Revue

Dossier

Le vote électronique peut-il supplanter l’isoloir ?

Le 15 février 2022

Pour répondre à cette question, il convient d’analyser les obstacles d’ordre technique et juridique, mais aussi d’ordre psycho-sociologique. Les enjeux demeurent plus profonds et nécessitent de réenvisager la lecture même de l’acte de vote et sa représentation pour le citoyen.

Résumé

Pleinement d’actualité, la question du vote électronique déchaîne les passions médiatiques, interroge le milieu politique et conduit plus largement à réexaminer le rôle même de l’électeur.

En effet, l’isoloir et le caractère fondamentalement secret qu’il confère au vote se retrouve désormais concurrencé par une technologie électorale, plus ou moins émergente, dont l’encadrement et l’acceptabilité laissent encore subsister nombre de doutes. Si les principaux se révèlent d’ordre technique avec notamment d’importants risques de fraude, une perte de confidentialité et des difficultés résultant d’une pluralité de fournisseurs d’accès à Internet, des obstacles juridiques s’élèvent également en termes de sécurité des données, de sincérité du vote et d’un possible contentieux électoral de masse.

Néanmoins, un autre enjeu psycho-sociologique demeure au regard des liens unissant citoyen et ritualité du vote, car la numérisation du processus conduit de fait à réévaluer la démarche d’expression des convictions politiques. Le débat semble ainsi loin d’être clos.

À l’issue d’élections départementales et régionales au taux d’abstention record1, à l’aube de l’élection présidentielle, en pleine pandémie et face à des défis écologique et sécuritaire, la France remet une nouvelle fois en lumière la possibilité d’aménager le parcours électoral en y intégrant une dose de numérique. Très développé dans le milieu de l’entreprise2 mais également au-delà de nos frontières3, le vote électronique a très récemment fait l’objet d’une étude par la Commission supérieure du numérique et des postes (CSNP), principalement composée de parlementaires, dont l’avis rendu milite pour une numérisation des élections4.

Très développé dans le milieu de l’entreprise mais également au-delà de nos frontières, le vote électronique a très récemment fait l’objet d’une étude par la Commission supérieure du numérique et des postes (CSNP), dont l’avis rendu milite pour une numérisation des élections.

L’isoloir : un habitus sociopolitique ancré

L’affluence des électeurs devant les bureaux de vote, le passage par l’isoloir, l’enveloppe, le dépôt du bulletin dans l’urne, la signature sur le registre et l’attente du dépouillement : il s’agit là de l’une des scènes de vie citoyenne par excellence, devenue presque naturelle. Si les journées d’élections prennent encore localement des allures de fête réunissant les électeurs de tous âges et de tous milieux5, une véritable banalisation de l’acte de vote s’est développée, touchant principalement les jeunes générations. Ce mécanisme organisé puise ses racines au cours du xxe siècle, période au cours de laquelle l’isoloir est entré en scène en tant qu’instrument garantissant et protégeant la liberté de l’électeur. Si l’Antiquité grecque ou romaine et leurs urnes préfiguraient le système de vote actuel, la véritable prouesse technique originelle de faire voter plusieurs millions d’électeurs dans un ordre préétabli n’a véritablement été mise en œuvre en France qu’à compter de l’entrée en vigueur du décret du 5 mars 1848 relatif au suffrage universel masculin, qui a fait passer le nombre d’électeurs de 246 000 à plus de 8 millions. Ces derniers choisissaient donc leur bulletin et le remettaient, plié, au président du bureau de vote qui l’introduisait dans l’urne conformément à l’article 48 de la loi du 15 mars 1949. L’opération de vote demeurait ainsi sous contrôle et si les élections se déroulaient en quelque sorte dans les conditions d’un vote secret, le caractère public du processus en limitait la confidentialité et ne permettait pas d’écarter toute suspicion de vote sous influence à la fois patronale, cléricale et gouvernementale6. Le vote n’était ainsi pas encore considéré comme un acte individuel. Pour ce qui a été d’accomplir ce geste de démocratie à l’abri des regards indiscrets, il a fallu attendre la loi du 29 juillet 1913 ayant pour objet d’assurer le secret et la liberté du vote et de premières élections en mai 1914 (des élections professionnelles en avait profité dès 1892) – soit trente-sept ans après la Belgique – pour que l’isoloir, développé dès 1857 en Australie, prenne enfin place au sein des bureaux de vote français. À noter que cette invention curieuse a entraîné les railleries de nos députés qui ont néanmoins débattu pendant plus de quinze ans avant de l’autoriser. En effet, nombre d’entre eux considéraient que l’isoloir présentait un certain nombre de dangers au premier rang desquels figurait l’idée d’un suffrage universel désormais incontrôlé. Malgré tout, il se parait d’importantes vertus en donnant au vote le caractère solennel d’une affaire privée garantie par l’État. Symboles de la liberté de conscience et de réflexion, le passage par l’isoloir et l’apparition d’une enveloppe individuelle ont largement permis de pacifier les relations sociales, retirant une forme de pression psychologique aux électeurs et leur offrant un choix dans l’ignorance de ceux opérés par les autres. Cela a favorisé leur conviction à s’exprimer plus fermement tout en autorisant une modification de la décision jusqu’au dernier instant. Comme le relève Alain Garrigou, « on peut donc concevoir l’isoloir comme une forme d’objectivisation du vote de conviction qui procède de l’imposition progressive de la conviction comme critère légitime et naturalisé du vote » 7. Mais désormais, entre l’introduction de méthodes commerciales pour conquérir les suffrages et de sondages qui exposent les électeurs à des informations susceptibles d’influencer leur décision et de faire naître un certain nombre de biais, à laquelle s’ajoutent les innovations en matière de technologie électorale, le schéma démocratique particulièrement bien huilé qui se joue lors de chaque élection au sein des bureaux de vote mérite d’être réinterrogé.

De la fraude technologique à la crise de confiance de l’électeur : des obstacles infranchissables ?

En France, aux côtés du passage par l’isoloir – même indirect grâce aux procurations – existent déjà d’autres configurations, comme le vote par correspondance (voie postale) désormais réservé, pour les législatives uniquement, aux seuls électeurs français résidant à l’étranger. En effet, à la suite de fraudes massives, ce mécanisme a été abrogé sous l’égide de Valéry Giscard-d’Estaing le 12 novembre 1975 sur l’ensemble du territoire national. Par ailleurs, et il s’agit là du cœur du sujet, le vote électronique se décline via deux modalités qu’il conviendra d’évoquer de concert. En premier lieu, le vote en ligne, ou e-vote, se trouve également ouvert, pour l’heure, aux seuls Français résidant à l’étranger et nécessite, à l’instar du vote par correspondance, d’engager en amont des démarches auprès du Consulat. Ce procédé suppose une dématérialisation intégrale du vote. En second lieu, des « machines à voter » ont été implantées, dès le début des années 2000, au sein des bureaux de vote. Ces dernières n’impactent que la phase de dépouillement mais, au sein des communes concernées, en nombre invariable depuis le moratoire de 20088, les électeurs n’ont d’autre choix que de les utiliser9. Les expériences européennes (Estonie où 44 % des votants ont pu participer aux élections par Internet en 2019, Suisse ou encore Allemagne) et internationales (États-Unis, Corée du Sud, etc.) en matière de vote électronique permettent d’en tirer un certain nombre d’enseignements et révèlent surtout des failles à la double nature technique et psychologique qui nécessitent d’être surmontées pour envisager une extension du procédé.

S’agissant du e-vote, les risques de piratage, de cyberattaques, les bugs à grande échelle ou encore la difficulté à mettre au point une plateforme numérique capable d’assurer 48 millions de connexions (nombre d’électeurs français) constituent autant de limites à la mise en oeuvre du vote électronique.

Fiabilité informatique et absence de contrôle citoyen

S’il ne nous appartient pas d’étudier les divers enjeux techniques, il convient néanmoins de rappeler que les pannes des machines à voter (en Floride en 2000 ou en Belgique en mai 2003) dues à une intervention humaine ou à une erreur de programme peuvent paralyser une élection ou entraîner l’invalidation de ses résultats. S’agissant du e-vote, les risques de piratage10, de cyberattaques11, les bugs à grande échelle ou encore la difficulté à mettre au point une plateforme numérique capable d’assurer 48 millions de connexions (nombre d’électeurs français) constituent autant de limites à la mise en œuvre du vote électronique. Au-delà de ces considérations, c’est la confiance même du citoyen et la sincérité du vote12 qui sont en jeu, car l’électeur ne dispose plus d’aucune possibilité de contrôler l’organisation des élections – notamment la conformité de l’installation et de la programmation des machines à voter ou du serveur pour le e-vote – et encore moins ses résultats, le processus étant pleinement informatisé. Le fait de dépendre d’experts techniques, en dépit de leur certification par des instances nationales, soulève des difficultés quant à la transparence des élections13. En effet, le code source des systèmes de vote, protégé par le secret industriel, n’est pas public en dépit des recommandations de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). S’agissant des machines à voter, « s’il n’y a aucun support physique gardant une trace de chaque vote, il est impossible de détecter les dysfonctionnements non aberrants » 14, ce qui rend la saisine du juge électoral hasardeuse. Par ailleurs, dans le cadre du e-vote, la confiance en l’électeur est également interrogée. En effet, comment s’assurer que celui qui clique est bien l’acteur concerné ? Mais d’autre part, plus l’authentification et l’anonymat seront sécurisés, plus le secret du vote risquera d’être éventé… De plus, à distance, le citoyen, certes pleinement émancipé par la voie d’une assise technologique, se retrouve finalement bien plus exposé et peut-être plus vulnérable aux risques de manipulation par une possible orientation comportementale assurée par un micro-ciblage de la part des big data. Enfin, au regard de la dimension industrielle de la numérisation des élections15 et de l’intense lobbying en résultant, un autre point méritera une nécessaire sécurisation : les contrats de la commande publique devront faire l’objet des plus vives attentions juridiques afin d’en assurer la transparence.

Désacralisation du rituel électoral

Avec les machines à voter, ce rite se limite à l’émission du vote puisque le dépouillement du scrutin se fait informatiquement et d’ailleurs de manière instantanée. L’intérêt paraît évident pour l’organisation matérielle des scrutins, relativement allégée. Pour autant, l’usage de cet outil tend largement à retirer toute dimension cérémonielle et communautaire au parcours électoral qui inclut normalement, au-delà de l’instant du vote en lui-même, un dépouillement par les membres du bureau et même l’appel au concours des citoyens. Plus anecdotique, il convient néanmoins de considérer l’existence d’une probable influence du design du bulletin numérique sur le comportement des votants16. Quant au vote par Internet, sa mise en œuvre en dehors de tout espace identifié et contrôlé réduit le rituel électoral à un acte de la vie ordinaire, sans marquer de différence pour l’électeur qui vote comme il consulte ses courriels, s’acquitte de ses obligations administratives ou procède à des achats en ligne. L’élection ne rendrait ainsi plus nécessaire le rassemblement physique de la communauté civique, ce qui en amoindrirait tant la symbolique que le caractère collectif. Tout en parachevant le processus d’individualisation du vote amorcé par la mise en place des isoloirs, le e-vote réduirait également à peau de chagrin les interactions sociales. En outre, le lieu sélectionné pour procéder à l’élection tout comme la présence d’autres électeurs à proximité induit parallèlement l’existence d’un risque de dépossession individuelle des idées politiques, une influence que le passage physique par le bureau de vote tend à contenir. Avec le geste opéré lors du déplacement au bureau de vote, c’est le statut de celui-là même qui l’exécute qui s’en trouve valorisé et l’électeur exprime et affirme ainsi sa pleine souveraineté.

Pour l’instant, en France, le principe de précaution semble encore prévaloir en matière électorale. Mais jusqu’à quand…?

Des mécanismes « mirages » pour lutter contre l’abstention ?

Depuis plusieurs décennies en France, en matière d’élections nationales comme locales, la participation représente un véritable enjeu, les citoyens semblant progressivement se désintéresser de la vie politique. Les taux d’abstention battent toujours de nouveaux records et la pandémie de covid-19 a parachevé ce constat. Ainsi que l’avancent certains, le vote électronique constituerait la clé du retour à une participation « normale » et permettrait un regain d’intérêt pour les électeurs. Il faut ici comprendre le e-vote, car l’usage de machines à voter impose toujours le déplacement en bureaux de vote. Le vote à distance peut effectivement représenter une solution particulièrement efficace, notamment en impliquant davantage les jeunes générations, peut-être plus à l’aise avec ce système et particulièrement coutumières des démarches en ligne. Le e-vote pourrait ainsi favoriser la « récupération » d’un grand nombre d’électeurs mais, à notre sens, ce mouvement de croissance n’aurait de réelle chance de s’imposer que dans l’hypothèse où le vote à distance ne représenterait qu’un complément des bureaux de vote. En effet, si la voie numérique devenait la seule option, une large part d’électeurs plus ou moins âgés, dépourvus d’Internet (zones non couvertes) ou de connaissances informatiques ou bien tout simplement opposés à cette dématérialisation de l’acte de vote en militant pour un droit à la non-connexion viendrait sans nul doute renverser la tendance en matière d’abstention. Il semble ainsi qu’une complémentarité entre dispositifs présentiels et distanciels doive être maintenue pour sensiblement modifier le taux de participation. Néanmoins, la recherche de palliatifs à l’abstention mériterait certainement d’être rattachée à une étude des causes du phénomène… Un dernier point, bien plus polémique, pourrait être soulevé par des esprits chagrins : la sphère politique s’inquiète d’une abstention historique préjudiciable à la démocratie mais, plus égoïstement, à travers cette reconquête des suffrages dans l’intérêt général, ne s’inquiète-t-elle pas d’une absence de participation nuisible à ses finances ? Le e-vote et son impact sur l’abstention ne permettraient-ils pas, au fond, à tous les partis politiques d’obtenir des financements publics confortables et à certains partis fragilisés ou moins exposés médiatiquement de dépasser le fameux seuil ouvrant droit au remboursement des frais de campagne ? La question mérite d’être soulevée d’autant plus que l’argument de la participation reste le plus politiquement mis en avant.

À l’issue de ces lignes, il convient – avec regret peut-être et honnêteté surtout – de reconnaître l’impossibilité d’offrir une réponse tranchée à la question initiale. Le vote électronique peut-il supplanter l’isoloir ? Techniquement, il le pourra certainement, une fois juridiquement encadré et paré de toutes les garanties liées à la protection des données personnelles. Les nouvelles cartes nationales d’identité dotées de puces électroniques constitueront sans nul doute une avancée en ce sens. Toutefois, sociologiquement, les enjeux demeurent plus profonds et nécessitent de réenvisager la lecture même de l’acte de vote et sa représentation pour le citoyen. Quoi qu’il en soit, pour l’instant, en France, le principe de précaution semble encore prévaloir en matière électorale. Mais jusqu’à quand… ?

  1. Aux dernières élections régionales, le taux d’abstention a atteint 66,7 %, et même plus de 80 % chez les 18-35 ans.
  2. Notamment : L. n2001-420, 15 mai 2001 ; Ord. n2004-328, 15 avr. 2004 ; L. n2008-789, 20 août 2008 ; L. n2010-751, 5 juill. 2010 ; Béroud S. et Dompnier N., « L’essor du vote électronique dans les élections professionnelles : un terrain d’expérimentation ? », Dr. soc. 2013, p. 522.
  3. Notamment : Guglielmi G. J. et Ihl O. (dir.), Le vote électronique, 2015, LGDJ, p. 15-121 (présentant la mise en place de telles modalités de vote aux États-Unis, au Chili et en Belgique) ; Morel B., « Les enseignements des expériences européennes du vote électronique », RFDC 2018, vol. 114, n2, p. 371-394 ; Shim S., « Droit constitutionnel étranger. Défiance dans l’élection législative sud-coréenne de 2020 : le code QR, un dispositif facilitant la manipulation d’une élection à l’ère numérique ? », RFDC 2021, vol. 127, n3, p. 213-228.
  4. CSNP, avis n2021-05, 10 nov. 2021, sur la modernisation et les apports du numérique aux processus électoraux.
  5. Déloye Y. et Ihl O., L’acte de vote, 2008, Presses de Sciences Po, Références, p. 417-458.
  6. Garrigou A., Les secrets de l’isoloir, 2008, Éditions Thierry Magnier, Troisième culture, p. 53.
  7. Garrigou A., Les secrets de l’isoloir, op. cit., p. 117-118.
  8. En 2008, un moratoire, encore en vigueur, a gelé le périmètre de déploiement des machines à voter ce qui a notamment soulevé la question de l’obsolescence de celles déjà installées et dont l’État n’autorisait pas le remplacement. En ce sens, notamment : QE n20584, M. H. Marseille : JO Sénat, 11 févr. 2021, p. 882.
  9. En 2020, 1,2 million d’électeurs ne disposaient que de ce choix en France, notamment dans les communes du Havre et de Boulogne-Billancourt.
  10. Notamment : Filliol É., « Réflexions sur les attaques possibles contre un système de vote électronique », Le Genre humain, vol. 51, n2, 2011, p. 63-73.
  11. Que la France a voulu éviter en n’ouvrant pas le vote en ligne pour la présidentielle de 2017 aux Français résidant à l’étranger.
  12. Cons. const., 29 mai 2008, n2008-24 ELEC, p. 5 (partiellement à l’origine du moratoire concernant la suspension du déploiement des machines à voter) : « Même s’il ne lui appartient pas de remettre en cause le choix fait par le législateur d’autoriser l’utilisation de telles machines, […] ces incidents peuvent accroître la réticence psychologique à laquelle se heurte l’utilisation d’un procédé qui rompt le lien symbolique entre le citoyen et l’acte électoral. Il appartient donc aux pouvoirs publics de faire en sorte, à l’avenir, que ces défaillances, même minimes, ne contribuent pas à altérer la confiance des citoyens envers la sincérité du vote. »
  13. Ce qui a notamment entraîné l’Allemagne et l’Autriche à censurer les dispositifs en absence de contrôle effectif du citoyen : Toulemonde G., « Le vote électronique, d’imprécisions en incertitudes », JCP A 2009, p. 34-36.
  14. Enguehard C., « Le vote électronique en France : opaque et invérifiable », Terminal 2007, p. 203.
  15. Favier L., « L’industrialisation du processus électoral », Le Genre humain 2011, vol. 51, n2, p. 147-169.
  16. Daoudi B., Mesurer l’incidence des équipements électoraux : le vote électronique et ses usages sociaux et politiques, thèse, 2019, UGA, p. 331.
×

A lire aussi