Entreprises, administrations et territoires : Comment prendre le virage de l’intelligence artificielle ?

AI France Summit 2019
Le 21 février 2019

Un premier sommet sur l’intelligence artificielle (IA) en France « AI France Summit » a été organisé à Bercy mardi 19 février, à l’initiative de la Direction générale des entreprises (DGE), du Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) et de Tech’In France. Objectif : explorer le potentiel de l’intelligence artificielle et accélérer sa diffusion en France. Une étude prospective « Intelligence artificielle : état des lieux et perspectives pour la France », réalisée par le Pôle interministériel de prospective et d’anticipations des mutations économiques (PIPAME), a été dévoilée à cette occasion, abordant notamment la place de la France dans la course à l’IA et ses usages innovants dans les territoires. Une table-ronde intitulée « Repenser la cité et les services aux publics » a permis d’aborder les usages de l’IA dans la ville, les administrations et les territoires ruraux.

« Notre enjeu est triple. Nous devons atteindre un niveau d’expertise de rang mondial en attirant et développant les meilleurs talents. Diffuser l’IA dans l’économie et les services publics pour simplifier la vie des Français, renforcer la compétitivité de nos entreprises et la performance de nos administrations. Et, en parallèle, garantir la confiance en portant le débat éthique à l’international, pour une IA au service de l’humain et de la planète ». Le mot d’accueil de Mounir Mahjoubi, le secrétaire d’État au numérique, résume les objectifs de cette journée.

Intelligence artificielle : état de l’art et perspectives pour la France

C’est le titre de l’étude prospective pilotée par le Pôle interministériel de prospective et d’anticipations des mutations économiques (PIPAME), commandée par la DGE, le CGET et Tech In France. Ce rapport de plus de 300 pages, présenté lors du sommet, explore le potentiel de l’intelligence artificielle pour les entreprises françaises et les pouvoirs publics. Après avoir rappelé que l’histoire de l’IA remonte aux années 50 avec les travaux du mathématicien Alan Turing, les auteurs retracent les trois grands cycles de développement de l’IA (« Machine Learning », « Deep Learning », l’explosion des possibilités grâce à la révolution numérique).

Les principales recommandations de l’étude

L’étude analyse en détail les impacts de l’IA dans les différents secteurs de l’économie (voir encadré). De cette étude globale, il en ressort que l’IA est un défi ambitieux qui reste largement à adresser pour les entreprises françaises.

Pour favoriser le développement de l’IA en France, les auteurs préconisent ainsi quatre grandes recommandations : constituer et donner accès à de très grands jeux de données de qualité (« l’accès des données massives, corrélées, complètes, qualifiées, historisées est une clé technologique majeure »), capitaliser sur les usages sectoriels de l’IA (la santé, le transport, usages grand public…), favoriser au maximum l’expérimentation à très grande échelle sur le territoire (rendre une ville, un hôpital, une usine totalement accessibles aux expérimentations) et réaliser un effort très ambitieux de formation des entreprises (aucun MOOC de référence en français, une culture de la statistique à développer auprès des ingénieurs français, une compréhension encore très balbutiante des entreprises sur l’IA).

À terme, l’étude pose également la question de la transformation profonde de l’organisation du travail à l’ère de l’IA : celle-ci devra être repensée (coopération homme-IA à imaginer, réfléchir à une répartition des tâches entre hommes et IA).

Les principaux usages de l’IA pour les entreprises françaises

L’étude analyse notamment l’impact de l’essor de l’IA sur les quatre secteurs économiques considérés comme prioritaires pour le marché français.

Les usages de l’IA en santé : prévention des maladies, accélération de la recherche clinique, aide au diagnostic et aux soins. Freinés par deux facteurs : la difficulté d’accès aux données, l’absence de modèle économique pour les startups.

Les usages de l’IA dans les industries manufacturières : automatisation du contrôle qualité, régulation et optimisation des procédés, maintenance prédictive (risques de défaillance, optimisation des interventions, de la gestion des stocks). Deux freins : culture du secret et exigence de fiabilité.

Les usages de l’IA dans le transport et les mobilités : classification des informations conducteurs (informations routières, comportement conducteur, détection d’évènements dangereux), optimisation des déplacements, navigation autonome. Le principal frein : les acteurs de transport privé ne partagent pas leurs données, considérées comme un trésor de guerre.

Les usages de l’IA dans l’énergie et l’environnement : gestion de l’énergie intermittente (anticipation des déséquilibres offres/demande, prédiction des risques de défaillance), optimisation du prix de l’énergie (évolution des prix, stratégies d’arbitrages), gestion du risque environnemental.

 

Le positionnement de la France dans la course à l’IA

Le rapport rappelle avec pertinence quelques chiffres intéressants, tirés d’une étude de Roland Berger-ASGARD [1]: la France compte 109 startups appartenant au domaine de l’IA (sur 3 645 startups à l’échelle mondiale), ce qui positionne notre pays au septième rang mondial. La suprématie est très nettement américaine : les États-Unis comptent 40% de startups (la Chine 11%), les usages IA les plus importants sont développés par des entreprise à San Francisco et dan la Silicon Valley (Google, Facebook, Twitter, LinkedIn, etc…), et dans la région de New York. Stanford et Berkeley sont les universités qui comptent le plus grand nombre d’entrepreneurs dans le numérique, avec un renforcement de leur pôle expertise.

Le MIT par exemple a annoncé le 15 octobre 2018 un investissement d’1 milliard de dollars dans l’intelligence artificielle pour lancer son College of Computing. C’est pratiquement l’équivalent de l’investissement du plan français sur l’IA, annoncé par le président français en mars 2018, qui est de 1,5 milliards d’euros jusqu’en 2022 !

Un bon point cependant : Paris est la première ville européenne en termes d’attractivité des startups IA, avec une concentration de 2/3 des startups (73 sur 109), la présence des principaux centres de recherche sur l’IA (Facebook, Google, l’Institut PRAIRIE - PaRis Intelligence Research InstitutE – et 45% des laboratoires français publics et privés. La région Ile-de-France a annoncé en octobre dernier son plan régional sur l’Intelligence artificielle « IA 2021 »  qui ne peut que bénéficier à l’attractivité de la région francilienne.

Quels usages innovants d’IA à l’échelle des territoires ?

Développer la prévention santé, encourager le transport multimodal, optimiser la mobilité urbaine ou les services hospitaliers, les avantages de l’IA sont nombreux pour rendre nos villes et nos territoires plus « intelligents ». Autre enseignement de cette étude prospective : les politiques publiques locales en matière d’IA sont encore très timides en France, situation similaire à l’échelle internationale. « Très peu de territoires ont conçu des politiques publiques spécifiquement tournées vers la promotion de l’IA », pointent les auteurs.

C’est le même constat concernant les outils de pilotage ou les initiatives locales, l’IA est absente des SR21 (Schéma régional de développement économique d’innovation et d’internationalisation), des pôles de compétitivité ou des TIGA (Territoires d’Innovation – Grande Ambition). Exceptée la région Ile-de-France, avec son plan régional IA 2021, l’IA est très peu présente dans les territoires.

Il est souhaitable que les territoires s’emparent spécifiquement de cette thématique et mettent en œuvre des diagnostics visant à identifier les forces et les faiblesses avant de concevoir des stratégies adaptées, recommande le rapport.

Car l’IA peut contribuer à « inventer de nouvelles réponses à des défis locaux nouveaux » (congestion urbaine, transition énergétique et environnementale, lutte contre la criminalité, gestion de crise) et attirer de grandes firmes technologiques sur le territoire. Quelques pistes d’action sont ainsi identifiées : s’assurer que les projets de type smart city ou smart grids tirent mieux parti de l’IA (les exemples d’Issy-les-Moulineaux, de Dijon avec ONDIJON et les smart grids à la française sont cités) ; créer une thématique IA transversale aux différents pôles de compétitivité ou encore mettre en œuvre des études IA ciblées pour les territoires volontaires.

Les expérimentations de l’IA dans l’administration française

Le gouvernement français a sélectionné 6 projets pour expérimenter l'IA dans les administrations, suite à un appel à manifestation d'intérêt général, dans le cadre du plan d'Investissement d'Avenir (PIA). Les six projets sont représentatifs des différents usages potentiels de l'IA : l'aide au ciblage des contrôles; l'amélioration de la relation à l'usager et l'amélioration d’un processus métier.

  • Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS) : développer un agent vocal conversationnel - voice-bot - pour répondre aux interrogations des utilisateurs du chèque emploi associatif (CEA) ;
  • Agence française pour la biodiversité (AFB) : mieux orienter les contrôles de la police de l’environnement grâce à l'IA ;
  • Autorité de sûreté nucléaire (ASN) : permettre une meilleure exploitation des données contenues dans les lettres de suite d’inspection ;
  • Centre hospitalier universitaire de Toulouse : optimiser la préparation des réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP), application au cas d’usage des traitements post opératoires du cancer du poumon ;
  • Direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) de l’Hérault : détecter automatiquement les irrégularités d’occupation des sols (constructions illégales, décharges sauvages, etc.) à partir d’images aériennes et satellites ;
  • Direction générale de l’alimentation (DGAL) du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation : affiner le ciblage des établissements à inspecter dans le secteur de la remise directe aux consommateurs (restaurants, métiers de bouche, distributeurs) grâce aux commentaires des consommateurs sur les sites d’avis en ligne.

 

Repenser la cité et les services aux publics

À l’occasion de ce sommet, une table-ronde avec un panel d’acteurs variés s’est également tenue sur le thème « Repenser la cité et les services aux publics ».

Définition de la ville intelligente, question de l’ouverture et de l’accessibilité des données, usage de l’IA dans la ville, les administrations et les territoires ruraux ou encore le rôle du maire ont été abordés par les différents intervenants : Mathieu Dunant, direction de l’innovation RATP , Mustapha Derras, directeur exécutif Recherche & Développement de Berger-Levrault, Mathieu Dunant, directeur de l’innovation RATP, Clémence Arto, directrice des affaires publiques à Doctrine, Claire Falzone, directrice générale de Nova Veolia, et Thibault Gouache, co-fondateur de Cornis, fournisseur de technologies pour la gestion de données des pales sur les éoliennes.

Pour Mustapha Derras, qui réfute le terme de smart city et préfère que l’on se concentre sur les hommes et les femmes qui font vivre et vibrer les villes - « ce sont eux qui sont smart », il faut « convoquer la puissance de l’IA pour rassembler cette intelligence ». En effet, selon le directeur du développement et de la stratégie de Berger-Levrault, « dans une ville, une quantité de données est encore non produite. Il existe des lieux qui ne produisent pas de données, il va falloir numériser tout cela, nous ne sommes qu’au début du chemin ». Selon lui, l’IA est une aide à la décision au service de « l’intelligence humaine avant tout » qui permet de se poser les bonnes questions.

Mathieu Dunant, directeur de l’innovation à la RATP, estime pour sa part que le potentiel de l’IA doit surtout servir à rendre la ville plus inclusive et plus facile à vivre, en offrant des services encore plus personnalisés. « La smartcity, c’est par exemple utiliser la chaleur du métro pour chauffer un immeuble, comme c’est le cas aujourd’hui avec la ligne 11 du métro parisien », précise-t-il. L’IA dans la ville, c’est aussi réaliser la promesse de la « mobility as a service ».

Pour Clémence Arto, directrice des affaires publiques à Doctrine, la smartcity doit créer des services publics plus intelligents à partir des données, citant l’exemple d’Handi-map, une application utilisée à Rennes qui facilite les déplacements des personnes en situation de handicap à partir des données disponibles.

Claire Falzone, directrice générale de NovaVeolia, une structure du groupe Veolia totalement dédiée à l’innovation et au développement de services numériques, l’IA dans la ville doit accompagner les décideurs publics dans leur transition environnementale, prenant l’exemple de la gestion des déchets avec la startup Cartesiam, spécialisée dans l’intelligence artificielle embarquée dans des objets, qui permet « d’écouter les vibrations des machines pour déceler des défaillances ». « La ville intelligente est aussi une ville décloisonnée. La résilience climatique par exemple, dont l’objectif est d’anticiper les effets des crises climatiques, impose de « désiloter » l’organisation de la ville », avant de pointer deux limites au développement de l’IA en France : le manque de données et la question du business model.

Réduire l’impact environnemental dans une ville intelligente, selon Thibault Gouache, co-fondateur de Cornis, passe par le maintien le plus longtemps possible des infrastructures existantes ou le lissage des pics de consommation grâce à l’analyse des données. L’IA peut contribuer à ces objectifs.

Comment l’IA peut transformer l’administration très concrètement ?

Selon Mustapha Derras, directeur du développpement et de la stratégie de Berger-Levrault, l’IA va transformer de très nombreux métiers en s’attaquant en premier lieu aux tâches répétitives. « Quoi de plus robotisable que les fonctions de backoffice », explique-t-il. L’IA peut donc très bien se décliner dans l’univers de l’administration. « La puissance de l’IA peut aider l’administration à mieux faire sa mission », précise-t-il.

« L’administration s’est déjà saisie de l’IA pour automatiser des tâches répétitives et se concentrer sur la partie la plus humaine », explique Clémence Arto de Doctrine, revenant sur l’expertise de sa startup legaltech, qui propose un moteur de recherche pour rendre les données juridiques (décisions de justice) plus facilement accessibles. « Aujourd’hui seulement 3% des décisions de justice sont mises en ligne. Grâce au traitement automatique du langage naturel, nous avons la possibilité de donner du sens à cette masse de données juridiques, tout en protégeant les données personnelles par les technologies d’anonymisation », précise-t-elle. La Cour de Cassation travaille actuellement avec des ingénieurs pour développer l’anonymisation des données personnelles. Sur ce point, elle défend une meilleure coopération public-privé.

Les collectivités locales, les maires et l’IA

Les villes sont aujourd’hui des laboratoires grandeur nature pour l’IA, mais qu’en est-il des territoires ruraux ou plus isolés ? « L’IA commence toujours par les grandes villes qui sont des cas d’usages intéressants en raison du volume de données produites. Cette expérience sert ensuite aux collectivités locales », explique Claire Falzone. Selon la directrice générale de NovaVeolia ; l’IA est aussi très utile aux territoires ruraux, citant comme exemple l’usage de capteurs connectés pour évaluer l’impact de la séquestration de carbone au moment de l’épandage de produits agricoles dans les champs.

Les véhicules autonomes peuvent contribuer à résoudre les freins à la mobilité et à désenclaver les territoires. C’est la conviction de Mathieu Dunant, directeur de l’innovation à la RATP : « L’IA va permettre de construire des lignes de bus sur mesure dans les zones blanches de mobilité », explique-t-il.

Et de résoudre ainsi l’équation économique souvent insoluble de financer un transport collectif non rentable dans les zones rurales, faute de voyageurs suffisants. Il faut sortir du schéma rural/urbain, smartcity versus smartrural, selon Mustapha Derras. « C’est d’abord et avant tout la connectivité ou pas d’une zone qui compte. Ce qui va définir l’usage de l’IA, c’est le besoin des habitants des collectivités locales ».

Et les maires demain, devront-ils être experts, stratèges ou les deux à la fois, avec l’IA ? Outil d’aide à la décision, l’IA permet « d’analyser plus finement les données permettant au maire de mieux connaître les besoins de sa ville », selon Clémence Arto. Pour Claire Falzone, « le maire doit être capable de porter la vision de sa ville » à l’ère de l’IA. Bref, les intervenants convergent pour expliquer que l’IA n’est pas une boîte magique, le rôle du maire sera toujours de donner du sens et de porter une vision politique.

 

[1] Artificial Intelligence – a strategy for european startups, Roland Berger, Asgard, 2018

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