L’urbanisme transitoire, vecteur d’innovation urbaine ?

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Terrasse des Comptoirs aux Grands Voisins
Le 11 février 2019

Pratique émergente dans la vie des territoires depuis une dizaine d’années, l’urbanisme transitoire se déploie aujourd’hui dans des cadres juridiques légaux et fait intervenir de nouveaux professionnels. Ces projets d’occupation temporaire de terrains ou de bâtiments inoccupés peuvent constituer de réels espaces d’expérimentation et d’innovation urbaine. Illustrations avec deux sites : les Grands voisins, à Paris et le 6B, à Saint-Denis.

L’urbanisme transitoire fait couler beaucoup d’encre. Comment le définir ? On est confronté aujourd’hui, à une nébuleuse de termes. Le terme de temporaire est utilisé pour qualifier des aménagements provisoires ou des projets d’occupation sur un temps donné lorsque l’usage du site n’est pas encore décidé ou le temps qu’un projet se réalise. Le terme de transitoire est quant à lui utilisé pour souligner la notion de transition. Les aménagements temporaires se font sur une période de transition du site en vue d’un projet urbain futur.

Les occupations temporaires d’espaces délaissés ou vacants ne sont pas des phénomènes nouveaux. De tout temps, ces occupations se sont développées en prenant des formes diverses, le plus souvent illégales, allant de l’événementiel à l’habitat informel. Aujourd’hui les occupations temporaires se développent dans des cadres légaux, dans le cadre de conventions d’occupation temporaire, souvent à l’initiative des propriétaires de bâtiments ou de terrains eux-mêmes.

Pour quelles raisons ces occupations se développent-elles aujourd’hui ?

Peut-être en partie parce que, pour les propriétaires, il est plus rentable et plus sûr d’installer une occupation temporaire que de laisser leur terrain ou leur bâtiment vacant, dans un contexte de cherté de l’immobilier et de coût élevé du portage foncier. Mais plus sûrement parce qu’en parallèle des besoins d’espaces pour créer, travailler, se divertir, s’expriment en zone dense sans qu’il y ait de réponses dans le marché traditionnel en raison de loyers trop élevés. Les occupations temporaires apportent des réponses à ces besoins en offrant des espaces à moindre coût pour un temps donné. Dans ce contexte, un nouveau type d’acteurs a émergé : il s’agit de professionnels spécialisés dans l’urbanisme temporaire qui jouent un rôle d’intermédiaires entre occupants et propriétaires et apportent aussi leur expertise sur certains projets.

Dans le cadre d’une étude récente publiée par l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur)1, une centaine d’expériences de ce type en cours ou récentes ont été recensées dans le Grand Paris. Ces projets se développent sur des sites variés (entrepôts, hôpitaux désaffectés, immeubles tertiaires, terrains nus, etc.) et sont marqués par une diversité d’acteurs et d’activités (bureaux, espaces de création, hébergement d’urgence, agriculture, artisanat, etc.). De même la durée des projets varie et peut aller de quelques mois à plusieurs années, avec des projets qui sortent parfois du temporaire et se pérennisent sur site. La plupart de ces occupations partagent une mixité d’usages importante, pas seulement en partage de surface mais aussi en complémentarité d’usages, incluant très souvent une dimension artistique ou culturelle.

Il apparaît que certains de ces projets, ceux qui relèvent de ce que l’on qualifie « d’urbanisme transitoire », constituent de réels espaces d’expérimentation et d’innovation urbaine. Les Grands voisins, occupation temporaire de l’ancien hôpital de Saint-Vincent-de-Paul dans le XIVe arrondissement à Paris, site sur lequel se développe aujourd’hui un projet d’éco-quartier, en constitue une illustration. À partir de cet exemple, il est possible de distinguer trois grandes formes d’innovation qui les caractérisent.

Trois formes d’innovation

Les occupations transitoires permettent d’abord d’optimiser des espaces existants, délaissés pendant la durée d’un projet qui peut s’étendre sur une longue période de temps. Dans une perspective bas carbone, dans l’idée « d’intensifier » la ville, de développer des services sans nouveaux mètres carrés associés… l’urbanisme transitoire coche toutes les cases. On estime à environ 4 millions de mètres carrés de bureaux vacants en Île-de-France, soit l’équivalent de 40 tours Montparnasse. Systématiser ces approches revient à révéler un potentiel immobilier énorme pour le développement d’usages et d’activités nouvelles.

Ces projets jouent également un rôle de préfiguration. En révélant les besoins locaux et les énergies en présence, en prenant le pouls du territoire, ils influencent le projet urbain futur. Le projet des Grands voisins a révélé un potentiel d’activités très large pour le projet d’éco quartier de Saint-Vincent-de-Paul. L’occupation transitoire permet de tester un certain modèle économique, de démontrer sa viabilité et, alors, d’en proposer l’intégration dans la programmation du projet urbain. Le lieu de convergences des publics aux Grands voisins, l’ancienne lingerie, véritable lieu de lien et de mélange des publics, a finalement été préservé pour qu’il continue de jouer ce rôle dans le projet final.

Les projets d’urbanisme transitoire permettent également d’expérimenter des usages nouveaux sur des enjeux croissants tel que l’agriculture urbaine, les mobilités douces, l’économie circulaire, des usages qui sont parfois ensuite conservés dans les projets pérennes.

Ces projets permettent enfin de catalyser la mobilisation citoyenne, en animant des espaces collectifs communs et en constituant une communauté investie autour du futur projet. Un sujet, la participation citoyenne, pour lequel les dispositifs traditionnels ont montré toutes leurs limites, là où les projets d’urbanisme transitoire, sans que cela soit leur vocation première, contribuent à révéler des énergies citoyennes. Aux Grands voisins, une grande attention a été accordée à la signalétique, par l’intervention de Yes we camp2, pour favoriser les espaces de rencontre.

Cependant tous les projets d’occupation temporaires ne se valent pas, en termes d’expérimentation, de mixité d’usages et d’ancrage territorial.

Dans quelles conditions ces projets peuvent-ils constituer des vecteurs d’expérimentation ?

C’est sans doute surtout la méthode employée pour développer l’occupation qui importe, à l’image de ce dont témoignent les acteurs impliqués dans ces projets :

  • une approche progressive, itérative, d’« essai-erreur », qui permet de tester et d’ancrer le projet dans son territoire ;
  • une approche participative et de co-construction. Aux Grands voisins, la gouvernance a trois têtes : Yes we camp pour l’aménagement des espaces extérieurs, Plateau urbain pour la programmation et Aurore pour l’hébergement d’urgence ;
  • le « faire avec », partir de l’existant et faire avec ce qui est déjà là ;
  • le fait d’autoriser, permettre. Nicolas Détrie de Yes we camp, qualifie les Grands voisins « d’espace autorisant ».

Ces approches permettent d’inscrire les projets dans leur contexte, en s’appuyant sur les forces et acteurs en présence. Mais s’ils emportent avec eux beaucoup de promesses, les projets d’occupation temporaires s’accompagnent aussi de plusieurs défis. L’un des enjeux les plus importants est sans doute celui du modèle économique pouvant faire vivre ces expériences temporaires. Un sujet sur lequel des réflexions sont en cours, visant, par exemple, à réserver dans le budget d’une opération d’aménagement un certain pourcentage des dépenses au financement de l’occupation, en reconnaissant la valeur qu’elle apporte dans la préfiguration du projet. Le cadre juridique apparaît également peu adapté aux contraintes financières et temporelles de ces occupations. D’un point de vue fiscal, par exemple, la taxe foncière sur les bureaux continue d’être exigée pour un immeuble tertiaire, même lorsque celui-ci a changé de fonction comme c’est le cas du 6B, à Saint-Denis, qui est aujourd’hui un lieu de création et de diffusion.

Un deuxième défi qui est celui de l’ancrage local de ces projets pour faire en sorte qu’ils répondent aux besoins des populations présentes, sans exclure. L’approche itérative et progressive selon le principe de programmation ouverte, le « faire-avec » répondent à cet enjeu lorsqu’ils sont mis en œuvre, tout comme la gouvernance du projet. À ce titre, le choix des acteurs en charge de l’occupation temporaire est lui aussi important.

Un dernier défi qui est celui de faire vivre l’innovation au-delà du projet d’occupation temporaire, en permettant son intégration au projet final. Cet enjeu pose aussi la question de la sortie du temporaire qui constitue une étape cruciale. Si l’on veut généraliser ces approches d’urbanisme transitoire, il faut s’assurer que la fin du temporaire se passe bien, soit anticipée au maximum, et qu’il y ait une relation de confiance entre l’ensemble des acteurs impliqués : propriétaires, collectivités, occupants et « facilitateurs ».

Au-delà des enjeux évoqués, la plus belle preuve de ce rôle de préfigurateur urbain, de catalyseur d’innovations joué par ces projets est sans doute leur consécration dans le projet retenu pour représenter la France à la biennale d’architecture de Venise en 2018, présenté par l’agence Encore heureux, où des projets d’occupation transitoire, dont les Grands voisins, le 6B à Saint-Denis ou encore l’hôtel Pasteur à Rennes, ne sont pas seulement qualifiés de « lieux innovants » mais, bien au-delà, de « lieux infinis ».

Les Grands voisins

« Les Grands voisins » est le nom de l’occupation temporaire du site de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul (4 ha) avant son évolution en projet d’écoquartier. Initié au départ pour permettre l’hébergement d’urgence, le projet s’est progressivement enrichi d’autres fonctions. Sa mixité en termes de programmation, son jeu d’acteurs et son rayonnement en font un exemple d’occupation transitoire particulièrement abouti.

À partir de 2011, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a progressivement déplacé certains de ses services hors de Saint-Vincent-de-Paul et les bâtiments vacants ont été confiés à l’association Aurore, spécialisée dans la lutte contre l’exclusion, pour y créer des centres d’hébergement d’urgence. En 2014, l’hôpital cesse définitivement son activité.

L’association Aurore et la ville de Paris se sont accordées sur la nécessité d’occuper au mieux le site en y développant à la fois des activités d’insertion, la diversité des usages et l’ouverture à tous, et ont fait appel aux compétences de nouveaux partenaires. Ils ont confié à l’association Plateau urbain, spécialisée dans le montage d’occupations temporaires de locaux vacants et la mise en relation entre gestionnaires et porteurs de projets, le soin de coordonner la remise en état des bâtiments et la mobilisation de porteurs de projets pour occuper les locaux. L’association Yes we camp a eu la charge la conception, l’aménagement et la gestion des espaces extérieur, la mise en place et l’animation de temps de partage et de convivialité

L’association Aurore, appuyée par Plateau urbain, a défini un prix unique pour tous les espaces de travail mis à disposition. Ce montant a permis d’équilibrer les dépenses engagées par l’association pour le projet d’ici au départ du site. Il correspond environ à la moitié des prix constatés pour des bureaux dans le quartier. L’objectif était de permettre au plus grand nombre de structures de rejoindre le projet, en particulier celles disposant de peu de moyens : entreprises en création, artisans, artistes et acteurs de l’économie sociale et solidaire.

Le choix des structures résidentes a été fait selon plusieurs critères. Le besoin réel de locaux et la capacité à assurer la contribution financière au projet ont été pris en compte, mais également l’apport à la diversité des activités sur le site, et la volonté des candidats à s’intégrer dans le projet des Grands voisins, en proposant par exemple des activités avec les résidents du site.

Pendant la durée de la première étape d’occupation temporaire, de la fin 2014 à la fin 2017, le site accueillait 175 associations et entreprises résidentes, et 600 personnes étaient hébergées sur le site.

1. «La ville autrement – Initiatives citoyennes, urbanisme temporaire, innovations publiques, plateformes numériques», Apur.org juill. 2017
2. Yes we camp est une association qui met en place, depuis 2013, des processus d’aménagement d’espaces définis en micro-territoires ouverts, créatifs, etc., selon le contexte.

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