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Le bilan mitigé des réformes de modernisation du secteur de l’eau : éclairages et réflexions pour l’action publique territoriale

Le 24 septembre 2018

Antoine Brochet est actuellement post-doctorant à l’Institut des Géosciences de l’Environnement. Il a soutenu une thèse Cifre en aménagement-urbanisme à l’université Grenoble-Alpes (UMR PACTE) le 10 novembre 2017. Il est premier lauréat du prix de thèse des collectivités territoriales du GRALE 2018 (prix Georges-Dupuis). Ses travaux de recherche portent sur la modernisation des politiques de l’eau en Europe et les résistances que ces réformes produisent à l’échelon territorial.

Les réformes de modernisation du secteur de l’eau

À partir des années 1980, le secteur de l’eau potable connaît un profond bouleversement, une « modernisation »1 des politiques publiques qui s’articule en trois volets entremêlés.

1) Économique

Face à la diminution des ressources financières de l’État et au vieillissement des infrastructures, les réformes consistent à adapter des mécanismes néo-libéraux2 à la spécificité du secteur de l’eau qui est organisé en monopole public local. S’agissant d’un monopole naturel3, il n’est pas possible de procéder à une libéralisation au sens strict. On assiste ainsi à une dé-intégration du secteur4, à un recours accru aux outils contractuels et au droit privé ou encore à une corporatisation (voir l’encadré) du service public d’eau potable5.

2) Environnemental

Face à une dégradation rapide des milieux aquatiques, l’approche traditionnelle de type curative se trouve délégitimée car génératrice de surcoûts pour l’usager. Est privilégiée une gestion préventive, et à l’échelle du bassin-versant.

3) Organisationnel

La fragmentation communale qui conduit à l’existence d’un nombre très élevé de services d’eau est perçue par les législateurs comme une source d’inefficience et un obstacle à la mise en œuvre des deux autres volets de réforme. La solution proposée est la mutualisation à l'échelle des établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre, un retrait des services déconcentrés de l’État des territoires et la mise en place d’un gouvernement à distance et déterritorialisé des services d’eau6. En lieu et place de la déconcentration, l’État propose l’organisation suivante : 1) les collectivités locales sont les seules organisations responsables et compétentes sur l’eau potable ; 2) des agences nationales contrôlent à distance l’activité du secteur (par des indicateurs de performance par exemple). Dans ce modèle, l’État est à la fois moins présent (moins de fonctionnaires d’État présents sur le territoire, moindre encadrement de l’action des services d’eau par l’État) et davantage (du fait de l’inflation des normes et outils d’action publique à mettre en place par les services d’eau).

Concrètement, on assiste à un retrait de l’intervention publique directe de l’État, au développement d’une action publique polycentrique, à une inflation des normes de gestion et à une mise en concurrence entre services.

Les résistances territorialisées aux réformes de modernisation des services d’eau

Résistances et territoire

Le caractère innovant de notre travail de thèse7 consiste à comprendre le bilan mitigé des réformes de modernisation comme étant le fruit de dynamiques territoriales spécifiques. Dans notre approche, le service d’eau n’est plus seulement un « territoire donné »8 c’est-à-dire le réceptacle neutre et homogène des réformes de modernisation mais aussi un « territoire construit » (ibid.) localement, qui a sa propre logique de développement, qui est porteur d’un système de valeurs, d’objets et d’infrastructures techniques, et qui a des spécificités tant naturelles que culturelles.

Par le biais du concept de résistance, il s’agit de proposer une approche renouvelée et géographique d’un concept qui a jusqu’ici surtout fait l’objet de travaux en philosophie et en science politique. En proposant une géographie des résistances aux politiques publiques autour d’une typologie de six facteurs , nous englobons la diversité des facteurs9 de résistance possibles à la mise en œuvre des réformes. Les résistances peuvent être « passives » (dispositifs techniques incomplets ou défaillants, manque de compétences des acteurs chargés de la mise en œuvre, spécificités géomorphologiques, etc.) ou « actives » (contournement, arrangements stratégiques, mobilisation des acteurs contre les réformes). Notre travail de thèse a montré qu’à l’échelle de l’agglomération grenobloise, les résistances sont fréquentes, significatives et fortement ancrées dans des déterminants territoriaux. En outre, elles produisent des défaillances dans le système de gouvernance des services d’eau. Nous défendons l’idée que l’échec des réformes de modernisation à produire les effets escomptés s’explique principalement par la représentation universaliste et standardisée de la gestion de l’eau implicite aux réformes et qui butte sur les spécificités territoriales des services.

Résistance et innovation sociale

Sous certaines conditions, les résistances observées à la mise en œuvre des réformes de modernisation peuvent stimuler l’innovation sociale. L’analyse du processus de résistance territoriale10 au transfert de la compétence eau potable à Grenoble-Alpes Métropole a révélé comment la Société publique locale (SPL) est apparue pour les acteurs locaux à la fois comme un support de résistance mais aussi d’innovation. Elle a permis de garantir la continuité de l’organisation héritée tout en faisant surgir de nouveaux discours et de nouvelles pratiques, répondant de façon plus appropriée aux enjeux du territoire. On rejoint ici les résultats de très nombreux travaux menés en philosophie et qui font le lien entre résistance et création12. Si la SPL n’est pas une solution vertueuse par nature et que son potentiel d’innovation sociale dépend du volontarisme politique associé, ce résultat permet néanmoins de mettre en évidence l’existence d’une troisième voie de la gestion de l’eau dépassant le modèle concurrentiel des réformes de modernisation et le modèle « tout régie » défendu par d’autres acteurs.

Éléments pour penser une réforme des politiques de l’eau potable

Nous avons identifié deux écueils principaux relatifs aux réformes de modernisation :

1) Le renforcement des inégalités d’accès au service public d’eau potable

La fonction première d’un service public est d’exercer une activité essentielle ou stratégique pour la société, qui ne peut pas être assurée par le secteur privé du fait du caractère non-rentable de l’activité ou de la poursuite d’objectifs spécifiques d’intérêt général (égalité des usagers, accès social, etc.). En calquant l’organisation des services publics sur celle des entreprises privées, le risque est l’apparition d’un service public à deux vitesses, avec d’un côté des territoires urbains et riches, dotés en services efficaces et de l’autre des territoires ruraux et paupérisés, en incapacité de mettre en œuvre les réformes sans faire exploser le coût des prestations pour les usagers13.

La corporatisation ou l’apparition de sociétés publiques de droit privé pour assurer la desserte en eau des usagers

Avec l’apparition des Sociétés publiques locales (SPL), ce qui était géré par l’administration en régie ou en délégation à des opérateurs privés peut désormais l’être par des entreprises d’actionnariat 100 % public, clairement séparées de la collectivité territoriale. Un morcellement des droits de propriété apparaît puisque le service n’entre plus directement dans le patrimoine de la collectivité. La SPL bénéficie d’un budget propre et d’une organisation autonome. Les droits de propriété de la société sont partagés par l’ensemble des collectivités actionnaires. Le fonctionnement de ces sociétés est proche de celui d’une entreprise privée (salariés de droit privé, comptabilité privée, etc.), mais il permet aux collectivités de se soustraire aux procédures de mise en concurrence lors de la passation des contrats de délégation de service public au nom du principe de l’in house. L’apparition de cette forme de gestion peut, à ce titre, être perçue comme un moyen de renforcer la marchandisation et l’efficience du secteur tout en garantissant l'atteinte d'objectifs sociaux et d'intérêt général.

2) L’aveuglement territorial des réformes

La régulation des services d’eau proposée par les réformes de modernisation repose sur la valorisation d’un modèle de gestion de l’eau universel et implicite, urbain et marchand, quand l’accès de tous à l’eau n’a pu être assuré jusqu’à aujourd’hui que grâce à des formes de gestion de l’eau collectives et diversifiées. En valorisant un unique modèle de gestion de l’eau, l’État court par ailleurs le risque de favoriser ce qu’il voulait initialement combattre : les particularismes se développant souvent comme des réactions défensives à une uniformisation imposée14.

En réponse à ces écueils, il s’agit de promouvoir la mise en place d’outils de régulation publique capables de garantir «  l’articulation de logiques gardant leur originalité propre  » (ibid.) et permettant que «  les valeurs et les représentations puissent à la fois varier [...] et être complémentaires  »15. Une évolution innovante des politiques de l’eau potable pourrait consister à valoriser les instruments d’action publique endogènes aux services plutôt que de continuer à imposer des outils définis par l’État dans une logique top-down.

Une autre idée serait de favoriser l’émergence d’institutions publiques à une échelle méso, intermédiaire, qui seraient chargées à la fois :

- de garantir l’égalité des conditions d’accès des usagers à un service d’eau potable de qualité mais différencié ;

- de favoriser l’enrichissement mutuel entre profils de services par le dialogue et l’échange de pratiques ;

- de traduire les problèmes complexes des services d’eau dans leur globalité et non plus de façon segmentée afin de proposer des solutions adaptées ;

- de garantir la cohérence globale du cadre d’action publique et des principes essentiels de cohésion sociale retenus ;

- et enfin d’assurer la péréquation technique et financière entre services.

Ce renversement de la philosophie de l’action publique rejoindrait ainsi le cadre d’analyse de la «  pensée complexe  » d'Edgar Morin16 qui propose d’apprendre aux hommes à penser, à faire tenir ensemble et à tisser des liens entre ce qu’ils ont historiquement toujours cru utile de penser séparément.

Résistance territoriale et innovation sociale, l’exemple de la Société publique locale Eaux de Grenoble-Alpes

Peu avant le transfert obligatoire de la compétence eau potable à la métropole, une partie des élus locaux et techniciens du territoire ont fait le choix de créer une Société publique locale (SPL) afin de porter une stratégie de résistance à la réforme territoriale. Il s’agissait d’une part de garantir la place des acteurs historiques de l’eau potable (la ville de Grenoble et le syndicat intercommunal des eaux de la région grenobloise) dans le nouveau schéma de gouvernance les actionnaires de la SPL disposaient d’un pouvoir de contrôle aux côtés de Grenoble-Alpes Métropole. D’autre part, la SPL a été vue comme un moyen de garantir sur le long terme le caractère public de la gestion de l’eau, une SPL étant une société à capitaux 100 % publics, détenue exclusivement par ses collectivités actionnaires.

Cette stratégie a aussi été source d’innovations. On peut en effet percevoir la SPL comme un outil au service du développement durable du territoire car :

- du point de vue économique, les bénéfices sont obligatoirement réinvestis dans la société et l’outil permet la mise en place d’une politique patrimoniale de gestion des réseaux d’eau. La SPL ne pouvant exercer son activité que sur le territoire de ses collectivités-actionnaires, elle permet aussi de préserver des emplois locaux et « non délocalisables » ;

- du point de vue environnemental, elle permet de gérer l’ensemble des compétences liées à l’eau, à une échelle cohérente intégrant le territoire de la ressource en eau et celui de l’organisation sociotechnique héritée des réseaux11 ;

- du point de vue social, la SPL est une solution pour créer des mécanismes de péréquation entre des collectivités urbaines et rurales qui peuvent être coactionnaires de la société.

La SPL peut aussi être perçue comme un outil permettant de faire de l’eau potable un vecteur de solidarité territoriale autour d’un bien économique stratégique. Le territoire de l’agglomération grenobloise est marqué par l’abondance et la qualité de la ressource en eau mais aussi par l’existence de compétences techniques spécifiques. En mettant en place une SPL, on facilite les alliances stratégiques avec les territoires voisins autour de la vente d’eau mais aussi de la mise à disposition de savoir-faire spécifiques.

1. Bolognesi T., Modernization and Urban Water Governance: Organizational Change and Sustainability in Europe, 2018, Londres, Palgrave Macmillan.

2. Ils sont issus majoritairement du Nouveau management public (NMP) et de l’économie des organisations. Ce modèle de gestion de l’administration s’inspire de nombreux courants de pensée (néoclassique, théories de l’agence, des organisations, des droits de propriété, des marchés contestables, etc.) dont celui du Public Choice qui promeut le recours aux privatisations et à la décentralisation des unités administratives.

3. Un monopole naturel résulte de l'existence d'économies d'échelles qui font que la fourniture d'un bien, ou d'un service par un acteur public ou privé unique, est plus compétitive si cet acteur avait des concurrents. Pflieger G. et Gsikos P., “Regulation of Liberalised Network Industries : Infrastructure as a Missing Link”, Swiss Political Science Review 2012, vol. 4, no 18, p. 428-451.

4. Séparation des différentes activités du service d’eau (production, transport, stockage, distribution etc.) pour augmenter la concurrence.

5. Baron C., “Hybrid water governance in Burkina Faso: the ONEA experience”, in Mcdonald D.-A. (dir.), Rethinking Corporatization and Public Services in the Global South, 2014, Zed Books.

6. Renou Y., « Indicateurs de performance et nouvelle gouvernementalité des ressources en eau », in Pecqueur B. et Brochet A. (dir.), Le service public d’eau potable et la fabrique des territoires, 2013, Paris, L’Harmattan.

7. Brochet A., Les résistances territorialisées aux réformes de modernisation des services d’eau. Le cas de l’agglomération grenobloise, thèse de doctorat en aménagement-urbanisme, 2017, université Grenoble-Alpes.

8. Pecqueur B., « Le développement territorial : une nouvelle approche des processus de développement pour les économies du Sud », in Antheaume B. et Giraut F. (dir.), Le territoire est mort. Vive les territoires ! Une (re)fabrication au nom du développement, 2005, Paris, IRD.

9. Notre répertoire des facteurs de résistances comprend les six catégories suivantes : 1) résistance technique ; 2) résistance structurelle ; 3) résistance interprétative ; 4) résistance stratégique ; 5) résistance cognitive ; 6) résistance territoriale.

10. La résistance territoriale est une résistance collective qui repose sur un travail initial de définition des enjeux par un nombre limité d’acteurs et qui puise dans le territoire pour affirmer un contre-projet au projet générique porté par l’État. Quatre étapes d’un processus de résistance territorial peuvent être identifiées : 1) identification d’un problème ; 2) construction d’un contre-projet ; 3) légitimation du contre-projet ; 4) mise en œuvre du contre-projet.

11. Au contraire, dans le cas d’un service communautaire d’eau potable géré en régie ou par un opérateur privé, le territoire du captage de la ressource en eau est la plupart du temps extérieur au territoire de distribution de l’eau aux usagers. De plus, la structuration héritée des réseaux d’eau ne correspond que rarement au périmètre de l’intercommunalité communautaire, l’aménagement des infrastructures de gestion de l’eau ayant été historiquement pensé à des échelles communales ou syndicales.

12. Bergen V., Résistances philosophiques, 2009, Paris, PUF. Deleuze G., Qu’est-ce que l’acte de création ?, 1987, compte-rendu de conférence donnée dans le cadre des mardis de la foundation Femis.

13. À titre d’illustration, nous avons simulé l’application du principe du full cost pricing (tarification au coût complet) sur les services d’eau de l’agglomération grenobloise. La conséquence serait l’explosion du tarif de l’eau pour les petits services montagnards et producteurs d’eau.

14. Eberhard C., « Les droits de l’Homme au laboratoire d’anthropologie juridique de Paris – Origines et développement d’une problématique », Bulletin de liaison du Laboratoire d’Anthropologie de Paris 1998, p. 23-34.

15. Leroy E., « Droits humains et développement : des visions du monde à concilier », Revue générale du droit 1992, no 25, p. 445-454.

16. Morin E., Introduction à la pensée complexe, 2005, Paris, Seuil.

Pour aller plus loin

• Baron C., “Hybrid water governance in Burkina Faso: the ONEA experience”, in Mcdonald D.-A. (dir.), Rethinking Corporatization and Public Services in the Global South, 2014, Zed Books

• Bergen V., Résistances philosophiques, 2009, Paris, PUF

• Bolognesi T., Modernization and Urban Water Governance: Organizational Change and Sustainability in Europe, 2018, Londres, Palgrave Macmillan

• Brochet A., Les résistances territorialisées aux réformes de modernisation des services d’eau. Le cas de l’agglomération grenobloise, thèse de doctorat en aménagement-urbanisme, 2017, université Grenoble-Alpes

• Deleuze G., Qu’est-ce que l’acte de création ?, 1987, compte-rendu de conférence donnée dans le cadre des mardis de la foundation Femis

• Eberhard C., « Les droits de l’Homme au laboratoire d’anthropologie juridique de Paris – Origines et développement d’une problématique », Bulletin de liaison du Laboratoire d’Anthropologie de Paris 1998, p. 23-34

• Finger M. et Kunneke R.-W., Handbook of Liberalization, 2011, Cheltenham, Edward-Elgar publishing

• Laime M., Le lobby de l’eau : pourquoi la gauche noie ses réformes ?, 2014, Paris, François Bourin

• Leroy E., « Droits humains et développement : des visions du monde à concilier », Revue générale du droit 1992, no 25, p. 445-454

• Loupsans D., « L’influence normative de l’OCDE sur la Directive-cadre européenne sur l’eau (DCE) », VertigO 2013, vol. 13, no 3

• Morin E., Introduction à la pensée complexe, 2005, Paris, Seuil

• Pecqueur B., « Le développement territorial : une nouvelle approche des processus de développement pour les économies du Sud », in Antheaume B. et Giraut F. (dir.), Le territoire est mort. Vive les territoires ! Une (re)fabrication au nom du développement, 2005, Paris, IRD

• Pflieger G. et Gsikos P., “Regulation of Liberalised Network Industries : Infrastructure as a Missing Link”, Swiss Political Science Review 2012, vol. 4, no 18, p. 428-451

• Renou Y., « Indicateurs de performance et nouvelle gouvernementalité des ressources en eau », in Pecqueur B. et Brochet A. (dir.), Le service public d’eau potable et la fabrique des territoires, 2013, Paris, L’Harmattan

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