Pour une nouvelle feuille de route des politiques culturelles locales post-Covid19

politique culturelle locale
©Ruedi Baur et Odyssée Khorsandian
Le 24 août 2020

Dans le monde post covid-19, les politiques culturelles des collectivités peuvent participer à inventer de nouveaux horizons en s’appuyant sur une culture productrice de sens et d’imaginaire et génératrice de “liens de première nécessité”. Pour éviter que ce virage ne devienne un mirage, elles devront s’interroger au préalable pour réussir cet aggiornamento.

 

L’arrêt brutal des activités culturelles et artistiques a touché de plein fouet ces secteurs. L’urgence est alors de mettre en œuvre des plans de relance et de soutien économique aux filières, portés par l’Etat et les collectivités. C’est une nécessité en matière économique (la culture représente 45 milliards d’euros) et d’emploi (1,3 millions). C’est une nécessité bien plus large tant la force d’entrainement et les retombées directes ou indirectes sont importantes en matière sociale, éducative, touristique ou d’attractivité et de développement des territoires.

 

Les collectivités sont au cœur de cette économie supportant 9 milliards d’euros de dépenses (contre 6 pour l’Etat). Ce poids économique n’est pourtant pas la principale vertu des politiques culturelles locales.

 

La crise du covid-19 a révélé les effets pervers d’un modèle de croissance infini dans un monde fini. Effets d’overbid (trop plein, excès, surenchère) dont ces politiques publiques ne sont pas épargnées : logique d’industries (culturelles et créatives), spéculation et loi du marché (de l’art, de la musique, des festivals, du cinéma), accélération et saturation de l’offre (surproduction), phénomènes de concurrence (compétition), impératif de profit et d’audience (fréquentation).

 

Si cette crise agit comme un révélateur et un accélérateur de changement, quelles seraient les évolutions souhaitables en matière de politiques culturelles locales ? À l’heure du renouvellement des mandats locaux (municipaux en 2020, départementaux et régionaux en 2021) et de l’écriture de nouveaux projets culturels de territoire, quelques “lignes de fuite” peuvent être tracées pour une nouvelle cartographie culturelle.

Un principe d’égalité par et dans la culture : faire “communs”

Après des décennies de démocratisation culturelle (centrées sur les œuvres) et de démocratie de la culture (centrées sur les artistes), une réconciliation doit s’opérer entre culture et social. Les services culturels doivent participer à leur façon à réduire les effets d’inégalités sociales, territoriales, économiques, symboliques et de genre[3]. Prendre acte des phénomènes d’assignation, de relégation, de disqualification d’une bonne partie de la population. Agir en conséquence en s’adressant à des “habitants captivés” plutôt qu’en ciblant des “publics captifs” ou pire “empêchés", en les reconnaissant comme co-auteurs de la vie culturelle et de la fabrique locale de “communs”[4]. Cela implique “d’acculturer la culture” pour la délester de certains habitus du quant-à-soi, des prestiges ou de fonctionnements pyramidaux. Sortir des cloisonnements entre “cultures légitimes” et cultures populaires. Devenir les artisans d’“interrelations avec les habitants” plutôt que des professionnels dépositaires des “relations avec les publics”. En d’autres termes : dresser des passerelles plutôt que des murs. Nourrir une ingéniosité de la relation.

En s’appuyant sur l’image sous toutes ses formes, le Graph - Centre méditerranéen de l’image, anime depuis plus de 30 ans une dynamique d’éducation populaire exemplaire : projet avec les femmes gitanes, ateliers d’arts plastiques, Festival “Fictions documentaires”, résidences artistiques ou formation diplômante en photographie documentaire.

Une logique d’écosystème pour faire sens et faire lien

Un objectif : la coopération. Une valeur : la solidarité. Compétence partagée[5], la culture peut faire “assemblier” favorisant la mutualisation : de matériel, d’espaces de création, d’administration, de production ou de diffusion, de ressources humaines, de financements –horizontalement- entre acteurs du territoire (institutions, associations, artistes, entreprises) –verticalement- entre échelons territoriaux (Ville, EPCI, Département, Région). Cela suppose de faire “intelligence collective” et de supprimer les silos, réduire les hiérarchies, organiser conjointement pour faire “œuvre commune”. En ouvrant par exemple les institutions culturelles à la vitalité des acteurs indépendants.

Les Conseils des Territoires pour la Culture organisés désormais au niveau régional doivent participer de cette orchestration. Les futurs volets culturels des Contrats de Plan Etat-Région 2021-26 également. Au-delà des dispositifs et des conventions, un tel écosystème ne peut émerger qu’en s’appuyant sur des relations de confiance et de reconnaissance mutuelle.

Une dynamique de rattachement pour réenchanter le territoire

La crise du Covid-19 a mis en exergue la relation d’interdépendance entre les êtres et la nécessité de “co-habiter” le monde[6]. La notion de territoire s’en trouve enrichie. Issue du “juis terrendi”, le “droit à terroriser”, il est intrinsèquement politique. Comme “espace vécu”[7], il peut être aussi l’objet d’un sentiment d’appartenance et d’un ancrage fondateur dans des paysages urbains ou naturels.

Ce “rattachement” à l’endroit que l’on habite peut être nourri par les actions culturelles des collectivités. Elles sont autant d’occasions de le réenchanter, de développer son potentiel d’habitabilité, de poétique[8] ou d’appropriation.

Combinant habilement street art et land art, le projet culturel du Pays “Portes de Gascogne” dans le Gers montre comment l’art peut être opérant en terme d’aménités territoriales, de vitalité sociale ou de patrimoines contemporains. Elles permettent également d’éprouver par le sensible son appartenance à un espace plus large que son “bassin d’envie” pour porter le regard vers : la France, l’Europe, le monde. Et penser les défis qui se jouent des frontières : dérèglement climatique, pandémie, montée des populismes, crises migratoires, pour n’en citer que quelques-uns.

Au sein des territoires, dans les espaces publics du quotidien, les équipements culturels sont les forces motrices de ces politiques locales. Inspirés peut être par l’émergence des tiers-lieux, ils peuvent organiser un glissement vers une logique de co-animation de lieux de vie, de lieux qui font lien, d’espaces publics hétérotopiques.

Un principe de singularité pour reconnaître et soutenir la diversité des expressions et pratiques artistiques et citoyennes

 Valoriser la diversité des expressions et pratiques sur un territoire a un double intérêt :

  • pour les habitants, de reconnaître leurs droits culturels, «ensemble des références culturelles par lesquelles une personne, seule ou en commun, se définit, se constitue, communique et entend être reconnue dans sa dignité »[9]. Ces droits apparaissent dans 3 lois de la République[10] et connaissent des mises en application variées. Un exemple : le PETR Pays Comminges Pyrénées associé au groupe Culture(s) et territoire(s) composé d’associations, élus ou techniciens, expérimentent in vivo ces nouvelles approches.
     
  • pour les artistes ou les programmateurs/curateurs, d’affirmer leur liberté de création pour les uns, de programmation pour les autres[11]. Cela suppose d’éviter toute forme d’instrumentalisation des artistes. Eux inspirent à révéler l’invisible, à interroger la norme, à faire un pas de côté, à confronter, à traduire, à abstraire, à enchanter, à observer les écarts, à comprendre.

Révéler la singularité de ces voix, de ces expressions, de ces récits possibles et garantir leur réciprocité sont des étapes indispensables vers ce qui fait commun[12].

Une logique de bénéfice pour valoriser (et ménager) les ressources

Tempérance, frugalité, sobriété, soin, humilité, apaisement, écoute, confiance, bienveillance : l’appel à une “comptabilité bénéfique”[13] de nombreux observateurs, experts ou simples citoyens est unanime depuis le choc du covid-19. Ces nouvelles “normes comptables” ne concerneraient pas que le profit ou la rentabilité mais le gain en terme de bien-être, d’émancipation individuelle et de bien vivre ensemble. Les projets culturels locaux devraient définir des indicateurs de bénéfices en ce sens. Pour les habitants comme pour l’espace qu’ils habitent, ils prendraient “en compte” notablement les ressources utilisées (notamment culturelles et artistiques) en les valorisant plutôt qu’en les exploitant sans mesure.

Dans le cadre du projet européen “Colab Quarter”, à Brestovo en Bulgarie, des interventions artistiques autour du design culinaire redonnent vie au village en mettant « en valeur » les richesses immatérielles des habitants : paysages, traditions, chants, danses.

Pour une culture pionnière de “l’art du temps” plutôt que l’air du temps

La mise en pause du confinement (parfois délitement, coup d’arrêt ou parenthèse enchantée) a reposé avec force la question de notre rapport au temps. Quel enjeu? Probablement pour les lieux et projets culturels de proximité d’offrir un temps différent, étendu/détendu, extrait de “l’accélération du monde” décrite par Paul Virilio. Pour que chaque habitant-e et citoyen-ne puisse jouir d’un “droit au temps” qui favorise le repos, la concentration, la rêverie, l’ennui, l’oisiveté comme possibilité d’un imaginaire, la compréhension, l’apprentissage, la réflexion et une véritable et prioritaire “écologie de l’attention[14]. En d’autres termes, un nouveau “farnientefertile.

Temps suspendu mais aussi temps durable. C’est ce long-termisme traversé de tous les aléas de notre monde contemporain, qui permet l’expérimentation, les erreurs, les progressions incrémentales, la sérendipité mais aussi une stabilité et une permanence. En d’autres termes, une nouvelle soutenabilité.

La “plus-value” publique est ici édifiante quand on en vient à la question du numérique. Le confinement a permis d’observer les stratégies de harponnage et d’invasion chronophage des Gafa et autres plateformes numériques qui ont confirmé leur remontée fracassante dans la Pyramide de Maslow. Sans céder à une vision rétrograde, en reconnaissant les opportunités qu’offre le numérique, les services culturels peuvent proposer un accompagnement construit et critique. De la même façon pour le spectacle vivant, le réflexe de “diffusion partout tout le temps” peut laisser place aux vertus d’une infusion culturelle sur le temps long.

Un principe d’adaptation pour accompagner les transformations

Les services culturels locaux sont les marqueurs et les balises d’un territoire, traversés par les secousses d’un monde complexe et incertain. Ils sont au cœur d’une dialectique : assurer la “continuité du service public” d’une part, satisfaire au “principe de mutabilité” du service d’autre part. Le temps de confinement a de ce point de vue été exemplaire : de nombreux conservatoires ont organisé ex abrupto des cours en visio, les médiathèques des propositions en ligne puis des services de portage ou de drive, les cinémas des services de VOD, les musées des visites virtuelles. Cette réactivité et ce sens du rebond doivent être nourris pour assurer un service au plus près de l’intérêt général, “centré usagers”, intégrant les habitants et les structures associatives dans un vertueux “PPPP” (partenariat public/privé/population). Les méthodes d’UX design (user experience) comme de design de service (muséomix, biblio remix par exemple), reconnaissant les publics comme “experts du quotidien”, pourraient s’étendre.

Plus largement, les projets culturels des collectivités gagneraient à être repensés dans leur forme et leur conduite : non plus comme des trajectoires figées, hiérarchisées, planifiées mais comme des “feuilles de route” itératives, contenant leur lot de contingence, répondant à des intentions politiques de manière immanquablement ajustée.

Virage ou mirage, le temps dira si l’épreuve du covid-19 a accéléré l’updating des politiques culturelles locales. Il s’agit dans tous les cas de passer de cette période de sidération à une politique affirmée de “considération” : de soi, avec et pour les autres, les choses, le vivant, notre environnement.

La culture peut être un levier à condition qu’elle déborde son silo. Elle ne peut plus être réduite à cet agrément facultatif, cette bonification éventuelle, cet art qui “lave notre âme de la poussière du quotidien” comme disait Picasso. Elle peut être pivot en participant d’une archipélisation[15] souhaitable dans l’organisation des politiques publiques articulant culture, éducation, action sociale, tourisme, économie sociale et solidaire et urgence écologique.

Comme ressort potentiel de changement, elle peut faire preuve d’inspiration, de créativité, d’engagement, d’un autre rapport au temps et à l’espace, d’attention, d’introspection et d’intuition. Autant de vertus salutaires pour repenser corrélativement les interventions publiques. Les politiques culturelles locales doivent être à l’impulsion, à la facilitation, à l’accompagnement. Pour cela, il est nécessaire que la culture engage sa propre révolution copernicienne : non pas au service de publics qui gravitent autour d’un épicentre artistique et culturels (œuvres/artistes/projets), mais bien avec des habitant-e-s placés au cœur de cet écosystème.

Les élu-e-s culture comme “policy makers” ont un rôle important à jouer dans cet environnement. En favorisant des formes de gouvernance partagée, ils soutiennent l’émergence d’une démocratie contributive. Cela suppose de préciser les modalités de délibération : Qui parle/s’exprime/raconte? Qui décide?

Pour que la culture ne reste pas un angle mort ou un impensé de la politique, ils doivent faire preuve d’une éthique de responsabilité, d’engagement et d’un sens de l’advocacy culturelle. Leur connaissance de ces enjeux est notamment déterminante lors de leur prise de fonction[16].

Les professionnels de la culture sont alors les co-opérateurs / “oeuvriers” de cet ensemble. Ils doivent être passeurs, supporteurs, accompagnateurs, impulseurs, négociateurs, médiateurs. Des “milieux de cordée” indispensables pour faire lien. Ils ne doivent pas faire à la place mais faire place : aux idées, besoins, envies, expressions, expériences des habitants et des acteurs locaux.

Avec les artistes libres guetteurs et éclaireurs du monde, ils peuvent alors tisser des projets culturels in situ et “à hauteur d’homme” (et de femme!) pour une véritable “vita vitalis” des territoires locaux, vie méritant d’être vécue. Plus simplement, un art de vivre ensemble, une convivialité, à distance sanitaire des effets pervers du marché, de la consommation ou des injonctions productivistes. Mieux, participant à mobiliser par le sensible les représentations, les pratiques, les consciences pour penser et engager collectivement des transformations locales concrètes face aux défis globaux.

[3] Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication, 2019

[4] Ressources partagées, gérées et protégées collectivement par une communauté qui garantit la possibilité et le droit d’un usage partagé

[5] Loi no 2015-991 du 7 août 2015 portant Nouvelle organisation territoriale de la République

[6] Abel O. (2020, avril), Habiter le monde. Esprit

[7] Ce “monde dans lequel nous vivons intuitivement”, le lebenswelt selon Husserl

[8] Bachelard, G. (1957). La poétique de l’espace. Paris: Presses universitaires de France

[9] Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, 2007

[10] Lois NOTRE (2015), LCAP (2016) et Loi relative à la Création du Centre national de la musique (2019)

[11] Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine. Article 1 : “La création artistique est libre”. Article 2 : “La diffusion de la création artistique est libre”.

[12] Pierre Rosanvallon parle de “communalité”

[13] Le philosophe Patrick Viveret la définit comme “source de bienfaits pour les êtres humains et leur environnement”.

[14] Citton, Y. (2014). Pour une écologie de l’attention. Paris : Seuil

[15] L’archipel, “endroit de rencontre, de connivence et de passage” disait Edouard Glissant

[16] La FNCC (Fédération nationale des collectivités pour la culture) propose des formations spécifiques

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