. Le local est paré des vertus de la proximité. Parce que les élus connaissent leurs administrés, leur territoire, il faudrait les laisser faire et tout va bien se passer. À l’inverse, il y a une autre croyance, toute aussi forte, celle que tout peut se piloter depuis un bureau à Matignon ou à l’Élysée, qu’il suffit de volontarisme ou de technocrates rompus à l’exercice, associé à quelques ingénieurs, pour que ça marche. Ni l’un ni l’autre ne fonctionne. Chacun doit en revanche jouer son rôle.

D’autres croyances nous empêchent d’avancer, de passer à l’acte ?

Deux illusions, que l’on retrouve au plus haut sommet de l’État. La première, c’est le solutionnisme technique. C’est de dire que la situation va être difficile pendant quelque temps, mais que des innovations arrivent et vont nous permettre de ne rien changer. Mais la question n’est pas de savoir si on va s’en tirer, c’est de savoir à quel prix. « On » s’en tirera toujours, mais la part des pertes et le nombre de victimes ne sont pas les mêmes en fonction des mesures prises. L’autre illusion, est de penser que, la sensibilisation, l’information et la formation vont déclencher l’action. Avec l’idée aussi que le changement des comportements individuels va tout régler… Les individus, c’est 25 % de l’effort total. Le reste, ce sont les entreprises, les filières, les producteurs, les administrations, etc. L’individu est inséparable du collectif. Par exemple, si on veut baisser la demande des ménages, il faut proposer des offres alternatives. Il faut aussi des jalons temporels crédibles et des aides. Si on demande aux gens, aux entreprises, aux industriels de changer du jour au lendemain, les coûts de transition sont tels que ça devient insupportable.

C’est un imaginaire qui a du mal à passer ?

Le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) dit qu’un changement d’imaginaire est nécessaire. Qu’est-ce que ça veut dire ? On ne va pas demander à un ingénieur de faire autre chose que de l’ingénierie. Mais dans l’ingénierie, on va faire autrement, on va penser bas carbone, sobriété, efficacité. C’est pareil partout. Tout l’enjeu pour la puissance publique, c’est de marteler que si la transition est juste, elle va améliorer le sort de tout le monde, à condition qu’on s’y mette vraiment. Pour que ça marche, il faut que l’exemplarité de l’État et des échelons locaux soit au rendez-vous. Le discours et les actes doivent aller ensemble. Attention, le changement d’imaginaire n’est pas idéologique. Il doit être à chaque fois fondé en sciences. Le discours positif n’est pas juste un discours de communication. Le GIEC, et donc la science, démontre que les coûts de l’inaction sont plus forts que les coûts d’action. Que les investissements réalisés aujourd’hui dans le fossile coûtent beaucoup plus cher que les investissements que nous pourrions faire dans le vert. À terme, le coût/bénéfice est en faveur de l’action climatique, y compris pour les entreprises, y compris pour les actionnaires, y compris pour les très riches.

Et la collectivité, quel rôle peut-elle jouer dans ce changement imaginaire ?

La collectivité et ses élus ont ce rôle politique de porter ce discours. Quand vous parlez de bien-être, quand vous parlez d’impact, quand vous parlez de catastrophe, on est bien dans le champ de la sécurité. Quand vous parlez d’équité, de répartition des coûts et des bénéfices, on parle de justice. Quand on discute participation, gouvernance, engagement citoyen, on parle de démocratie. Évidemment, selon les parties prenantes, on n’est pas sur le même besoin. Pour les entreprises, on va plutôt être sur des questions de prospérité. Pour les individus, on sera sur des questions de bien-être.

En plus on nous donne des réponses…

Non seulement on a tout ce qu’il faut, mais le GIEC a eu cette sympathique idée de faire la synthèse de ce qui marchait et ce qui ne marchait pas, en s’appuyant sur tout ce qui a été publié par les scientifiques ces dernières années. Il y a même des schémas pour voir où l’on peut gagner. On voit les co-bénéfices pour la santé, le bien être, l’emploi, la formation, l’égalité homme femme, l’égalité entre générations, le portefeuille, etc.

Quelles autres questions doivent se poser les collectivités alors ?

Je crois qu’il y a un enjeu majeur autour de la participation. La question de comment créer des arènes de négociations, de discussions pour permettre à l’ensemble des parties prenantes de s’exprimer ? Et comment rendre les choix qui sont faits transparents, explicites et donc justes ? Quand l’intérêt des uns va être priorisé sur l’intérêt des autres, comment faire pour que les perdants puissent être accompagnés ? Quand, à l’inverse, il y a des bénéfices, comment les répartir équitablement entre les différentes parties prenantes du territoire ? Que ça soit en termes de fiscalité ou d’accès aux services.

La transition, c’est aussi faire des choix et faire de la politique au sens noble du terme…

C’est faire des choix, les rendre explicites et les faire en transparence. Il y a deux choses dont on a besoin aujourd’hui. D’abord, redonner du délai. Un peu de temps dans cette urgence. Il vaut mieux s’arrêter six mois, dialoguer, négocier, établir quelque chose de robuste, et s’y tenir après. Ça veut aussi dire, par exemple, dans certains cas, appliquer une solution, mais dire d’emblée qu’elle sera transitoire. Quand on apporte une subvention ou une aide, il faut expliquer pourquoi on le fait, combien de temps ça dure et qu’est-ce qu’on demande en échange. Nous avons besoin d’une vraie écoconditionnalité.

À quelle échelle ?

Reprocher à une entreprise de vouloir faire des bénéfices dans un système capitaliste, c’est absurde. Cela ne veut pas dire pour autant que l’entreprise, justement parce qu’elle veut faire des bénéfices, doit se comporter de manière irrationnelle. Ce n’est pas la philanthropie ou l’amour des animaux qui nous dit qu’il faut sortir des fossiles. C’est la science qui montre que si on ne se sort pas rapidement des fossiles, on court à la catastrophe. Cela signifie pour les entreprises qu’il faut cesser de dépendre des énergies fossiles et investir dans le bas carbone. Chacun doit être dans son rôle. Ce n’est pas aux enseignants d’apprendre aux gens à rénover leur maison. Cependant, les enseignants ont pour mission de sensibiliser et de former les élèves au climat qui change, car c’est un fait, pas une opinion ou une idéologie. L’école et les filières professionnelles doivent former aux métiers de la transition. C’est aux syndicats de défendre leurs adhérents. Mais défendre leurs adhérents, ça ne veut pas dire défendre le statu quo. Nous sommes dans un monde vraiment étrange où la science, la morale, la rationalité économique, bref, tout nous dit qu’il faut aller dans un sens et où nous allons pour l’instant dans la direction opposée.

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