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Pourquoi les collectivités territoriales doivent s’intéresser de près aux intelligences artificielles

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L’INET a su prendre le risque d’une formation atypique en mars 2020 en proposant un nouveau format, le Datalab, permettant à des agents publics territoriaux, aux profils variés, de vivre un cycle expérimental de 3 journées mettant en pratique l’intelligence artificielle, en collaboration avec la startup MyDataModels, spécialisée dans le Machine Learning [1] appliqué au Small Data
©Mydatamodels
Le 3 février 2021

Qu'elle soit « Big », « Smart », « Small » ou « Open », la data est partout et nous interroge en tant qu’acteur public. Le récent rapport du député Eric Bothorel le souligne, le secteur public n’est certes pas aussi mature que Google sur la question des données et de leur exploitation mais il y a un réel enjeu à s’emparer du sujet, à la fois au plus haut niveau, pour impulser un changement mais aussi à « tous les étages » de l’organisation pour utiliser ce potentiel de performance et d’innovation dans le traitement de nombreux sujets, qu’ils soient internes ou tournés vers l’usager du service public.

 

Car s’intéresser aux données c’est finalement œuvrer pour un niveau de qualité et une volumétrie encore insuffisantes aujourd’hui, l’actuelle crise sanitaire, qui nécessiterait de croiser des données environnementales, de santé, de mobilité notamment, nous le rappelle.

 

Alors, comment entrer dans ce sujet, qui nous semble parfois bien compliqué, vu de la focale des collectivités territoriales ?

1- Les collectivités territoriales ne doivent pas sortir du jeu! 

Il ne se passe pas une journée sans que nous soyons amenés à lire ou à écouter une émission qui parle des intelligences artificielles. Parmi les scénarii, des plus alarmistes au plus enthousiastes, existe une réalité : celle d’une révolution, née avec Internet, celle des données. Ne pas s’y intéresser, c’est renoncer à réguler ce progrès.

Les mathématiques existent depuis fort longtemps, la branche logique, comme statistique, n’est pas une innovation. Ce qui est nouveau en revanche, c’est le fait d’appliquer ces algorithmes à des sources de données, inexistantes il y a encore 20 ans.

Et comme toute avancée technologique, existe une phase emphatique qui, en l’absence de repères et de régulation, peut conduire à des excès. La mathématicienne Cathy O’Neil le démontre dans son ouvrage « Algorithmes, la bombe à retardement ». Sommes-nous prêts à laisser des intelligences artificielles choisir pour nous, avoir des impacts parfois significatifs sur le déroulé de nos vies ?

La question éthique se pose donc : puis-je appliquer les intelligences artificielles à tous les domaines, comment m’assurer que les données exploitées sont d’une qualité et d’une exhaustivité suffisante, qu’elles ne contiennent pas de biais ?

Si chaque entité a son rôle à jouer dans le dessin de ces nouveaux repères, de l’ingénieur qui fabrique les systèmes, à l’entreprise qui les utilise ou les commercialise, il est bien évident que les collectivités territoriales, aux côtés de l’Etat, doivent également contribuer à réguler cette avancée technologique pour qu’elle puisse être un réel progrès et qu’elle réponde aux problématiques actuelles, celles de l’habitabilité du monde ou de la santé par exemple. Et ce, en considérant l’intérêt général, que seule la puissance publique est à même de défendre.

Mais pour réguler, il faut comprendre et connaître. Se pose donc la question d’une réelle évolution des compétences et des manières d’agir au sein des collectivités territoriales pour intégrer les intelligences artificielles dans les usages. Ce n’est qu’à ce prix que la régulation sera pertinente, comprise et appliquée.

Il est impératif, comme le souligne le rapport Bothorel, de développer une culture de la donnée mais plus largement une culture de l’expérimentation au sein de la grande communauté des fonctionnaires, qui permettront à ces nouvelles approches de « passer à l’échelle » et de ne pas rester des bastions isolés que l’on peut observer ici et là, dans quelques administrations dotées de précurseurs ayant osé.

C’est le principe même de mutabilité du service public qui se joue : repenser l’offre de services, et la manière de la produire, en utilisant les leviers de notre nouvelle société du numérique, mais aussi ceux de l’innovation et de l’intelligence collective. Ne pas comprendre ce virage c’est renoncer à pouvoir exercer un quelconque contrôle sur une avancée technologique qui restera entre les mains des plus « sachant » c’est-à-dire les GAFA. Et ce virage se joue à tous les niveaux dans les collectivités, celui des métiers et des producteurs de données, celui du management mais aussi celui des experts du numérique, eux aussi, pour certains, cloisonnés dans leurs savoirs ou leur technicité.

2- Comment engager cette transformation indispensable ?

Passer d’une culture de l’information, organisée en silo, à une culture de la donnée, qui engage des approches beaucoup plus transversales et ouvertes ne se fera pas en quelques jours. Cette transition ne se fera pas non plus naturellement.
3 axes doivent donc être privilégiés par le secteur public pour réussir cette transformation plus que cruciale : le portage stratégique, la formation et le recrutement d’expertises.

En premier lieu, comme l’indique le rapport Bothorel, ce sujet doit atteindre les sphères stratégiques des organisations publiques.

La donnée doit devenir un objet de réflexion au plus haut niveau et doit trouver le sponsor suffisant dans la durée pour pouvoir non seulement engager la démarche, mais plus encore, la conduire sur le long terme.

Cette transition qui touche non seulement l’organisation, mais également les compétences et les usages professionnels nécessite du temps. On peut espérer que la nomination d’un nouvel administrateur général des données, auprès du Premier Ministre, poste vacant depuis le départ d’Henri Verdier, sera un signal permettant d’engager des nominations similaires au sein des collectivités territoriales, fonctions centrées sur la mise en œuvre de politiques de la donnée.

La formation a aussi, évidemment, un rôle à jouer. L’objectif est de déployer une culture générale de base auprès de tous les agents publics et pas seulement auprès du seul encadrement ou des seules fonctions expertes en informatique. La donnée est produite, réutilisée, archivée, parfois détruite : ce sont finalement toutes les compétences d’une organisation qui sont mobilisées dans ce cycle et l’acculturation nous concerne donc tous. Mais cette formation doit résolument se penser ouverte, innovante et non plus académique comme elle a tendance, malheureusement, souvent à le rester. Tout peut être prétexte d’ailleurs à cet apprentissage et au développement des connaissances sur la donnée et les systèmes d’intelligence artificielle : la conduite de projets avec des acteurs économiques détenant une expertise, des « expériences apprenantes » permettant de manipuler concrètement des systèmes d’IA et des sets de données, des actions régulières de sensibilisation et de vulgarisation, le recrutement d’expertises en interne (data scientiste par exemple) pour permettre une infusion-diffusion de ces nouveaux savoirs…

L’INET a su prendre le risque d’une formation atypique en mars 2020 en proposant un nouveau format, le Datalab, permettant à des agents publics territoriaux, aux profils variés, de vivre un cycle expérimental de 3 journées mettant en pratique l’intelligence artificielle, en collaboration avec la startup MyDataModels, spécialisée dans le Machine Learning [1] appliqué au Small Data[2].

Cycle Datalab

Le principe était de passer en revue, de manière proactive, les différentes étapes d’un projet utilisant un système d’I.A : introduction à l’intelligence artificielle, questionnement de la problématique travaillée, recherche des sets de données pertinents, préparation de ces derniers (sensibilisation sur la montée en qualité), apprentissage et application à un cas d’usage. Le fait de manipuler les données, ensemble, avec une vision pluridisciplinaire, et de réfléchir en présence d’un data scientiste, a permis de désacraliser un domaine perçu par tous comme difficile d’accès et de transmettre des techniques d’intelligence collective particulièrement pertinentes pour mener des actions similaires en collectivité. Cette formation est d’ailleurs reprogrammée en 2021.

Certains acteurs comme le Département des Alpes-Maritimes, ont choisi, quant à eux, de privilégier les actions de sensibilisation auprès du grand public, en inaugurant à Sophia-Antipolis, terre d’innovation de la Côte d’Azur, une Maison de l’Intelligence Artificielle, qui propose des visites pédagogiques pour les collégiens, participe aux événements de médiation scientifique nationaux (fête de la science, ..) ou reste ouverte aux associations dans le cadre d’événements de médiation, ou de formation à destination du public.

Enfin, il est important de développer les expertises internes sur les données et les systèmes d’intelligence artificielle.

La Mission Talent de la DINUM propose aujourd’hui des actions innovantes en matière de recrutement et de développement de carrière qui devraient être source d’inspiration pour les directions des ressources humaines.

Qu’il s’agisse du programme des entrepreneurs d’intérêt général, de l’adaptation des conditions statutaires des recrutements pour des missions à haute expertise ou de développer des entités “en marge” de l’organisation bureaucratique (de type labo), afin d’attirer les talents, les directions des ressources humaines doivent résolument être inventives pour capter les nouvelles expertises dont a besoin le secteur public pour aborder avec maîtrise cette nouvelle ère numérique.

Secteur public : ouvre les données !

Il est urgent de développer la donnée publique et d’intérêt général, donc de les ouvrir, car les intelligences artificielles, ce sont d’abord des données en quantité et qualité suffisante. 

Dans les collectivités, l’ouverture des données d’une organisation peut signifier la fin de la culture du secret, la réutilisation des nombreuses données en interne, un décloisonnement significatif et une meilleure transversalité des échanges dans la structure.

L’ouverture va aussi favoriser le partage entre acteurs publics et sera donc un réel outil d’animation du territoire, démocratique, auprès du citoyen et de la société civile, mais aussi dans des domaines aussi variés que l’éducation, la recherche et le développement économique et touristique. 

Cette ouverture est relativement facile à réaliser dans des collectivités de taille importante. Pour les plus petites, elles peuvent être accompagnées par des services d’Etalab mais aussi par une mutualisation possible des différents territoires autour d’une plateforme commune (Régionale, Métropolitaine, Mutualisée…) avec des services associés. 

Les services proposés par l’association Open data France peuvent également leur permettre de travailler sur la construction de leur projet ainsi que sur la qualité de leurs données.

Au niveau sectoriel, que ce soit dans la santé ou l’agriculture, des initiatives intéressantes existent pour mettre à disposition de la donnée avec des garanties d’accès aux données sécurisées et anonymisées. C’est d’ailleurs l’un des axes d’actions préconisé par le rapport Bothorel qui permettra de franchir un frein majeur dans l’ouverture de données d’intérêt général, mais pour autant sensibles.

Si certains organismes tels que l’IGN ou l’INSEE ont ouvert aujourd’hui une grande partie de leur données, les données d’intérêt général (la mise à disposition d’une donnée d’un acteur privé justifiée par un « motif d’intérêt général ») devraient pouvoir bénéficier de l’opportunité de travaux européens tels que le Data Governance Act.

La connaissance s'acquiert par l’expérience, le reste n’est qu’information » - Albert Einstein

Le secteur public doit donc se former à la donnée et aux intelligences artificielles, mais bien plus pratiquer et expérimenter ces nouvelles manières d’agir, pour occuper pleinement sa fonction de régulation et contribuer ainsi à un développement éthique et éco-responsable de ce mouvement technologique prometteur.

La donnée n’est pas un sujet de plus, c’est une nouvelle façon de concevoir les politiques publiques.

C’est peut-être aussi un rôle de tiers de confiance qui est attendu de la puissance publique, par les citoyens, dans un environnement aujourd’hui clairement dominé par un Big Tech bien plus préoccupé par la finalité économique et financière que par la question des libertés individuelles. La récentes réformes de la protection des données personnelles (RGPD) a permis sans doute une avancée notable dans la prise de conscience citoyenne du pouvoir de la donnée, et notamment de la confiscation de ce pouvoir par quelques-uns au détriment de la “multitude”.

L’Etat et les collectivités territoriales, doivent “reprendre la main”, car appliquées aux bonnes problématiques, les intelligences artificielles peuvent augmenter l’intelligence et la créativité humaine et contribuer à des innovations, à de la création de valeur. Et ces dernières ne peuvent pas rester uniquement dans la sphère marchande.

Le rapport Bothorel propose d’entrer sans tarder dans une réelle politique des données, à l'échelle, pour produire des données de qualité et en masse. 

Nous souhaitons que ces préconisations puissent aussi contribuer à la création de communs numériques, sur des données référentielles, sur des outils d’exploitation, mettant en œuvre des systèmes d’intelligence artificielle, mais aussi de standards pour développer l’homogénéité et la qualité des données.

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