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Data et IA : un nouveau levier d’attractivité pour la fonction publique territoriale ?

Le 20 avril 2024

La donnée (data) et l’intelligence artificielle (IA) transforment en profondeur l’action publique locale : nouveaux outils, nouveaux défis et nouveaux emplois. Tous les champs du service public sont concernés par ce bouleversement, du social, en passant par les archives à la transition écologique. Les opportunités sont multiples et peuvent participer à l’attractivité d’un emploi public modernisé et dynamique.

La data et l’IA ont ouvert de nouveaux horizons pour l’action publique locale. L’IA, qui s’appuie sur des données structurées, peut être interprétée comme un système informatique qui mobilise l’apprentissage automatique (machine learning). Le programme permet, par le traitement d’un nombre important de données et par l’entraînement, de déceler des répétitions (patterns), et d’en tirer des prédictions. L’irruption de ChatGPT en fin 2022, une IA générative de texte, a remis le phénomène de l’IA sur le devant de la scène ainsi que ses enjeux. Dans les collectivités territoriales, l’exploitation des données et les outils d’IA, réinterrogent un sujet de préoccupation majeur : l’attractivité, qui est comprise comme la capacité des collectivités à attirer et à fidéliser les agents. Ce questionnement a conduit à l’organisation d’une table ronde aux Entretiens territoriaux de Strasbourg (ETS) 2023 pour étudier l’impact effectif sur l’emploi public de demain. La table ronde, alliant débat prospectif et illustration par des cas d’usage, a réuni Philippe Sajhau, directeur ville intelligente, de l’innovation et de la donnée de la ville de Noisy-le-Grand, Juliette Fropier, cheffe de projet IA au ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, et Khaled Belbachir, directeur aux relations citoyennes de la ville de Plaisir.

Des opportunités pour l’attractivité

La donnée et l’IA transforment en profondeur l’action publique locale, facilitent les décisions, diminuent le temps alloué aux tâches récurrentes et objectivent le pilotage des politiques publiques. Tous les champs du service public sont concernés par ce bouleversement, du social, en passant par les archives à la transition écologique. La promesse d’un service public local plus efficace, pour un coût maîtrisé, séduit, voire attire, de nouveaux talents et participe à l’attractivité d’un emploi public modernisé et dynamique sur au moins quatre facteurs d’attractivité.

Premièrement, l’utilité objective des solutions développées est porteuse de sens. Le projet RECITAL, mis en œuvre par la ville francilienne de Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), qui contribue à l’optimisation des rénovations énergétiques par l’IA en fonction des coûts, des usages et des gains énergétiques, est un exemple d’engagement de la collectivité dans la transition environnementale, facteur de motivation au travail. Deuxièmement, l’utilisation de l’IA contribue à une image innovante alors que l’action publique peut souffrir de stéréotypes sur son retard technologique supposé. Troisièmement, l’IA en tant que projet d’innovation permet de repenser et de mobiliser les services en transversalité, créant une émulation et favorisant la valorisation des fonctions concernées par ces changements.

À la ville de Plaisir (Yvelines), la mise en place d’un agent conversationnel téléphonique à base d’IA (callbot) a permis d’améliorer la qualité de vie au travail. Ce projet a permis d’objectiver le travail des agentes d’accueil et de les associer à la définition du nouveau processus métier. Dans l’exercice de leur métier, grâce au callbot qui répondait aux appels de premier niveau, les agentes n’étaient plus mises en échec par la congestion des appels. Elles ont été repositionnées sur des activités plus complexes et à plus fortes valeurs ajoutées, ce qui a été une source de valorisation. Aussi, pour bon nombre d’usager·ères, le callbot a été vécu comme une libération, permettant d’avoir une réponse rapide et claire. Enfin, l’appropriation des IA par les collectivités permet la montée en compétences des agents, valorisant ainsi leur expérience et facilitant leur mobilité interne ou externe. Paradoxalement, la perception d’une facilité à changer de poste ou de collectivité est une composante de la fidélisation. Les agents ne subissent plus leur emploi, mais le choisissent et ont l’opportunité d’apprendre de nouvelles compétences dans d’autres structures avant d’envisager un retour dans leur collectivité.

Les leviers opérationnels pour favoriser cette transition sont multiples. Tout d’abord, il est nécessaire d’adopter une démarche basée sur l’exploration, l’expérimentation, l’évaluation et l’acceptation de l’échec. D’autre part, un accompagnement des ressources humaines (RH) et managérial est la clé. Sur le plan des RH, une cartographie et la reconnaissance des compétences technologiques, RH, sociales ou langagières, nécessaires à la mise en œuvre des IA, sont source de valorisation pour les agents et sont utiles pour la gestion prospective des collectivités. Sur le plan managérial, accompagner cette transition passe par l’encadrement des IA génératives comme ChatGPT et l’adoption de bonnes pratiques quant à leur utilisation. Le département de Loire-Atlantique a travaillé sur des campagnes d’explication et de formation et à la rédaction d’une charte numérique opposable aux agents et aux usagers.

Enfin, la communication interne et externe, qui peut associer l’ensemble des parties prenantes, est des leviers de sensibilisation et d’accompagnement au changement. En interne des collectivités, des séminaires et ateliers agents sont organisés. Des dispositifs sont créés : mise en place d’un réseau d’ambassadeurs ou la création d’un laboratoire innovant qui met à disposition des ressources. À ce titre, la ville de Montreuil (Seine-Saint-Denis) a organisé un séminaire des cadres élargi (environ 300 cadres et agents positionnés sur des postes A) incluant une conférence, des ateliers d’idéation et des retours d’expérience. En externe, par exemple, la ville de Plaisir a donné l’opportunité aux citoyens de choisir le nom du callbot (Optimus) ce qui était l’occasion de communiquer autour du projet.

Des questions et des défis

L’équation de l’attractivité, de la perception des métiers, au recrutement à la fidélisation, serait donc résolue par l’IA ? Si ces opportunités sont réelles, elles s’accompagnent de défis majeurs pour les élus, dirigeants, et managers territoriaux. Ces évolutions soulèvent de nombreuses questions, voire des risques et des craintes, notamment quant à la déshumanisation du service public local et sur le plan éthique, mais aussi des doutes opérationnels sur la capacité des collectivités à se doter des moyens nécessaires pour recruter et former.

Le premier défi, et l’un des plus conséquents est celui de la donnée. Peu de collectivités sont dotées d’une gouvernance de la donnée, assurant la maîtrise, la fiabilité et la sécurisation des données sur tout leur cycle de vie. Le défi serait de disposer des compétences nécessaires (dataanalyst ou datascientist) pour la gestion des données et de mettre en l’œuvre une IA frugale, c’est-à-dire avec moins de données, mais de meilleure qualité allant dans le sens de la sobriété numérique.

Le second défi est celui du cadre d’usage et d’un accompagnement pour une IA éthique. Face aux risques comme le dévoiement des outils de reconnaissance visuelle, les usages les plus sensibles doivent faire l’objet d’un cadrage strict et d’un contrôle (Commission nationale de l’informatique et des libertés [CNIL], comité d’éthique, etc.). L’appui du collectif Ethik-IA, ou le suivi de démarches telles que la consultation citoyenne en cours à Montpellier, peuvent alimenter les réflexions.

Enfin, les décideurs territoriaux, doivent faire face aux réticences légitimes, à la transformation des métiers les plus exposés, des pratiques professionnelles et des compétences. Le développement des systèmes d’IA pourrait à l’avenir transformer en profondeur les emplois. Une destruction massive ne parait pas un risque à court terme, l’IA n’ayant ni vocation à réduire l’emploi et n’étant ni mature technologiquement pour le faire. Cependant, le développement de l’IA pourrait polariser le travail et les compétences, en valorisant les métiers qualifiés et en marginalisant les métiers routiniers par un mécanisme de substitution. D’autre part, l’émergence des IA génératives, comme ChatGPT, aurait un impact genré du fait que les métiers administratifs concernés sont majoritairement occupés par des femmes.

À la ville de Plaisir (Yvelines), la mise en place d’un agent conversationnel téléphonique à base d’IA (callbot) a permis d’améliorer la qualité de vie au travail.

En outre, l’IA comme aide à la décision interroge sur une possible « taylorisation » des tâches, où les agents ne seraient plus maîtres de leur quotidien. Concrètement, si une IA permet d’optimiser le ramassage des corbeilles, l’agent d’entretien perd son pouvoir décisionnel sur l’ordre de collecte. Au-delà de la frustration causée par une non-reconnaissance de l’expérience de l’agent, cette dynamique implique une perte d’autonomie importante et a fortiori de sens au travail. De même, la banalisation de certaines IA de création de contenu pourrait appauvrir certains métiers et accentuerait l’érosion de certaines compétences rédactionnelles et d’analyse.

Quelles perspectives pour demain ?

Enfin, l’appropriation de l’IA est dépendante de moyens importants au sein de l’administration et de la volonté politique de la collectivité. Les disparités sur la maîtrise de l’IA entre les collectivités risquent de s’accroître. Ainsi, l’IA en tant que nouveau levier d’attractivité pourrait être un enjeu de concurrence entre les collectivités, mais aussi avec les autres structures publiques ou le secteur privé. Si cette tendance n’est pas encore une réalité, trop peu de collectivités étant engagées dans les IA pour que l’implémentation de ces systèmes soit un facteur de différenciation, elle pourrait s’accentuer dans les années à venir. C’est pourquoi les collectivités ont intérêt à anticiper et à mutualiser des moyens de développement, par exemple, par le biais de syndicats mixtes ouverts dédiés au numérique ou par des sociétés publiques locales (SPL). De même, l’implication dans des réseaux professionnels, tels que le Coter ou les Interconnectés, permet la coopération entre les collectivités. Le lobbying auprès de l’État, qui expérimente des services d’IA – notamment de Service public +1 – est aussi un levier pour éviter l’éviction de l’échelle locale. La data et l’IA ne sont pas les baguettes magiques de l’attractivité. Cependant, au vu des perspectives de développement de l’IA pour le service public local et pour la fonction publique territoriale, il est pertinent de valoriser les démarches d’appropriation de l’IA dans un cadre éthique par les collectivités territoriales à des fins d’attractivité.

Benchmark : l’IA en France et en Europe, un usage croissant

L’IA est déjà présente dans certaines villes d’Europe. En France, le recours à l’IA dans les collectivités locales est encore limité. En phase d’émergence, le recours à des solutions dotées d’IA va sans aucun doute rapidement se développer. Des évolutions sensibles sont à prévoir : anticiper les potentialités d’usages de l’IA constitue à ce titre un enjeu majeur pour les collectivités. Il s’agit non seulement d’un facteur d’attractivité et de performance pour l’action publique, mais aussi d’une nécessité de maintien « au niveau » des outils pour les managers et agents en interne. À ce jour, un vaste panel de cas d’usages peut être identifié. On peut les différencier suivant trois grandes logiques d’application.

Les IA appliquées à des politiques publiques ciblées

Nous pouvons notamment citer :

  • les expérimentations développées en interne de moteurs visant à mieux ajuster les prévisions commandes aux besoins pour la restauration scolaire, et de fait, lutter contre le gaspillage alimentaire (cas expérimentés à Toulouse et Nantes, d’abord « à blanc » par comparaison aux besoins réels, et en cours de déploiement sur des établissements tests) ;
  • les outils IA permettant l’optimisation des consommations énergétiques et suivi d’empreinte carbone (C-In. City à Copenhague ou SPIKE à Amsterdam) ;
  • les solutions visant à améliorer le trafic automobile, renforcer le contrôle du stationnement ou signaler des problèmes sur la voie publique : péage urbain à Londres ou Trondheim ; contrôle de régularité du stationnement à Amsterdam ; optimisation du stationnement à Helsinki ; suivi des mouvements des foules dans les grands évènements (Public eye à Amsterdam).

Aide aux réservations ou à la création de contenus, amélioration des projections en besoins d’équipements, régulation du stationnement ou amélioration de la maintenance et de la performance énergétique, les usages potentiels peuvent être vastes.

Les IA d’aide et assistance aux relations usagers, et notamment les chatbots

Nous pouvons citer :

  • l’expérimentation de chatbot externe pour de premières réponses aux usagers : accès aux soins médicaux, services de secours, recherche de logement, bibliothèques (Helsinki) ; tri et attribution des appels, mails des usagers aux services correspondants (Copenhague) ; expérimentation de chatbot (ville de Plaisir, Maisons France services [MSF]) ;
  • les solutions de chatbot interne pour aider les agents à répondre aux besoins usagers : pré-instruction, aide à la gestion des dossiers complexes et base documentaire (Copenhague, Espoo et Trondheim).

Les solutions IA chatbot sont répandues dans le domaine des banques et assurances. Pour l’action publique, les solutions déployées demeurent encore sommaires (et interrogent sur les modalités de recours). Elles pourraient toutefois rapidement se développer : aide à la prise de rendez-vous, premier niveau de réponse lors des heures de fermeture, aide interne aux agents d’accueil, etc.

Les IA d’aide aux services ressources

Il s’agit ici de potentialités fortes à court ou moyen terme (solutions existantes ou à déploiement potentiel sous deux ans). Nous pouvons notamment citer :

  • la solution DélibIA, basée sur la collecte et l’exploitation des délibérations des plus grandes collectivités françaises. Cette solution utilisée par certaines collectivités de Normandie permet d’accéder, rapidement, à une base considérable de données publiques utiles, notamment pour l’aide à la rédaction ou comme base comparative ;
  • les modules IA de logiciels métiers juridiques (Doctrine ou Lexis Nexis) permettent d’isoler les jurisprudences ou éléments d’aide à l’analyse ou à la décision sur requête du demandeur.

Des modules appliqués aux RH (carrière, paie et recrutements) ou aux finances (simulations, projections) pourraient rapidement voir le jour et apporter de nouvelles fonctionnalités.

Le déploiement de ces solutions peut passer par trois vecteurs :

  1. Les innovations « importées » via les principaux acteurs de l’IA (GAFAM, éditeurs, progiciels, smartphones, etc.). Ce vecteur est sans doute le plus probable au regard des moyens financiers actuellement consacrés en recherche et développement (R&D), mais aussi celui qui induit les risques les plus élevés (souveraineté, éthique, environnemental, etc.) ;
  2. L’acquisition « sur étagère », à partir de solutions existantes, adaptées ou commandées (marchés publics). Ce vecteur induit une décision amont et une expression de besoin claire, notamment au regard des finalités d’usage ;
  3. Le déploiement d’outils développés en interne. Ce vecteur est sans doute le moins « puissant », mais aussi le plus maîtrisable. Des fonctionnalités d’IA simples peuvent répondre à des besoins circonstanciés (par exemple, simulations prédictives).

Dans tous les cas, des investissements initiaux sont nécessaires pour « entraîner » le moteur IA, l’utiliser, et le mettre à jour à l’instar des logiciels classiques.

  1. Beau F., « Services publics + : vers une nouvelle génération de services publics ? », Horizonspublics.fr 12 janv. 2024.
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