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Construire une alternative ouverte et démocratique pour la gestion des villes pilotée par la donnée

Le 26 janvier 2021

Depuis 2018, Open North, pionnier mondial de l’open data, développe le concept de « ville intelligente ouverte » au Canada, un autre modèle de gouvernance et de gestion des données que celui du projet de Toronto abandonné par Google.

 

Résumé

La notion de « ville intelligente » et le mot « smart » dessinent depuis quelques années une vision idéalisée de la ville, avec la promesse d’améliorer la vie de ses habitants par l’usage des nouvelles technologies et le déploiement de capteurs. Une promesse qui comporte des risques. Le projet de Google à Toronto aura été l’une des démonstrations les plus iconoclastes de l’initiative privée dans la construction d’un territoire intelligent dans laquelle un opérateur privé géant a été invité à bâtir un nouveau modèle urbain à une échelle sans précédent. Il aura notamment montré que de nombreuses villes du monde sont confrontées au piège d’un modèle présenté comme « intelligent » qui transforme des pans entiers de l’action publique en véritables « boîtes noires » pilotées par la donnée et sous le contrôle d’entreprises privées.

Alors que l’expérience de Quayside Toronto se préparait, de nombreuses villes et communautés canadiennes de toutes tailles se sont engagées dans des projets différents. Une autre manière de concevoir des villes intelligentes, ouvertes et inclusives.

Depuis toujours impliquée et active au sein des mouvements des données ouvertes et de la gouvernance ouverte, notre équipe a introduit le concept de « villes intelligentes ouvertes » pour la première fois en 2018. Une ville intelligente ouverte est un territoire dans lequel tous les acteurs, y compris – et surtout – les résidents, collaborent afin que les données et les technologies soient utilisées pour développer des activités d’une manière juste, éthique et transparente en conciliant le développement économique, le progrès social et la responsabilité à l’égard de l’environnement. C’est un modèle transposable dans d’autres villes du monde et dont nous présentons ici les principes directeurs.

Avec plus de la moitié de la population mondiale vivant désormais en zone urbaine, il n’est pas étonnant que nous remodelions et réinventions constamment nos villes. Il ne suffit plus d’être une grande métropole. Les villes doivent être des entités connectées, conscientes et intelligentes ; elles doivent être smart. Prendre les problèmes les uns derrière les autres, relever les défis urbains un à un ne suffit pas et n’est pas viable sur le long terme. Les villes se doivent de construire des processus globaux et systématiques pour faire face à des enjeux de plus en plus complexes. Elles doivent se doter de capacités internes et s’adjoindre des concours externes de plus en plus performants pour développer des solutions adaptées aux besoins de notre siècle et aux demandes des populations qu’elles servent.

La notion de « ville intelligente » et le mot smart dessinent depuis quelques années une vision idéalisée de la ville. Une vision dans laquelle tout et n’importe quoi peut être suivi par des capteurs et dans laquelle la ville elle-même est gérée par des logiciels qui automatisent une part grandissante de la prise de décision et des prestations du service public au quotidien. Cette vision de la ville est souvent portée par des solutions à l’initiative du secteur privé, toutes qualifiées de solutions « intelligentes ».

La ville intelligente fait la promesse d’améliorer la vie de ses habitants par l’usage des nouvelles technologies et le déploiement de capteurs qui vont collecter de nombreuses données.

Les promesses de la ville intelligente

La ville intelligente fait la promesse d’améliorer la vie de ses habitants par l’usage des nouvelles technologies et le déploiement de capteurs qui vont collecter de nombreuses données. Des métiers urbains sont alors transformés par cette approche : ceux des réseaux d’eau, d’énergie ou des déchets par l’optimisation de leur gestion, les transports par le développement de réseaux de mobilité intelligents ou même la relation aux citoyens grâce à l’apparition de nouveaux outils de remontée d’information, par exemple.

Le projet de Google à Toronto aura été l’une des démonstrations les plus iconoclastes de l’initiative privée dans la construction d’un territoire intelligent. Il est très intéressant de tirer les enseignements de cette expérience, même avortée, menée sur le sol canadien, une expérience rare dans laquelle un opérateur privé géant a été invité à bâtir un nouveau modèle urbain à une échelle sans précédent. Outre sa dimension pharaonique et l’originalité des innovations qu’il proposait, ce projet a eu un écho important parce qu’il émanait directement d’une entreprise affiliée à Google (Sidewalk Labs, chargée de préparer le projet, est une filiale-sœur d’Alphabet, elle-même maison-mère de Google).

Les commentateurs locaux y ont d’abord vu un exercice de « solutionnisme technologique » et ils se sont mobilisés contre une approche qui tourne le dos à des décennies de savoir-faire en urbanisme au profit d’une gouvernance algorithmique orientée vers la satisfaction de la demande du « marché ». De nombreux acteurs locaux ont fait part de leur préoccupation en matière d’équité, de confidentialité et de gouvernance et ont esquissé en creux la nécessité d’inventer un modèle alternatif de la ville intelligente.

Réaffirmer le principe démocratique de la ville intelligente

Face à de tels projets, il est important de détailler les risques que l’on perçoit. Toronto n’est pas la seule concernée. De nombreuses villes du monde sont confrontées au piège d’un modèle présenté comme « intelligent » qui transforme des pans entiers de l’action publique en véritables « boîtes noires » pilotées par la donnée et sous le contrôle d’entreprises privées. Lorsque les acteurs locaux, citoyens et communautés engagées se réveillent, il est bien souvent trop tard. Il est donc primordial au regard de ces enjeux démocratiques d’imaginer une ville intelligente dans laquelle les principes sous-jacents qui régissent ces systèmes technologiques performants sont ceux du bien commun et non plus majoritairement ceux d’intérêts privés. Imaginer franchir ce cap exige une mobilisation et une réaction de la société civile et des acteurs publics. Ceci passe par un renforcement des normes et des principes démocratiques. Des territoires l’ont compris et intègrent une dimension démocratique dans leur projet de ville intelligente, parmi eux des territoires canadiens.

En effet, tandis que l’expérience de Quayside Toronto se préparait, de nombreuses villes et communautés canadiennes de toutes tailles se sont engagées dans des projets différents. Elles privilégient des approches ouvertes et inclusives qui font de l’utilisation massive des données et de la technologie des outils exclusivement dédiés à la réponse aux besoins des résidents locaux. Toutes font face à des défis communs, nous en avons identifié quatre.

De nombreuses villes et communautés canadiennes de toutes tailles se sont engagées dans des projets différents privilégiant des approches plus ouvertes et plus inclusives de l’utilisation des données.

Les quatre défis d’une ville intelligente ouverte et inclusive

Il faut tout d’abord sensibiliser les agents des organisations publiques. Les villes canadiennes ont compris l’importance de former et de confronter leurs organisations aux enjeux de la gestion des données. Cette data littératie doit permettre d’aborder de nombreux enjeux de la donnée pour moderniser les administrations et les encourager à mieux maîtriser la chaîne de valeur des données qu’elles collectent, traitent, stockent et gèrent.

C’est un défi que connaît la ville de Kelowna en Colombie-Britannique. Comme beaucoup d’autres communautés, elle déploie des processus décisionnels et automatisés basés sur les données. Elle a donc décidé d’accroître la sensibilisation de son personnel pour que ses agents puissent apprendre à procéder eux-mêmes aux analyses des données pour s’en servir ensuite et appuyer ainsi leurs décisions.

Il faut aussi organiser la gouvernance des données. Toutes les villes intelligentes font face à ce défi de la gouvernance, qui implique des choix de gestion et des arbitrages sur les méthodes de travail.

Open North accompagne la ville de Montréal. Avec le LIUM, le laboratoire d’innovation urbaine montréalais, nous organisons un cadre de gouvernance des données collaboratif qui associe les agents, des partenaires et des citoyens. Le modèle de gestion proposé est ouvert à l’ensemble de l’écosystème du territoire et les méthodes sont applicables à une vaste gamme de projets, par exemple, dans le domaine de la mobilité. Pour ce faire, nous développons des pratiques, des normes, des systèmes et des politiques de diffusion des données, notamment grâce à l’open data, pour soutenir l’ensemble des axes du projet de ville intelligente « Montréal en commun ».

Sensibiliser les agents des organisations publiques, organiser la gouvernance des données, adapter la commande publique, réguler la prise de décision automatisée sont les quatre défis de la ville intelligence ouverte et inclusive.

Il faut aussi que la commande publique des outils et des applications des systèmes d’information soit adaptée à des exigences fortes d’ouverture et de transparence.

La ville de Bridgewater en Nouvelle-Écosse s’est dotée d’une réelle stratégie pour gérer sa commande publique en matière d’achats « techniques ». Elle a la capacité de réaliser une évaluation « neutre » du marché, c’est-à-dire centrée sur ses besoins et pas en référence à tel ou tel acteur du marché. Elle produit des cahiers de charges qui intègrent systématiquement ses propres exigences en matière de gestion de données au sein du futur marché.

Il faut enfin que les villes régulent la prise de décision automatisée. Le recours aux algorithmes, et a fortiori à l’intelligence artificielle (IA), est encore au début dans les administrations publiques canadiennes. Les villes sont encore en phase d’apprentissage et les cadres de contrôle des décisions automatisées sont à élaborer.

La ville de Côte Saint-Luc au Québec a conduit des études d’impact de sa politique de gestion et d’utilisation d’appareils IoT (Internet of things : objets connectés à Internet). Ces études ont conduit à la formulation de nombreuses recommandations. La plupart concernent les données personnelles et la ville a décidé d’aller au-delà des exigences de base des lois canadiennes sur la protection de la vie privée. Lorsque les décisions sont automatisées, il est logique que les garanties soient renforcées. Les organisations publiques ayant recours aux algorithmes, et parfois à de l’IA, doivent être pleinement conscientes des impacts possibles. Elles doivent notamment minimiser le risque de discrimination que certains outils peuvent générer.

Vers une ville intelligente ouverte ?

Mais ces expériences ne constituent pas encore, en 2020, un modèle de référence. Nous avons besoin pour cela d’inventer un langage pour les décrire et les relier entre elles, et finalement légitimer une vision alternative d’un modèle de ville intelligente. Avec Open North, il était de notre responsabilité de saisir ce défi comme une opportunité. Depuis toujours impliquée et active au sein des mouvements des données ouvertes et de la gouvernance ouverte, notre équipe a introduit le concept de « villes intelligentes ouvertes » pour la première fois en 2018.

Une ville intelligente ouverte est un territoire dans lequel tous les acteurs, y compris et surtout les résidents, collaborent afin que les données et les technologies soient utilisées pour développer des activités d’une manière juste, éthique et transparente.

Une ville intelligente ouverte est un territoire dans lequel tous les acteurs, y compris et surtout les résidents, collaborent afin que les données et les technologies soient utilisées pour développer des activités d’une manière juste, éthique et transparente en conciliant le développement économique, le progrès social et la responsabilité à l’égard de l’environnement.

Notre publication est tombée à point nommé. Elle a influencé les principes d’un programme fédéral d’envergure : le « Défi des villes intelligentes » du gouvernement du Canada. Avec l’équipe d’Open North, nous avons pu défendre notre vision des villes intelligentes ouvertes à l’échelle nationale grâce à ce programme fortement doté et destiné à des collectivités de toutes tailles. Le programme a mis l’accent sur quatre domaines clefs. D’abord, la gestion des données. Dans une ville intelligente ouverte, maîtriser la gouvernance des données est la norme. La collecte, le stockage et le contrôle des données doivent être opérés dans l’intérêt du public au moyen de technologies intelligentes. Cette gouvernance repose sur des principes de souveraineté, d’hébergement local, d’ouverture par défaut, de sécurité et de protection de la vie privée. Elle garantit aux citoyens un contrôle possible des usages faits de leurs données personnelles.

Mais la gouvernance est aussi celle de la cité. Dans une ville intelligente ouverte, la gouvernance est éthique, responsable et transparente. Ces principes s’appliquent à tous les domaines : aux plateformes de données bien sûr, aux données elles-mêmes et aux algorithmes, mais aussi aux outils de gestion, aux infrastructures, ou de façon plus large aux compétences mobilisées et même à l’accès de tous aux informations et aux connaissances.

La ville intelligente ouverte est gourmande de technologies. Le troisième domaine clef est celui du matériel et des logiciels. Ils doivent être adaptés aux usages prévus. Ils doivent être durables, réparables et même auditables. Leur code source est ouvert. Leurs processus respectent des normes d’ouverture exigeantes, notamment en matière d’interopérabilité et de duplicabilité. Les solutions choisies sont sûres et, dans la mesure du possible, produites localement.

Enfin, la ville intelligente ouverte repose sur l’engagement citoyen. Elle est participative, collaborative et propose des solutions adaptées aux besoins réels du territoire. L’administration locale, la société civile, le secteur privé, les médias, le monde universitaire et les habitants participent tous de façon importante à sa gouvernance. Ils partagent des droits et des responsabilités. Cette ville fait naître une culture de la confiance comme de la pensée critique. Elle favorise des choix équitables, justes, inclusifs et éclairés.

Notre conception d’une « ville intelligente ouverte » se veut bien sûr transposable en dehors du contexte canadien. En identifiant les défis auxquels nous sommes tous confrontés, nous pensons qu’un modèle alternatif doit émerger. Et il y a urgence, car les visions dominantes de la ville intelligente sont aujourd’hui portées par quelques grandes entreprises et par les forces du marché. Des villes sont à la recherche d’un équilibre entre ces nouvelles solutions technologiques qui s’offrent à elles et de nouvelles formes d’inclusion qui impliquent de renforcer la culture numérique et technique des acteurs comme des citoyens. La gestion interne des administrations locales est en cause. Les villes doivent échanger et apprendre les unes des autres pour renforcer leur capacité à développer des stratégies et des politiques de gouvernance des données robustes et inclusives.

À l’opposé du système opaque et privatisé qui fut proposé à Waterfront Toronto, des villes intelligentes ouvertes du Canada travaillent ensemble pour se doter d’outils, de technologies et de logiciels ouverts et transparents nécessaires à la gouvernance des données. Il faut aller vite car nous ne sommes qu’au début d’une évolution rapide. On nous parle déjà de l’arrivée de nouveaux outils et du recours massif à l’IA pour gérer nos villes. Il faut que nos collectivités locales anticipent cette évolution, se familiarisent avec ses enjeux et en apprennent les risques de sorte à fixer des règles et à produire des normes sur l’utilisation de l’IA et la prise de décision automatisée avant toute mise en œuvre généralisée.

La construction de solutions alternatives ne sera possible que si naissent des échanges, d’autres coopérations et d’autres alliances. Nous espérons qu’elles verront le jour à l’échelle internationale.

1. Organisation à but non lucratif montréalaise, pionnier mondial de l’open data et acteur reconnu des villes intelligentes au Canada.

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