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Transformer ? L’art et la culture (à l’œuvre) à l’épreuve des transitions

Assises nationales des DAC
©MACO-M_RICARD_OT-THAU
Le 12 octobre 2022

Pandémies, grands incendies, catastrophes naturelles, guerre, inflation, inégalités pour ne citer que quelques exemples. Le monde contemporain est traversé de tensions et d’incertitudes. Ces « crises révélationnaires », à défaut d’être révolutionnaires, nous obligent.

 

Crise du vivant, écologique, économique, sanitaire, démocratique, sociale, citoyenne, informationnelle, énergétique : « Où que nous regardions l'ombre gagne » prophétisait Aimé Césaire.

 

L’obscur « monde d’après » nous impose de relever de nombreux défis. Pour cela, il nous faut changer de braquet, repenser nos pratiques, nos usages, nos représentations, nos attentes. Nous devons réinterroger nos habitus productivistes, extractivistes, consuméristes. "Sortir de la production et de la consommation comme unique rapport au monde" disait le regretté Bruno Latour. Mais nous devons aussi faire preuve d’humilité et de lucidité pour définir un horizon soutenable et désirable sans mettre en péril notre environnement. Réinterroger l’idéologie du progrès et d’une croissance illimitée est aussi à notre agenda !

En un mot ? Transformer !

Comme le disait Pierre Dac : « Il vaut mieux penser le changement que changer le pansement ». Au-delà de la plaisanterie, le bon mot est, malheureusement, ici plus que jamais d'actualité : le pansement ne tient plus !

Pour ce faire, de quoi dispose-t-on ?

Une baguette magique ? Une recette secrète ? Une boule de cristal ?

Rien de tout cela ! Mais alors quelles sont les conditions du changement ? Quels sont les leviers ? Quelles sont les sources et les ressources à mobiliser ? Comment changer de paradigme ?

Chaque individu doit-il contribuer à son échelle, filant la métaphore du colibri ? Ou sont-ce des modifications structurelles fortes qui doivent être engagées ?

Au-delà des incantations, des petits gestes qui comptent, des « effets des efforts », des grandes déclarations d'intention, des vitrines en trompe-l’œil du green washing, sans doute devons-nous espérer plus qu'une politique écologique : une véritable éthique, écologique, égalitaire entre les personnes, respectueuse du vivant :  une transformation culturelle de fond. Une nouvelle posture de l’humain, non plus « maitre et possesseur de la nature » comme le qualifiait Descartes, mais un vivant « comme les autres ». Un vivant qui prendrait pleinement en considération l'oîkos, c'est-à-dire la maison, l'habitat, l'environnement dans tous les sens du terme.

Pour convaincre, prendre conscience et faire prendre conscience, définir une nouvelle grammaire du monde, une « nouvelle manière d'être au monde » dirait Natassja Martin, l'art et la culture peuvent jouer un rôle déterminant. Si tant est qu'ils le souhaitent. Peut-être pourrions-nous même avancer l'affirmation qu'ils le doivent ?

Dire quelque chose du monde

De tous temps, les artistes nous ont dit quelque chose du monde. À travers une expression, un sens critique, une distance, une illusion, une allusion. Le temps serait-il venu qu'ils nous disent un autre monde ? Qu'ils soient les colporteurs d'un récit renouvelé. Instigateurs d'une nouvelle mythologie. Inspirateurs d'un nouvel imaginaire.

À travers leur travail de création, la recherche, l'expérimentation, les artistes sont aussi familiers d'autres façons de faire, de voir, de sentir : démarches itératives et sérendipité, changements radicaux ou incrémentaux, disruptifs ou progressifs, regards décalés, pas de côté, voix singulière, introspection, présence, créativité, intention, intuition, adresse. Des vertus qui touchent au symbolique et au sensible, et que d'aucuns mobilisent jusqu'à l'incantation dans la sacrosainte poursuite de l'insaisissable et impénétrable innovation.

Pour cela, il conviendrait de requalifier la place de l'artiste dans la cité. De reconnaître en quoi une œuvre, un spectacle, est en capacité de toucher au plus intime, de sensibiliser mais aussi de faire lien.

De reconnaitre les capacités génératrices et inspiratrices des artistes et des œuvres. Parfois de donner à lire, à réfléchir, à comprendre. Autrement dit, d'engendrer cet « œuvrement » cher à Jean-Luc Nancy par tissage entre individus, au profit du commun.

Pour cela, il serait pertinent de définir au service de quoi se déploie la création artistique ? En quoi elle s'engage elle-même sur un itinéraire non balisé emprunt des enjeux de transformation cités plus haut. En complément, de reconnaitre le rôle clé des patrimoines et de l’architecture comme ressources fondamentales de nos sociétés, racines, lieux-mémoires et lieux-vivants. Les politiques publiques doivent y contribuer prioritairement.

Aux côtés des artistes, se trouvent aussi les professionnels et notamment les cadres dirigeants de la culture. Souvent reconnus pour leurs capacités d'organisation d'évènements, « d'exploitation » de lieux ou leurs compétences en ingénierie culturelle, on en oublie qu'en tant qu’architectes des espaces symboliques, ils sont aussi des artisans, ouvriers, d'un autre rapport au monde : sensible, réfléchi, nuancé, attentif, attentionné. Si nous sommes structurés par une vision du monde (productiviste, consumériste), la culture peut nous aider à concevoir un « nouvel imaginaire instituant » (partagé, frugal) pour reprendre les mots de Cornelius Castoriadis.

Émerge alors un autre rapport au territoire : en nourrissant un attachement, un ancrage, en ressentant l'esprit d'un lieu, d'un paysage ou d'une ville, en se mettant à l'écoute des initiatives, envies, attentes de ses habitants, en reconnaissant ses aménités, son attractivité -certes- mais surtout son habitabilité.

S'installe aussi un autre rapport au temps : des temps de la culture détachés des contingences habituelles, de l'immédiateté, du zapping permanent, de la course, de la fuite en avant.

La culture peut ainsi jouer un rôle de phares (pour éclairer) et de balises (pour accompagner ou alerter). Comme production sociale de sens, elle peut participer d'un déchiffrement, d'une interrogation du monde et in fine d'une reformulation. Et en ce sens, elle permet d'appréhender et d'accompagner les mutations numériques à l’œuvre, sources de nombreuses externalités positives mais aussi émetteuses de désinformation, de fake news, de replis, d’uniformisation.

Tout l'art de transformer relève ainsi d'une capacité d’appréhension, d'appropriation et d'acculturation que la culture et l'art nourrissent en chacun et dans tous.

A contrario d'une injonction à l'adaptation permanente (ad-aptare, rendre apte, conforme), la culture peut être fertile et génératrice. Elle est un champ propice à l'adoption (ad-optare, acquérir, s'enrichir). Telle que définie par Bernard Stiegler, cette habilité à choisir, à acquérir, permet à chacun de s'enrichir par un processus d'individuation. Une nouvelle forme d'abondance ?

Des forces productives aux moteurs du changement

Si l'on peut reconnaître à l'art et la culture d'être des moteurs possibles de transformation, de participer à une « culture de la transformation », on ne peut faire l'économie de s'interroger sur les enjeux préalables de transformation de la culture.

Au même titre que tout autre domaine, l’art et la culture souffrent de maux héréditaires engoncés aujourd’hui dans les dérives et les effets pervers de mécaniques productivistes.

Une étude récente du cabinet Kanju sur la production artistique en France dans le spectacle vivant met en lumière les travers dans ce domaine : embouteillage, surproduction, tensions, besoins de ralentir, diffusion en berne. Elle note des pistes d'amélioration : lien de l'artiste au territoire, développement de collaborations, nécessité de « prendre à bras le corps les mutations écologiques et sociales » (et, bien évidemment, numériques).

Le totem de l'art pour l'art, de l'art absolu ou d'un artiste détaché et romantisé a fait long feu. Face aux urgences écologiques, sociales, démocratiques, face aux inégalités grandissantes (sociales, de genre, économiques), l'art doit jouer un rôle sociétal affirmé. Aider à traduire le monde, apprendre à prendre soin, à ouvrir de nouvelles voies.

Si l'on se place du point de vue des politiques culturelles des collectivités ou de l'État, l’intervention et l’investissement publics culturels sont notables. Une exception française !

Son histoire forte (décentralisation théâtrale, plan Landowski, politiques de labellisation, de maillage, etc.) permet de disposer aujourd'hui d'un réseau dense de lieux, d'espaces de travail et de création, d'éducation artistique et culturelle, de diffusion, de politiques culturelles riches de propositions.

Mais le constat est général et connu de longue date : la culture ne s'adresse qu'à certains publics. S'y ajoute, les études le montrent déjà, une certaine désaffection depuis la crise sanitaire renforcée par un pouvoir d'achat contraint. Il parait donc essentiel que les politiques culturelles publiques engagent leur révolution copernicienne : au centre les publics, ou disons mieux, les habitants. À partir desquels, avec lesquels, pour lesquels ces politiques publiques de la culture sont conçues et mises en œuvre.

Cette condition permettra de créer de nouveaux écosystèmes et un nouveau champ relationnel dans lesquels la population pourra s’exprimer et prendre part réellement aux « choses du monde » : l’aménagement de leur quartier, la pleine expression de leur « droit à la ville » ou à la campagne, l’évolution de leurs représentations, la reconnaissance de leurs pratiques comme de leurs visions du monde, la mise en acte de leurs droits culturels.

Derrière cet enjeu d’acculturation, des enjeux citoyens et démocratiques, ceux de la participation active des habitants qui prennent part et donnent du sens à ce qui leur arrive.

Mais aussi des enjeux sociaux, sociétaux et écologiques, ceux de l'initiative collective, l'expérimentation, la prise de risque des éclaireurs (artistes, professionnels, habitants, décideurs) qui creusent de nouveaux sillons. Autant d'opportunités, chemin faisant, de retrouver de la dignité, de l’émancipation, de la reliance, des bienfaits pour les êtres humains et leur environnement. La comptabilité bénéfique chère à Patrick Viveret.

Coopérations renforcées entre acteurs, mutualisation des ressources, fertilisations croisées et échanges d’expériences, revitalisation conviviale, usages raisonnés et nouvelle « abondance frugale » par l’art et la culture, les pistes ne manquent pas. Transformons !

À l’occasion des Assises nationales des DAC (Directrices et Directeurs des affaires culturelles) à Sète les 20 et 21 octobre prochain, venez contribuer à dessiner de nouveaux horizons et à tracer de nouvelles perspectives.

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Par
Emmanuel Pidoux

Emmanuel

Pidoux

Conseiller pour la création artistique / Musique

Drac Occitanie (Ministère de la culture)

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