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Agir sur le décrochage social

Le 6 août 2018

Depuis janvier 2013, l’action contre le non-recours est devenue un objectif d’action publique. Les organismes de sécurité sociale, les collectivités locales et les Centres communaux d’action sociale (CCAS) et Centres intercommunaux d’action sociale (CCIAS) sont en première ligne pour lutter contre ce phénomène du non-recours aux droits sociaux, facteur de fragilisation sociale.

Résumé

L’action contre le non-recours est devenue un objectif d’action publique depuis le plan gouvernemental de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale présentée en janvier 2013. À sa suite, le plan d’action interministériel, d’octobre 2015, en faveur du travail social et du développement social a proposé une mesure visant à organiser un premier accueil social inconditionnel de proximité dans le cadre des schémas d’amélioration de l’accessibilité des services au public. Fin 2017, l’actuel gouvernement a affiché une continuité sur le travail social et la lutte contre le non-recours, mais une différence d’objectif et de méthode, avec l’idée de créer un large consensus autour de la nécessité d’un investissement social en faveur des plus jeunes. Ces plans successifs incitent les acteurs du système national de protection sociale à agir sur le non-recours. C’est le cas des organismes de sécurité sociale dans le cadre des conventions d’objectifs et de gestion. Les collectivités locales sont également à pied d’œuvre dans un contexte de réforme territoriale qui impacte la conception et les modalités de mise en œuvre des politiques de solidarité.

Arrêtons-nous ici sur les CCAS et les CIAS qui sont au local des acteurs principaux de « l’accès effectif de tous aux droits fondamentaux dans les domaines de l’emploi, du logement, de la protection de la santé, de la justice, de l’éducation, de la formation et de la culture, de la protection de la famille et de l’enfance »1. En prenant appui sur les résultats d’une enquête récente2, montrons pourquoi les initiatives des CCAS/CIAS visant à agir sur le non-recours sont ciblées sur les populations qui décrochent de leurs droits. Et expliquons en quoi elles peuvent appeler une transformation de l’approche de l’action sociale facultative des communes et des intercommunalités.

Raisons d’agir sur le non-recours

La question du non-recours émerge sur les agendas des CCAS et CIAS au moment où ils constatent qu’une partie de la population ne peut, ou même ne veut, recourir à différentes prestations et services. Alertées par différentes remontées d’informations, ils découvrent des « oubliés de l’action publique ». Ils constatent en particulier un non-recours endémique à des territoires (parfois centraux) qui ont été laissés de côté par la géographie prioritaire de la politique de la ville, ou qui accueillent des populations repoussées vers les périphéries. Ce non-recours aggrave le décrochage social. Il explique pourquoi un nombre important de CCAS et CIAS font du non-recours un axe de leur politique de lutte contre les exclusions.

Le non-recours est un facteur de fragilisation économique des populations les plus modestes. Alors que la part des transferts sociaux (dont les retraites) représente plus du tiers du revenu moyen des ménages, ne pas bénéficier des assurances et des aides sociales légales vulnérabilise sinon appauvrit de nombreux ménages. La non-ouverture de droits, comme les retards dans le renouvellement de droits, conduisent un grand nombre de ménages à recourir aux aides sociales facultatives délivrées par les CCAS et CIAS. Ce transfert de charges justifie aussi la nécessité pour ces acteurs, quelle que soit leur taille, d’agir sur le non-recours. En effet, 55 % des répondants à notre enquête déclarent compenser de plus en plus les difficultés d’accès aux assurances et aides sociales légales. S’interrogeant aussi sur les transformations du droit du travail et de la protection sociale, certains craignent même que l’aide sociale facultative ne serve davantage encore d’amortisseur.

La complexité de l’action sociale est le problème mis en avant en priorité par les CCAS et CIAS. En retenant cette explication, ils présentent le non-recours comme un phénomène relevant de conditions sur lesquelles ils peuvent intervenir. Aussi, bon nombre d’entre eux agissent-ils sur différents plans. On peut rendre compte de la systématicité des leurs initiatives, sachant que beaucoup de CCAS et CIAS déclarent au moment de l’enquête vouloir les mettre en œuvre.

Tableau p36

Au-delà de ces initiatives propres à chacun, des CCAS et de CIAS s’accordent sur la nécessité de sortir du cloisonnement habituel des interventions qui concourent à une segmentation des publics. Cette ambition n’est pas nouvelle. Les plus engagés recherchent cependant des solutions pour passer d’une logique individuelle à une logique populationnelle et transversale de l’action sociale facultative3. La nécessité de changer d’approche se fonde sur le constat d’une organisation de l’action sociale facultative qui n’enraie pas le phénomène de non-recours, sinon génère des difficultés dans l’accès aux droits, à défaut de ne pas être suffisamment coopérative.

Besoin de changer l’approche de l’action sociale facultative

Le passage à une approche populationnelle et transversale nécessite de partager des règles communes. Alors qu’un peu plus de 20 % des CCAS sont engagés avec d’autres acteurs dans une collaboration institutionnelle pour faciliter l’accès aux droits, la mise en œuvre d’initiatives pour opérer ce changement d’approche est loin d’être acquise. Quatre exemples permettent de l’attester brièvement :

- le partage d’informations sur le non-recours concerne aujourd’hui une minorité de CCAS (entre 4 et 12 % selon la taille). Elle tend toutefois à se développer et surtout à devenir régulière sinon systématique pour une part croissante d’entre eux. Des initiatives comme les « baromètres du non-recours » expérimentés sur des secteurs urbains regroupent, autour de CCAS, des acteurs institutionnels et associatifs dans le but d’installer des dispositifs de repérage et d’alerte4. Cette observation sociale agit dans le sens d’une approche populationnelle et transversale puisqu’elle s’intéresse à travers différents publics aux mêmes habitants. Malgré son intérêt, l’articulation n’est pas toujours faite avec l’analyse des besoins sociaux demandée aux CCAS/CIAS, ou avec l’observation sociale produite par les départements ;

- aucune prestation d’aide sociale légale ne relève de la compétence des CCAS/CIAS, hormis depuis 2007 l’obligation légale de la domiciliation qui vise explicitement l’accès aux droits. Des schémas départementaux de la domiciliation sont à annexer aux plans départementaux d’action pour le logement des personnes défavorisées. Rappelons qu’une simplification du dispositif de domiciliation avait été engagée dans le cadre du plan de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale de 2013. Ce plan prévoyait notamment la définition de schémas de domiciliation en lien entre les préfets de départements, les collectivités territoriales et les acteurs associatifs concernés. Il s’avère que des CCAS (généralement de communes centres) attendent l’extension de cette obligation à d’autres CCAS de façon à répartir la charge ;

- un autre dispositif nécessaire pour passer à une approche populationnelle et transversale concerne le premier accueil inconditionnel : 2 % des CCAS de moins de 5 000 habitants s’engagent pour cette raison dans une collaboration interinstitutionnelle dans le but de faciliter l’accès aux droits, contre 25 % pour les CCAS de plus de 200 000 habitants (moyenne à 4 %). Le développement de ce dispositif demande cependant aux différents acteurs de se conduire comme des généralistes de première ligne. Toute la question consiste alors à trouver l’équilibre avec les missions et les moyens propres à chacun ;

- la tarification sociale solidaire peut participer également à une approche populationnelle et transversale de l’action sociale facultative. Elle permet d’intégrer le plus grand nombre de ménages à une échelle communale et surtout intercommunale. Sa mise en œuvre demande cependant aux acteurs de s’accorder sur un critère de ressources, mais aussi de veiller à ce que la tarification soit appliquée sans autre condition par tous (opérateurs de services au public compris). La mise en œuvre de ce type d’initiative n’est pas simple non plus.

Un besoin de gouvernance

C’est essentiellement sur un mode incitatif et négocié que les acteurs peuvent agir entre eux pour créer les conditions d’un changement d’approche à une échelle communale et intercommunale. Nos observations montrent cependant que les initiatives pour agir, au local, sur le non-recours se heurtent à une difficulté expliquée par Alexis Baron et Nicolas Kada dans un ouvrage récent, à savoir qu’elles ne peuvent s’adosser qu’à « un niveau de coopération très hétérogène, parfois inexistant, parfois assez peu développé, parfois dans un climat de concurrence entre l’échelon de la municipalité et les départements »5. Ce ne sont pourtant pas les liens horizontaux qui manquent. Néanmoins, les conventions bilatérales, les lieux de concertation, les commissions d’attribution, etc., sont autant de scènes où peuvent s’exprimer des égoïsmes institutionnels.

La mise en œuvre de complémentarités institutionnelles peut donc difficilement provenir de ces liens horizontaux. Le leadership de l’action sociale étant moins net aujourd’hui entre communes et départements, les acteurs plus entreprenants dans la lutte contre le non-recours ont besoin d’un pilote qui incite et coordonne, mais qui sait aussi être ordonnateur quand il le faut. Il y a manifestement un besoin de gouvernance auquel apparemment les expériences AGILLE (Agir pour améliorer la gouvernance et l’initiative locale pour mieux lutter contre les exclusions), lancées en 2014 par la DGCS et l’ADF, répondraient partiellement. Cette gouvernance se fait d’autant plus attendre qu’elle avait été annoncée. En effet, le rôle des préfectures et des autres services de l’État territorial, redéfini au début des années 2010 dans le cadre de la RGPP, devait être renforcé en matière d’aide et d’action sociale.

Cette gouvernance dépend très largement du financement de la solidarité6. Cet enjeu décisif se joue dans la réforme territoriale. Son issue décidera pour une bonne part de la suite, selon que la réponse au décrochage social pourra être portée ou non dans une approche plus transversale et décloisonnée de l’action sociale, inscrite au cœur du développement territorial.

1. Loi du 29 juillet 1998, article 1er, d’orientation relative à la lutte contre les exclusions.
2. Résultats d’une enquête par questionnaire réalisé en ligne en 2015 auprès des CCAS et CIAS adhérents de l’UNCCAS (n = 670). Des journées de séminaires ont eu lieu quatre sites entre mars et octobre 2016. Elles ont réuni 72 acteurs de communes, intercommunalités, CCAS, CIAS, Conseils départementaux, services de l’État, organismes sociaux, associations. Warin P. (dir.), L’action, au local, sur le non-recours. Radioscopie des initiatives des collectivités locales, rapport de recherche pour la DGCS, 2016.
3. Selon les catégories présentées par la DREES, « l’action sociale individuelle » s’intéresse à un public délimité et s’adresse à une personne ou plusieurs selon la composition du ménage et des besoins. Elle met en œuvre des prestations sociales financières ou non financières. Elle est portée par un seul acteur. En revanche, « l’action sociale populationnelle » s’intéresse une catégorie ou plusieurs de la population (groupes sociaux), elle est transverse aux publics traditionnels de l’action sociale individuelle. Elle met en œuvre des principes et des dispositifs d’action. Elle est portée par un acteur ou en associe plusieurs ; dans ce dernier cas l’action populationnelle est dite « transversale ». Havette S., Molière E., Moriceau C., « L’action sociale facultative des communes et des intercommunalités », Dossiers solidarité et santé 2014, no 56, DREES.
4. Chauveaud C., « Les baromètres du non-recours : expérimentation d’un dispositif local pour l’accès aux droits », Informations sociales 2014, no 178, p. 63-70.
5. Baron A. et Kada N., Communes et départements : frères ennemis du social ?, 2016, Grenoble, PUG, p. 123.
6. Avenel C., « Les enjeux et les impacts de la réforme territoriale sur la mise en œuvre des politiques sociales », Revue Française des Affaires Sociales 2017, no 2, p. 359-392.

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