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Mesurer et piloter la soutenabilité forte des territoires

Structure de l’indice fort de durabilité environnementale
Structure de l’indice fort de durabilité environnementale
©Source : Usubiaga-Liaño A. et Ekins P., “Monitoring the Environmental Sustainability of Countries Through the Strong Environmental Sustainability Index”, Ecological Indicators déc. 2021.
Le 23 mai 2022

Le modèle ESGAP (environmental sustainability gap), développé par l’Agence française de développement (AFD) et expérimenté par le WWF France, offre aujourd’hui des perspectives très prometteuses pour guider la soutenabilité environnementale des territoires.

Résumé

L’effondrement de notre environnement naturel n’a jamais été aussi préoccupant. Les pressions qui pèsent aujourd’hui sur les écosystèmes et sur la biosphère se rapprochent ou dépassent les seuils écologiques, véritables points de bascule qui caractérisent les capacités d’assimilation des systèmes vivants. En conséquence, la plupart des scientifiques considèrent aujourd’hui que l’humanité est entrée dans une zone de forte incertitude, où des risques considérables pèsent sur le bien-être des populations, sur la viabilité des activités économiques, et sur sa propre existence.

Ce constat alarmant appelle une réaction urgente et forte de la part des décideurs – en particulier publics – pour une transformation de nos modes de production et de consommation, donc une rupture dans les modes de fonctionnement des organisations et des territoires, et plus fondamentalement une révision profonde des paradigmes du développement.

De tels changements doivent être rendus possibles par la mise en application du principe de soutenabilité forte, qui impose une conservation stricte des capitaux naturels à travers le respect des seuils écologiques et des attentes sociétales, à tous les niveaux. Ce déploiement nécessite toutefois l’institution d’instruments spécifiques, notamment en matière de gestion environnementale et de comptabilité.

Le modèle ESGAP, soutenu par l’AFD, permet aujourd’hui une mesure fiable et un pilotage efficace de la soutenabilité environnementale des territoires. Après les résultats convaincants obtenus lors des expérimentations conduites sur différentes géographies, l’heure est au déploiement opérationnel de l’outil.

L’état alarmant des systèmes naturels et ses conséquences

L’état des systèmes naturels de la planète n’a jamais été aussi alarmant. Les rapports se succèdent depuis plusieurs décennies et leurs conclusions, quels que soient les sujets traités, sont de plus en plus préoccupantes. Quelques chiffres suffisent à prendre conscience de l’effondrement en cours :

  • 68 %, c’est le déclin des populations de vertébrés sauvages entre 1970 et 2016, selon l’édition 2020 du rapport Living Planet de WWF1 ;
  • un million, c’est environ le nombre d’espèces animales et végétales menacées d’extinction selon le rapport 2019 de l’IPBES2 ;
  • 3,9 °C, c’est l’élévation possible des températures moyennes mondiales d’ici la fin du siècle si aucune mesure n’est prise selon Météo France3.

Pour réellement comprendre les problématiques environnementales associées à ces dégradations, il est toutefois essentiel d’exposer ici une notion trop méconnue : celle de seuil écologique.

Ces seuils, bien documentés dans la littérature scientifique, correspondent à des changements rapides et radicaux, souvent irréversibles, de l’état des écosystèmes suite à une pression progressive.

L’exemple le plus fréquemment utilisé pour illustrer ce phénomène est celui des lacs d’eau claire qui, recevant de manière régulière des polluants (effluents d’élevage, fertilisants chimiques, etc.), basculent subitement – lorsqu’un seuil de pollution est franchi donc – dans des états alternatifs de forte turbidité. Mais de très nombreux autres cas ont été observés et documentés au niveau d’écosystèmes agricoles, forestiers, littoraux ou aquatiques. Les travaux retentissants du Stockholm resilience center sur les limites planétaires s’inscrivent aussi dans ce champ de recherche : ils investiguant la question des seuils écologiques à une échelle globale, c’est-à-dire au niveau du système Terre dans son ensemble. L’étude de Johan Rockström et de ses collègues en 20094, puis l’actualisation réalisée par l’équipe de Will Steffen en 2015 dans la revue Science5 ont en effet permis de mettre en évidence l’existence de neuf processus critiques qui conditionnent l’état de la biosphère, avec pour chacun des niveaux de seuils écologiques : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans, l’utilisation mondiale de l’eau, l’appauvrissement de la couche d’ozone stratosphérique, la pollution chimique (ou entités nouvelles) et l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère.

Si ces études ont connu un fort retentissement c’est aussi parce qu’elles ont produit une évaluation de la situation de la biosphère par rapport à ces limites et que leurs résultats sont particulièrement inquiétants : en 2015, quatre limites planétaires étaient déjà dépassées ou en passe de l’être : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation du cycle de l’azote et du phosphore, et le changement d’utilisation des sols. À ces quatre seuils déjà franchis s’est récemment ajouté un cinquième, les pollutions chimiques, comme l’a mis en évidence l’étude de Linn Persson et de son équipe publiée en janvier 20226.

La soutenabilité forte : un changement de paradigme à la hauteur des enjeux

Cet effondrement progressif des systèmes naturels, tout en soulevant des questions écologiques et éthiques de premier ordre, fait peser des risques considérables sur l’économie, sur les territoires et de manière plus générale sur l’ensemble de la sphère sociale. Ce lien de causalité s’explique par le fait que, dans leur grande majorité, les activités humaines reposent en grande partie sur l’exploitation de la nature et de ses fonctionnalités : fertilité des sols, pollinisation, approvisionnement en matières premières, épuration des eaux, protection contre les catastrophes naturelles, bio-inspiration, les bénéfices écologiques que les organisations retirent de la nature sont aussi variés que stratégiques. Le Forum économique mondial de Davos considère ainsi que plus de la moitié de l’économie mondiale dépend de la nature et des services qu’elle en retire7.

L’enjeu majeur aujourd’hui pour les États, les territoires et pour le secteur privé est celui d’une appropriation des sujets environnementaux qui intègre réellement la question écologique et qui soit à la mesure de ces défis fondamentaux : il s’agit pour eux de passer d’une vision « relative » de leur performance environnementale, celle du « faire mieux » et de « l’amélioration continue », à une vision « absolue » de leur performance environnementale, qui implique de « faire ce qui s’impose ».

Concrètement, cette perspective suppose pour les organisations – publiques comme privées – de se préoccuper en profondeur de l’état des systèmes naturels de manière à en garantir le bon état écologique et la résilience (en s’appuyant sur les meilleures connaissances scientifiques, dont les seuils écologiques, et sur les attentes de la société), et à intégrer ces considérations de manière tangible dans leurs stratégies, leurs politiques, leurs projets, et leurs processus de gestion.

Cette conception des relations entre économie et écologie s’inscrit dans le principe de la « soutenabilité forte », qui considère le champ de l’économie comme étant inclus dans le champ social, lui-même inclus dans le champ de la nature. Cette vision implique, dans une perspective de soutenabilité, que les capitaux naturels soient conservés dans le temps, d’une génération à la suivante, indépendamment des autres capitaux. Le principe de soutenabilité forte rejette ainsi la possibilité de substituer, au-delà d’un certain seuil (écologique), les capitaux naturels par d’autres formes de capitaux : en particulier, les dégradations de la nature ne sauraient être compensées par la création de richesses financières supplémentaires.

Du point de vue économique et comptable, le principe de soutenabilité forte suppose de dépasser la vision fonctionnaliste du capital naturel en termes d’actifs productifs et d’utilité, qui conduit à donner un prix à l’environnement dans une perspective d’arbitrages et d’optimisations. Ce principe invite à l’inverse à adopter une vision du capital naturel en tant qu’entités naturelles capitales qu’il convient impérativement de préserver, conduisant à évaluer la nature en termes de coûts de conservation et à estimer des dettes écologiques.

Mettre en œuvre la durabilité forte : le besoin d’instruments adaptés

Le constat – éminemment alarmant – étant posé, et les bases théoriques d’une reconception de l’économie étant définies, se pose la question de la mise en œuvre concrète du principe de durabilité forte. Cette implémentation – qui constitue l’un des objectifs stratégiques de WWF France – se confronte à un double défi, que les acteurs concernés dans leur globalité (experts, praticiens, décideurs publics et privés, etc.) doivent relever dans les plus brefs délais.

Le premier défi est d’ordre environnemental. Il correspond à l’identification des composantes du capital naturel à conserver, et à la détermination des niveaux de conservation pertinents pour chacune d’entre elles. Le second est quant à lui d’ordre politique, économique, et institutionnel : dans quels processus institutionnels intégrer cette conservation du capital naturel ? Une évolution de la législation, un renforcement des approches volontaires, une transformation des normes comptables, une adaptation de la fiscalité ? Les options et les combinaisons à explorer sont nombreuses, et dépendent – tout comme pour les enjeux environnementaux – de l’échelle considérée. Ce travail doit en effet être mené autant au niveau des États, qu’au niveau des territoires, et à celui des organisations.

Fort heureusement, le développement des instruments indispensables à cette mise en œuvre de la durabilité forte a considérablement avancé ces dernières années. Le guide publié par le WWF France en 2019 et actualisé en 20218 sur les « outils » dédiés au capital naturel permet de mesurer ces progrès, ainsi que d’identifier les insuffisances.

CAPITAL NATUREL ET STRATÉGIES DES ORGANISATIONS: UNE VISITE GUIDÉE DES OUTILS

Parmi les points positifs, il est important de mentionner le fait qu’un « écosystème » d’outils pour la soutenabilité forte – complémentaires les uns aux autres – a émergé, et que ceux-ci sont destinés à une variété d’acteurs. Pour le secteur privé, des initiatives ont émergé ces dernières années avec pour ambition de produire des méthodologies permettant aux entreprises d’établir des objectifs environnementaux alignés sur la science et les attentes sociétales (les initiatives internationales Science Based Targets initiative9 et Science Based Targets Network10). En ce qui concerne les États et les territoires, d’autres approches se sont développées dans cette même perspective : c’est le cas en particulier de l’indicateur composite ESGAP, développé par l’AFD et University College London, que nous présentons en détail dans la section suivante. Notons enfin l’avancement considérable du comprehensive accounting in respect of ecology (CARE)11, véritable proposition de réforme des normes comptables dans une optique de soutenabilité forte, et qui représenterait un levier fondamental pour une transition écologique à la hauteur des enjeux.

Tous ces instruments, si enthousiasmants soient-ils, se trouvent toutefois aujourd’hui encore en cours de développement ou de finalisation (des versions prototypiques sont a minima disponibles pour chacun d’entre eux). Un enjeu majeur est donc avant tout celui de leur opérationnalisation, et pour cela de leur mise en œuvre – même expérimentale – au sein d’organisations volontaires, dans une dynamique de test and learn. Un autre enjeu capital est celui de la connectivité entre ces différents outils, indispensables à la mise en cohérence des engagements individuels des acteurs et à l’atteinte d’une véritable performance écologique.

Mesurer et piloter la soutenabilité environnementale des territoires : le modèle ESGAP

Les destinataires de l’ESGAP et ses principaux objectifs

Le cadre ESGAP (l’écart de soutenabilité environnementale ou « environmental sustainability gap », en anglais) permet de mesurer, à l’échelle d’un territoire (État, région, etc.), l’écart existant entre l’état environnemental de ce territoire et des standards de bon état écologique L’ESGAP propose un tableau de bord incluant un ensemble de fonctions écologiques considérées aujourd’hui comme cruciales pour la santé et la survie humaines, assorti d’une mesure agrégée, synthétique, de l’ensemble de ses composantes. Cet indicateur agrégé se caractérise par un chiffre emblématique, que l’on peut affiner en se référant aux informations détaillées contenues dans le tableau de bord.

L’ESGAP vise ainsi à mettre l’accent sur le chemin à parcourir, en permettant la définition de trajectoires de développement respectueuses des limites environnementales. Par ailleurs, par opposition à une perspective de consommation, caractéristique des indicateurs d’empreinte environnementale, le cadre ESGAP adopte une perspective territoriale. Le cadre cherche avant tout à être utile pour l’élaboration des politiques, et englobe donc les éléments du capital naturel sur lesquels les responsables politiques peuvent agir efficacement.

Le fonctionnement de l’ESGAP

L’ESGAP est construit autour d’une liste de contributions du capital naturel que les experts définissent comme essentielles à préserver pour le bien-être humain et la survie de nos sociétés. De manière schématique, le modèle s’articule autour de quatre principales fonctions environnementales :

  • la fourniture de ressources naturelles, biomasse, eau, sols ;
  • le retraitement des pollutions, du niveau local (plan d’eau, terres) au global (atmosphère) ;
  • le soutien à la vie, biome par biome ;
  • l’apport de contributions essentielles pour notre santé et notre bien-être (accès à la nature, qualité des milieux).

Chaque processus opère à une échelle propre, planétaire pour certains, régionale ou locale pour d’autres (pollution d’un plan d’eau, disponibilité en eau d’un bassin versant, santé d’une forêt, etc.). Pour être utile à l’élaboration de politiques, le cadre ESGAP rassemble ou désagrège ces données pour les représenter à l’échelle nationale.

Les utilisations concrètes de l’ESGAP

Le cadre ESGAP apporte des réponses à des besoins de natures très diverses :

  • la simplicité de la présentation et la force du concept de soutenabilité forte se prêtent bien à un plaidoyer en faveur de mesures de préservation du patrimoine naturel, voire à la sensibilisation d’un large public aux enjeux environnementaux ;
  • la publication régulière de niveaux de soutenabilité permet d’informer le public et autorise un débat démocratique. Il met les gouvernements face à leurs engagements, et constitue un instrument de redevabilité, c’est-à-dire de responsabilité vis-à-vis des objectifs politiques affichés ;
  • à un niveau plus technique, le tableau de bord ESGAP propose une liste d’indicateurs cruciaux à suivre, et permet d’identifier les manques de données primaires sur l’état de l’environnement. Il permet de s’adresser aux services statistiques, aux écologues, aux praticiens des indicateurs environnementaux ;
  • la production de donnée et la comparaison directe aux objectifs de bon état permettent un pilotage « composante par composante » basé sur un jeu de données primaires. La généralisation d’objectifs fondés sur la science permet de développer des politiques publiques informées et pertinentes. La vision en tableau de bord permet de hiérarchiser les priorités et les urgences, et de piloter la soutenabilité à un niveau stratégique ;
  • enfin, à un niveau international, la comparaison des situations sur la base d’un cadre similaire permet de faire des comparaisons, et suscite une émulation entre pairs.

Les premiers résultats obtenus en France

Des pilotes ont été réalisés dans plusieurs pays, dont les 28 pays européens12 y compris la France, ainsi que la Nouvelle-Calédonie13. L’état des données permet effectivement de réaliser un diagnostic frappant de la soutenabilité environnementale du continent. La plupart des pays européens obtiennent un score inférieur à 50 (pour un objectif de soutenabilité atteint à 100). La France est à 47, avec un niveau de soutenabilité correct pour la fourniture de ressources naturelles et les standards pour la santé humaine, mais encore beaucoup de chemin à parcourir atteindre un niveau soutenable en termes de niveaux de pollution, d’émissions de gaz à effet de serre, et de biodiversité.

Avec un score agrégé de 43 %, le calcul de l’ESGAP en Nouvelle-Calédonie révèle les efforts à fournir vers une trajectoire soutenable. Bien que les composantes liées à la biodiversité, la fourniture de ressources naturelles ou encore la santé et le bien-être humains soient en relativement bon état, le territoire souffre de problèmes aigus de pollution, d’émissions de gaz à effet de serre et de feux de forêt. Ces composantes affectent directement la capacité des écosystèmes à neutraliser les pollutions. Par ailleurs, ces travaux révèlent un manque de cadres réglementaires, d’objectifs et de références quantifiées.

Les connexions entre l’ESGAP et les autres approches emblématiques

Rapporté au récent cadre de comptabilité environnementale system of environmental economic accounting ecosystem accounting (SEEA EA)14 des Nations unies, l’ESGAP apporte un ensemble de comptes de condition écologiques, assortis de points de référence. Toutefois, contrairement au SEEA EA, orienté vers l’évaluation monétaire – controversée – des services écosystémiques, le cadre ESGAP propose une lecture dirigée vers l’estimation la plus complète possible de la soutenabilité environnementale. En cela, il se trouve parfaitement compatible avec les autres instruments de soutenabilité forte, comme modèle comptable CARE qui se base sur des standards de bon état écologiques comparables pour estimer les coûts de restauration.

  1. WWF, Living Planet Report 2020. Bending the Curve of Biodiversity Loss, rapport, 2020
  2. IPBES, Summary for Policymakers of the Global Assessment Report on Biodiversity and Ecosystem Services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, rapport, 2019.
  3. http://www.drias-climat.fr/
  4. Rockström J. et al., “Planetary Boundaries : Exploring the Safe Operating Space for Humanity”, Ecology and Society 2009, vol. 14, n2, art. 32.
  5. Steffen W. et al., “Planetary Boundaries : Guiding Human Development on a Changing Planet”, Science 2015, vol. 347.
  6. Persson L. et al., “Outside the Safe Operating Space of the Planetary Boundary for Novel Entities”, Environmental Science & Technology 2022, vol. 56, p. 1510–1521.
  7. World Economic Forum et PwC, Nature Risk Rising : Why the Crisis Engulfing Nature Matters for Business and the Economy, rapport, 2020.
  8. WWF France, Capital naturel et stratégies des organisations : une visite guidée des outils, guide, 2019.
  9. https://sciencebasedtargets.org/
  10. https://sciencebasedtargetsnetwork.org/
  11. Pouvant être traduit en français par « comptabilité globale respectant les principes de l’écologie » ; Rambaud A. et Ferger C., Natural Capital Visibility in Financial Accounting – Method 3 – Extended Version. The CARE model, rapport, 2019.
  12. Usubiaga-Liaño A. et Ekins P., “Monitoring the Environmental Sustainability of Countries Through the Strong Environmental Sustainability Index”, Ecological Indicators 2021, vol. 132, art. 108281.
  13. Comte A. et al., Mesurer et piloter la soutenabilité environnementale d’un territoire. La mise en œuvre du tableau de bord ESGAP en Nouvelle-Calédonie, rapport, 2021, WWF France.
  14. https://seea.un.org/ecosystem-accounting
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