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Dossier

Synthèse des retex des quatre CHU de la région Auvergne-Rhône-Alpes

La crise du Covid-19 dans le monde et en région Auvergne-Rhône-Alpes
Chronologie de la crise du Covid-19 dans le monde et en région Auvergne-Rhône-Alpes
©Horizons publics - Public Factory
Le 10 janvier 2022

Une soixantaine d’étudiants de la Public Factory, le tiers lieu de l’innovation publique de Sciences Po Lyon, ont réalisé près de 200 entretiens qualitatifs avec les personnels des quatre centres hospitaliers universitaires (CHU) de la région Auvergne-Rhône-Alpes (Lyon, Saint-Étienne, Grenoble et Clermont-Ferrand) dans le cadre d’un programme de recherche-action intitulé « COPING » (covid pandemic institutional management). Un corpus inédit, mené entre septembre 2020 et mars 2021, qui documente le retour d’expérience (retex) relatif à l’impact de la crise du covid-19 sur l’organisation des CHU pendant cette période. Ritchard Bervin, Zoé Fourcade, Laura Martinet, Lorène Sassard, Joséphine Vigouroux et David Vallat reviennent pour Horizons publics sur les principaux enseignements de cette enquête.

En septembre 2018, Sciences Po Lyon a créé la Public Factory1 qui se définit comme un tiers lieu d’innovation publique2 mobilisant les étudiants de quatrième année autour de problématiques concrètes d’intérêt général. Ce dispositif de formation-action-recherche associant étudiants, professionnels et chercheurs a participé au programme COPING. Ce dernier, piloté par les hospices civils de Lyon (HCL ; le CHU de Lyon), associe quatre établissements d’enseignement supérieur (l’université Claude-Bernard Lyon 1, Sciences Po Lyon, l’université Jean-Moulin Lyon 3, le Conservatoire national des arts et métiers) et quatre CHU (Lyon, Saint-Étienne, Grenoble, Clermont-Ferrand).

Une soixantaine d’étudiants de la Public Factory ont contribué au projet COPING entre septembre 2020 et juin 2021. Ils ont mené des entretiens en vue d’obtenir un retex relatif à l’impact de la crise du covid-19 sur l’organisation des CHU. Afin d’appréhender la complexité de ce problème, une démarche d’enquête qualitative a été privilégiée pour réaliser le diagnostic final sur la gestion de la crise par les établissements de santé. La collecte d’informations concernant les conditions de travail, l’organisation du travail, la communication et le pilotage de la crise a nourri ce retex.

Plus de 200 personnels des groupements hospitaliers (allant des membres de personnels de direction, au personnel sans responsabilité hiérarchique en passant par le personnel d’encadrement) ont été interviewés. Les entretiens, de deux heures en moyenne, ont été l’occasion d’aborder, d’une part, les problèmes rencontrés durant la crise sanitaire, et, d’autre part, les solutions mises en œuvre au sein des services en matière de gestion de crise. Ces entretiens ont été retranscrits puis anonymisés. Ils constituent une base de données extrêmement riche, laquelle nous a permis de dépeindre le plus fidèlement possible la réaction des établissements face à la crise.

Ce travail s’est toutefois accompagné d’un rapport plus théorique, en complément de l’approche traditionnelle du retex, comprenant un état de la littérature scientifique sur les organisations de haute fiabilité organisationnelle afin d’inscrire ce travail dans un cadre scientifique permettant de généraliser l’analyse.

La crise du Covid-19 dans le monde et en région Auvergne-Rhône-Alpes

Chronologie de la crise du Covid-19 dans le monde et en région Auvergne-Rhône-Alpes

Retex sur le choc

Durant la première et la deuxième vague d’hospitalisations de patients dits « covid », les quatre CHU d’Auvergne Rhône-Alpes ont été fortement éprouvés.

L’analyse des entretiens a permis dans un premier temps de mettre en évidence les difficultés liées aux conditions de travail. En effet, les agents ont décrit l’ambiance qui régnait au sein des services comme pesante et angoissante. Cela s’explique en grande partie par la gestion des médicaments et des équipements de protection individuels (EPI) en flux tendu. La mise en pause du suivi des patients atteints de pathologies jugées non urgentes, l’arrêt des travaux de maintenance et de la recherche ont engendrés de grandes difficultés en matière de planning par la suite.

Durant la première et la deuxième vague d’hospitalisations de patients dits « covid », les quatre CHU d’Auvergne-Rhône-Alpes ont été fortement éprouvés. L’analyse des entretiens a permis dans un premier temps de mettre en évidence les difficultés liées aux conditions de travail.

Au cours de la deuxième vague d’hospitalisations, une augmentation de l’absentéisme a pu être observée au sein des différents CHU. Les agents étaient extrêmement fatigués par la durée exceptionnelle de cette crise sanitaire, comme le montre le sentiment de lassitude d’un membre de la direction : « Nous avons l’impression qu’il n’y a pas de fin. D’ailleurs c’est une vision quasi-nationale : nous avons la sensation de ne pas savoir quand cela va s’arrêter. »

L’émergence de nouveaux protocoles a également été à l’origine de ce sentiment au cours de la première vague d’hospitalisations. La mise en place du télétravail a pu rendre certaines procédures chronophages et compliquer l’encadrement au sein de certaines équipes, « autant le télétravail peut être très bien un jour ou deux, de temps en temps, ajoute le membre de la direction sur le sujet, autant quand on perd totalement tout le lien informel. Toute l’information qu’on peut avoir dans une vie en présentiel, il faut tout passer, soit par Skype, soit par les mails : ça complexifie fortement l’exercice. » De même, le passage au télétravail été complexifié par la qualité des outils à disposition des agents, jugée non-adaptée à la situation.

La crise du covid-19 est la répétition générale de crises systémiques à venir, il faut nous y préparer.

Ensuite, des problèmes concernant la concertation, la communication et la coordination ont été mis en lumière par les entretiens. L’abondance et l’instabilité des informations ont également été sources d’angoisse pour les agents. Un membre du personnel encadrant souligne que « cela était extrêmement compliqué à gérer en termes de nécessité de rester à jour du fil d’informations, et de hiérarchiser ces informations et de les mettre en cohérence s’agissant des différentes sources. Cela a été un travail pour lequel on aurait eu besoin d’une ressource médicale à temps plein ».

De plus, la circulation de l’information a été jugée trop verticale. Le manque de dispositifs visant à la remontée d’informations a aussi été souligné par le personnel interrogé. De nombreux agents dénoncent le manque de communication entre CHU, ce qui aurait considérablement ralenti le partage de protocoles. Cela s’explique entre autres par le fait que les établissements répondent à des logiques de communications différentes : « Je pense que nous sommes insuffisamment coordonnés entre CHU, c’est certain, précise un soignant, la preuve c’est que nous avons eu beaucoup d’études exactement sur les mêmes sujets les uns et les autres. Nous étions donc mis en concurrence. »

De même, le manque de solidarité entre régions a été souligné à plusieurs reprises, causant notamment un manque d’anticipation dans la gestion des ressources humaines. Un échange plus direct entre régions était alors souhaité, sans passer par le ministère de la Santé et de la Solidarité qui faisait figure d’intermédiaire. Deux membres du personnel encadrant considèrent que « la collaboration inter-région s’est faite par le ministère, ce qui est très bien, mais du coup on n’a pas vraiment participé à ces échanges » et cela conduit « à une insuffisance de collaboration probablement, et en tout cas une insuffisance de communication et d’anticipation dans ces aides potentielles ».

Concernant le pilotage de la crise, bien qu’indispensable, le plan blanc a été jugé non adapté. En effet, la durée, l’intensité et le fait que seul le personnel encadrant était formé à cette crise ont rendu ce plan insuffisant comme l’explique un membre du personnel encadrant : « Moi-même je n’ai jamais été formé au plan blanc, j’ai une connaissance théorique sur ce que cela représentait. Je participe régulièrement aux exercices de mobilisation, donc j’avais une vision toute théorique et assez lointaine, dois-je dire. Globalement je n’étais pas prêt à répondre à cet enjeu. »

Les agents de terrain auraient souhaité participer davantage au processus de décision, particulièrement au sein des comités de pilotage mis en place dans les CHU. Les agents ont dû monter en compétences rapidement, essentiellement en apprenant sur le tas. Un sentiment d’illégitimité en a résulté et les formations ont été jugées trop rapides. Certaines recommandations de l’ARS ont été jugées non-applicables sur le terrain.

Retex sur l’adaptation au changement

Au-delà des difficultés que nous venons d’évoquer, l’analyse des entretiens a permis de mettre en évidence un certain nombre de solutions qui ont été adoptées et développées par les quatre CHU de la région Auvergne-Rhône-Alpes.

Concernant les conditions de travail d’abord, les équipes ont été fortement mobilisées durant la première vague. Elles ont montré leur motivation et fait preuve d’une grande capacité d’adaptation, en témoignent les propos d’un membre du personnel encadrant et d’un agent administratif : « Oui, beaucoup de solidarité, le personnel était extrêmement agile même s’il était anxieux de changer de service, etc., cela a été exemplaire à bien des égards. Il y a un esprit de collaboration qui s’est monté, l’aspect positif est qu’on rencontre des gens qu’on ne connaissait pas et il y a des collaborations qui n’existaient pas, ou se renforcent. »

De nombreux personnels soignants ont salué la cohésion qui a prévalu entre eux au plus fort de la crise. En outre, le soutien qui leur a été accordé, que ce soit celui de la population pendant la première vague ou celui de la hiérarchie, a été particulièrement apprécié.

Aucun service n’a connu de pénurie critique de matériel comme le souligne un membre de la direction : « J’étais très fier […], j’ai fait directeur d’usine puisqu’on a mis en place dans une grande salle de réunion une chaîne de production. Donc nous avions plein de tables et cela faisait une espèce de chaînes. Les blouses avançaient au fur et à mesure. Une personne qui coupait la manche droite, nous avions tout taylorisé et rationalisé pour que cela avance vite. Ensuite, il y avait un contrôle qualité au milieu de la chaîne qui vérifiait que tout allait bien et il y avait une personne qui faisait les lanières et qui faisait les encolures. »

La gestion des stocks de médicaments dédiés à l’anesthésie a été menée de manière parcimonieuse et n’a donc pas conduit à des pénuries préjudiciables pour la prise en charge des opérations les plus graves. L’accès aux EPI s’est quant à lui nettement amélioré à l’issue de la première vague.

Pour faire face à la crise, les CHU ont dû opérer un certain nombre de changements organisationnels. Lors de la première vague, les déprogrammations ont permis aux CHU de dédier l’ensemble de leurs ressources à la gestion de la crise et à la prise en charge des patients touchés par le covid. Le télétravail s’est rapidement développé, grâce à la réactivité des services informatiques, et les transferts de personnel d’un pôle à un autre ont permis de soulager les services en tension. Il y a eu une arrivée massive de renforts (étudiants, retraités, soignants dont le service avait fermé). Ils ont été formés directement sur le terrain, au sein des services qui les ont accueillis.

Un membre de la direction précise : « On a eu effectivement besoin de faire appel à un certain nombre de renforts de personnels médicaux, notamment des anesthésistes-réanimateurs. […] À ce titre, on a fait appel aussi à nos retraités sur la base du volontariat, aux personnes qui devaient partir en disponibilité dans les mois à venir, à des renforts extérieurs, notamment des médecins qui travaillaient en ville, mais également des médecins en clinique privée. »

Les services de réanimation ont contribué à ce processus au travers de l’instauration d’une organisation en binômes, composés chacun d’un agent interne et d’un renfort, ce qui a permis de former rapidement et efficacement un grand nombre de personnes en un temps très court.

Concernant le pilotage de la crise, une attention toute particulière a été portée à l’encadrement. En réunissant régulièrement les personnels, les cellules de crise ont facilité le travail d’anticipation et d’adaptation dans la mesure où les décisions qui y étant prises étaient mises en œuvre dans la foulée. Cette accélération de la prise de décision a été permise en grande partie par la fluidification des rapports hiérarchiques. Si d’un point de vue extérieur, la gestion de la crise a pu sembler quelque peu aléatoire, la multiplication des échanges et le déploiement de ce management de proximité témoignent du contraire, ou du moins de la volonté de donner le cadre le plus rigoureux possible aux différentes missions des personnels. Un membre du personnel encadrant précise : « Chaque semaine, j’ai une conférence téléphonique avec mes homologues à Saint-Étienne, Grenoble et Clermont. Cela permet de voir comment chaque CHU s’approprie les nouvelles informations. » Un membre du personnel de direction souligne également, « on dit souvent que le CHU c’est une organisation pyramidale avec le top management qui décide et puis on fait descendre l’information. Là, je trouve que pendant la crise, nous avons un peu écrasé cette pyramide. Du coup, des acteurs de niveau inférieur avaient aussi leur mot à dire et nous avons pris en compte leur opinion et leur connaissance du terrain. »

L’efficacité du pilotage de la crise tient en grande partie à une bonne maîtrise de la communication, de la coordination et de la concertation. Les cellules de crise ont eu un rôle important à jouer à ce niveau : elles ont permis de centraliser les informations provenant des différents échelons décisionnels et de les diffuser dans tous les services.

Cette étude, étayée par plus de 200 entretiens conduits dans les CHU de la région Auvergne-Rhône-Alpes a permis de mettre en lumière des préconisations à court et long terme. Trois grandes thématiques ressortent :

  • la nécessité de pérenniser le modèle de management bottom-up : durant l’étude, il a été observé un « écrasement » de la pyramide hiérarchique permettant d’associer les professionnels de santé – via les cadres – aux décisions stratégiques liées à l’organisation des soins comme en témoigne le succès des cellules de crise ;
  • la nécessité d’institutionnaliser des pratiques de résilience organisationnelle par la mise en place d’une « organisation apprenante » 3 : il s’agit ainsi de renforcer les actions de formation, mais aussi de répertorier toutes les compétences (parfois insoupçonnées) des personnels par la création de fichiers les recensant régulièrement mis à jour. La formation régulière des agents aux compétences d’autres services que le leur peut également être une piste afin de permettre la transversalité des compétences. L’instauration de davantage de module de e-learning semble être aussi une piste dans l’amélioration de la formation la rendant ainsi plus flexible. La numérisation de la formation doit aller de pair avec la familiarisation des agents aux nouveaux supports numériques ;
  • la pérennisation de la coopération entre les acteurs de santé dans une démarche de santé globale. Il est essentiel de faire perdurer la coopération entre les acteurs de terrain. En effet, si la crise du covid-19 a fait naître de nouveaux partenariats et a renforcé les anciens tels que le partenariat public-privé ou encore la collaboration avec les ARS, ils doivent être pérennisées afin d’assurer une répartition équilibrée de la demande et de l’offre de soin.

Ces préconisations s’inscrivent dans la veine des principes associés au concept de « high reliability organization » (HRO) pensé par Karlene Roberts4. En effet, partant du principe énoncé par Bruno Latour5 selon lequel la crise du covid-19 est la répétition générale de crises systémiques à venir, il faut nous y préparer. Développer des pratiques, des procédures, des outils et des indicateurs permettant aux organisations de devenir hautement fiables semble une voie raisonnable à explorer. Il ne faut toutefois pas oublier que les organisations sont composées de personnes. Il est important de capitaliser sur la créativité et l’autonomie de ces femmes et de ces hommes qui ont su, durant la période du covid-19, s’affranchir des règles bureaucratiques et imaginer des solutions originales adaptées à une situation inédite.

  1. https://www.sciencespo-lyon.fr/fr/public-factory/public-factory
  2. Vallat D., « Les tiers lieux 2.0, une nouvelle façon d’appréhender le monde ? », The Conversation 2017 (https://theconversation.com/les-tiers-lieux-2-0-une-nouvelle-facon-dapprehender-le-monde-76723).
  3. Vallat D. et Michel P., « Préparer les crises de demain : le retour d’expérience, première étape vers une organisation apprenante ? », Horizons publics automne 2021, hors-série, p. 34 à 39.
  4. Roberts K. H., « Some Characteristics of One Type of High Reliability Organization », Organization Science 1990, p. 160-176 (http://www.jstor.org/stable/2635060).
  5. Truong N., « Bruno Latour : “Le covid-19 offre un cas vraiment admirable et douloureux de dépendance” », Le Monde 12 févr. 2021.
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