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Préparer les crises de demain : le retex, première étape vers une organisation apprenante ?

Le 17 janvier 2022

La crise du covid-19, plus que d’autres crises majeures, a exacerbé les qualités et les défauts dans nos établissements de santé du fait de la durée de cet épisode et du changement profond des modalités de travail qu’elle a induit. Cet évènement majeur a fonctionné comme un miroir grossissant du fonctionnement habituel, révélant des dysfonctionnements parfois sous-estimés, voire inconnus. Les structures hospitalières ont fait face aux défis, dans l’immense majorité des situations, mais au prix d’adaptations, et parfois de conséquences délétères qui ne sont pas encore totalement connues.

Les établissements de santé ont, pour certains dès la fin du premier confinement, réalisé des retours d’expérience (retex). Durant l’été 2020, les gouvernances des établissements ou des groupements hospitaliers de territoire, mais également certains secteurs ou services pour leur propre compte, ont mis en place des dispositifs d’apprentissage. La plupart d’entre eux ont été fondés sur des entretiens individuels ou des séances collectives, parfois précédés de questionnaires. Le contenu de ces échanges a été centré sur deux questions (ce qu’il faut garder pour la prochaine crise et ce qu’il faut garder pour un fonctionnement en routine) ou sur une série de dimensions reflétant des étapes du processus de prise en charge des patients et les activités des services supports. Dans tous les cas, la vision était rétrospective, et le résultat consistait en un rapport diffusé au sein de l’organisation concernée.

La pratique du retex pendant la gestion de crise

Le retex peut être défini comme une démarche qui vise à améliorer la pratique opérationnelle dans tous ses aspects et à tous les niveaux (stratégique, opératif et tactique) par la détermination et la déclinaison de mesures fondées sur l’analyse objective des faits et les orientations de la chaîne de commandement. Ces mesures peuvent porter sur la correction de déficiences constatées comme sur la validation, la consolidation et l’extension de bonnes pratiques. Ainsi défini, il apparaît comme un outil essentiel au sein de toute organisation qui vise à l’amélioration de ses pratiques.

Les retex réalisés, qui font l’objet de différents articles dans ce numéro hors-série d’Horizons publics, convergent pour montrer que les établissements de soin ont été durement touchés, mais qu’ils ont réussi à faire face, dans l’immense majorité des situations. Les principaux enseignements de la gestion de cette crise sont en faveur d’une organisation plus horizontale, plus collaborative, moins « bureaucratique » ; cette dernière se caractérise « par un travail spécialisé et standardisé, une procédure formalisée, un contrôle rigoureux à travers des règles et des règlements, une hiérarchie claire de l’autorité, une planification formalisée pour élaborer les stratégies avant leur mise en œuvre » 1. Quelques points saillants peuvent être listés :

  • une transparence dans l’information avec un effort inédit de communication de la direction des établissements, auprès des professionnels, des partenaires, comme des usagers ;
  • une solidarité accrue au sein et entre établissements (y compris public/privé) et entre les différentes catégories de professionnels ;
  • une redistribution du leadership en fonction des compétences opérationnelles ;
  • un partage de visions entre managers et professionnels de santé ;
  • une capacité d’innovation par rapport à des règles souvent très pointilleuses et inadaptées aux contraintes temporelles et organisationnelles de cette situation (gestion des marchés, relations fournisseurs, règles d’approvisionnements, etc.) ;
  • un accroissement des comportements de sécurité par les professionnels (port des équipements de protection individuels [EPI] et respect des mesures d’hygiène standard, notamment) ;
  • un usage des technologies de l’information et un déploiement inédit sur les plans technique, financier et d’usage professionnels ;
  • une approche organisée par parcours pour différencier les flux de patients/matériels, etc. (secteurs à haut et bas risque infectieux) ;
  • une prise en compte de la souffrance au travail plus perceptible, au travers notamment des actions de reconnaissance de l’engagement des professionnels par les managers, mais aussi par la population et les pouvoirs publics ;
  • une organisation décentralisée de formation « sur le tas » afin de s’adapter aux nouvelles conditions de travail.

Ces différents points manifestent la capacité d’adaptation des établissements face à une situation critique dominée par l’incertitude. Cette dernière témoigne de la nécessité de pouvoir se préparer à de prochaines crises.

Les principaux enseignements de la gestion de cette crise sont en faveur d’une organisation plus horizontale, plus collaborative, moins « bureaucratique ».

Les limites des retex

Le retex met l’apprentissage au cœur de l’organisation, mais il ne transforme pas pour autant les établissements en organisations apprenantes. Ces derniers ont beaucoup appris en urgence afin de pouvoir s’adapter. Finalement la leçon fondamentale qui ressort de ces retex est la nécessité de développer des réflexes d’organisation apprenante afin d’être mieux préparé à la prochaine situation d’incertitude. En effet, « le meilleur moyen pour une entreprise de contrôler et de gérer son environnement est de devenir experte dans l’art d’apprendre et capable de s’adapter rapidement » 2. Il apparaît stratégique pour les organisations de développer une « compétence à apprendre » 3.

Le processus d’apprentissage organisationnel est très simple sur le papier, pourtant il est loin d’être une caractéristique très répandue dans les organisations. Nos organisations ont été durablement influencées par les principes du management scientifique du travail de F.W. Taylor4 qui prône, séparation des tâches, spécialisation, hiérarchie et contrôle. Ces principes se matérialisent, selon le célèbre professeur de stratégie Henry Mintzberg, dans le mode d’organisation bureaucratique, caractérisé comme nous l’avons vu, « par un travail spécialisé et standardisé, une procédure formalisée, un contrôle rigoureux à travers des règles et des règlements, une hiérarchie claire de l’autorité, une planification formalisée pour élaborer les stratégies avant leur mise en œuvre » 5.

Lorsqu’elle est soumise à des règles imposées par une tutelle et à une rationalisation budgétaire drastique, une organisation bureaucratique a tendance à favoriser le respect de la règle et les coupes sombres dans l’affectation des ressources, plutôt que la recherche de dysfonctionnements permettant la réduction des gaspillages. L’efficience est privilégiée au détriment de projets (changement, innovation, etc.) perçus comme coûteux (à court terme) en ressources, aux résultats diffus et non immédiats.

Ce type de fonctionnement repose sur des indicateurs de résultat souvent de courte vue où « le travail est contrôlé si sa réalisation a dûment été enregistrée sur les feuilles de travail. […] Cela importe peu que le monde réel suive un autre chemin beaucoup plus simple, aussi longtemps que l’esprit contrôlera les résultats de son monde de papier » 6. Cette phrase de Mintzberg reflète l’opinion de professionnels de nombreuses organisations : elle se fait l’écho de la prédominance du respect de la règle au détriment de la construction d’un projet commun7.

La pensée systémique, vers des organisations sanitaires plus apprenantes

Peter Senge, professeur au MIT et l’un des grands penseurs de l’apprentissage organisationnel, propose plusieurs pistes d’action tournées, pour l’essentiel, vers l’implication des individus membres de l’organisation8. L’apprentissage organisationnel permet à l’organisation de se développer en s’adaptant. Cet apprentissage passe d’abord et avant tout par l’implication des individus dans l’enseignement, mais cette condition est insuffisante si les schémas de pensée (« mental models », c’est-à-dire notre manière de voir le monde, nos routines mentales, nos préjugés, nos idées reçues, etc.) restent les mêmes. Sans remise en question de nos manières de penser le management, ce dernier restera, selon Senge, dédié à la médiocrité (« dedicated to mediocrity » 9). Ce changement de manière de penser le management et cette mise en perspective (que Senge appelle « metanoia » 10) sont au cœur de l’acte d’apprendre. Apprendre c’est d’abord convenir que l’on ne sait pas tout, c’est remettre en question ses préjugés. C’est ensuite se transformer en agissant sur son environnement, c’est accroître notre capacité à créer.

Grâce aux travaux menés auprès de chefs d’entreprises du monde entier, Senge a identifié sept obstacles à l’apprentissage11 :

  • s’identifier à son travail : cela rend difficile, d’une part, la prise de recul nécessaire pour percevoir comment son poste s’intègre dans le fonctionnement global de l’organisation. D’autre part, comment envisager de faire évoluer son travail voire d’en changer ? ;
  • reporter la responsabilité des erreurs en dehors de son travail, de son service, de son entreprise, de son pays, etc. ;
  • se lancer tête baissée dans la résolution de problèmes sans analyser leurs causes profondes, voire sa propre implication dans ces problèmes ;
  • se focaliser sur une vision évènementielle : ne réagir qu’aux évènements décontextualisés sans voir les causes multiples de ces évènements et l’éventail des conséquences possibles ;
  • ne percevoir que les changements rapides (évènements) sans être sensible aux processus graduels ;
  • l’illusion d’apprendre par l’expérience : l’apprentissage se fait par l’action, par essai et erreur. Comment apprendre quand on ne peut pas percevoir les conséquences de nos actions du fait de l’éloignement temporel des résultats et de leur caractère diffus ? ;
  • le mythe du travail d’équipe : les équipes résistent mal à la pression, car, dans une situation menaçante, chacun rejette la responsabilité sur les autres (puisque chacun est conditionné par le système éducatif et le système de management à ne pas admettre son ignorance).

Les cinq disciplines de Senge

Ces obstacles à l’apprentissage se révèlent particulièrement handicapants quand les problèmes posés sont d’ordre systémique. Or, les problèmes à résoudre dans nos organisations complexes, a fortiori pendant les périodes de crise, sont d’ordre systémique ! Senge souligne que nous sommes souvent prisonniers de la dynamique d’un système sans en avoir conscience12 ; nos actions/réactions sont souvent directement liées à la structure de notre organisation qui elle-même découle de schémas mentaux implicites. L’absence de vision systémique bloque la capacité de l’organisation à devenir apprenante. Pour cela il est nécessaire de développer un schéma mental systémique (system thinking). La pensée systémique commence par une double prise de conscience :

  • une vision des interrelations (liens dans l’espace) plutôt que des chaînes linéaires cause > effet ;
  • une vision des processus (liens dans le temps) plutôt que des évènements13.

Lors des prises de décision stratégiques, et même opérationnelles, dans la gestion de crise – mais finalement dans la gestion au quotidien des établissements de santé – l’identification des effets induits dans l’espace et dans le temps des décisions est un processus insuffisamment mis en œuvre. Des méthodes existent cependant (méthodes d’analyse des risques et de prospective, évaluation d’impact et approche de réduction des risques, etc.).

La pensée systémique est le fondement de l’apprentissage organisationnel selon Senge. C’est la raison pour laquelle son ouvrage s’intitule La cinquième discipline, cette dernière étant précisément la pensée systémique, celle qui permet non seulement un changement de point de vue, une « metanoia », mais aussi un développement harmonieux des quatre autres disciplines14 qui sont interdépendantes. Ces dernières doivent être développées et entretenues par l’organisation. Ce sont :

  • la « maîtrise personnelle » (personal mastery) qui consiste à clarifier et approfondir sa vision du monde, à essayer de percevoir objectivement la réalité ;
  • les « schémas mentaux » (mental models), c’est-à-dire les hypothèses, les idées reçues qui fondent souvent nos décisions de manière tacite ;
  • la « construction d’une vision partagée » (building shared vision) permet de faciliter les rééquilibrages systémiques autour du cœur des valeurs de l’organisation ;
  • l’« apprentissage d’équipe » (team learning) est ce qui permet à un collectif d’être meilleur que la somme des individualités, de penser et d’agir collectivement. Le point de départ de l’apprentissage d’équipe est la conversation15. La conversation, comme cela a été mis en œuvre par les philosophes depuis Platon, permet l’apprentissage par la confrontation d’idées. En somme, il s’agit, par un dialogue informé se nourrissant de contradictions16, de présenter des inférences explicites que d’autres membres de l’organisation peuvent tenter de réfuter selon un principe de discussion qui vise à trouver la solution acceptée par tous.

Ces principes trouvent un écho dans les orientations managériales actuelles des établissements de santé : définition collégiale des valeurs et missions au travers des travaux sur la marque, actions de renforcement du travail en équipe dans les secteurs à risque au travers de la simulation, de prototypes comme la méthode du programme d’amélioration continue du travail en équipe (PACTE) de la Haute autorité de santé (HAS)17, dispositif d’intéressement collectif lié à la qualité du service rendu18.

Ces disciplines au cœur de l’apprentissage organisationnel existent ainsi déjà en partie dans les établissements de santé. Il est donc possible de capitaliser sur l’existant pour aller vers un approfondissement des pratiques.

Nous proposons en conclusion quelques réflexions qui sont autant de pistes à creuser dans des travaux de recherche à venir.

Tableau des solutions organisation apprenante

Finalement la leçon fondamentale qui ressort de ces retex est la nécessité de développer des réflexes d’organisation apprenante afin d’être mieux préparé à la prochaine situation d’incertitude.

 

  1. Mintzberg H., Le management. Voyage au centre des organisations, 2004, Éditions d’Organisation, Livres outils, p. 494.
  2. Argyris C., Savoir pour agir. Surmonter les obstacles à l’apprentissage organisationnel, 2003, Dunod, Fonctions de l’entreprise.
  3. Ibid., p. 19.
  4. Taylor F.W., La direction scientifique des entreprises, 1965, Dunod.
  5. Mintzberg H., Le management. Voyage au centre des organisations, op. cit., p. 494.
  6. Ibid., p. 498.
  7. Ibid., p. 538.
  8. Senge P., The fifth discipline : the art and practice of the learning organization, 2006, Random House Business, p. 129.
  9. Ibid., p. 16. Dans l’esprit de Senge le management médiocre ne fait pas appel à l’intelligence collective des personnes, ne leur fait pas confiance ; il cantonne les salariés à leur fiche de poste.
  10. Ibid., p. 13.
  11. Ibid., p. 18.
  12. Senge illustre son propos par une simulation développée par le MIT dans les années 1960 (« The beer game » : http://supplychain.mit.edu/games/beer-game) et testée au fil des ans par des milliers de personnes avec toujours le même résultat : nous avons du mal à appréhender les conséquences de nos décisions dans une dimension systémique. Ibid., p. 40 et 93.
  13. Ibid., p. 26.
  14. Du latin disciplina, « action d’apprendre ».
  15. Senge P., The fifth discipline : the art and practice of the learning organization, op. cit., p. 221.
  16. Argyris C., Savoir pour agir. Surmonter les obstacles à l’apprentissage organisationnel, op. cit. ; Morin E., La méthode. 3. La connaissance de la connaissance : anthropologie de la connaissance, 1986, Seuil ; Habermas J., De l’éthique de la discussion, 2013, Flammarion, Champs.
  17. https://www.has-sante.fr/jcms/c_2831393/fr/programme-d-amelioration-continue-du-travail-en-equipe-pacte
  18. L. n86-33, 9 janv. 1986, art. 78-1, dans sa rédaction issue de la loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019.
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Par
et
Philippe Michel

Philippe

Michel

Directeur qualité usagers et santé de la population

Hospices civils de Lyon (HCL)

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