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Tribunes

Reconquérir le pays réel

Le 18 février 2022

Territoire soumis à de nombreux risques (climatique, social, évolution institutionnelle et statutaire, crise sanitaire...) et théâtre d'une crise de confiance majeure entre les habitants et leurs élus, la Guadeloupe, région-département, ne pourra s'en sortir qu'en modernisant son action publique et en remettant l’usager-citoyen au centre de sa transformation publique.

 

 

Depuis le vote de la loi du 19 mars 1946 sur la départementalisation, les tenants des thèses autonomistes et assimilationnistes ont enfermé le débat essentiellement dans le champ politique. De fait, il n’existe aucune évaluation chiffrée sur les incidences du transfert des compétences de l’État aux collectivités locales. Quel est l’impact des charges transférées au département pour la gestion des collèges depuis 1981 ? La question se pose dans les mêmes termes s’agissant du transfert des lycées aux régions. Pour les communes, la remise aux normes parasismiques des écoles représente un coût pharaonique1.

Sur un territoire soumis à de nombreux risques majeurs, cela a pour conséquence d’imposer aux assemblées locales de participer aux différents plans de financement. Elles contribuent au plan d’urgence de l’eau, à la construction d’usines de traitement de déchets ou encore, à la réhabilitation des équipements culturels et sportifs. Cet interventionnisme restreint leur capacité d’action dans leurs domaines dédiés (développement économique, action sociale).

Elles interviennent ainsi en faisant abstraction du contexte social et de l’environnement contraint, des dotations de l’État en diminution, des transferts des charges qui ne sont pas assurés et de l’inflation des normes (techniques, environnementales) qui font exploser le coût des projets ; à l’instar des contraintes imposées dans le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) et dans le logement. Il est par la suite aisé pour les services déconcentrés (Direction de l’Alimentation, de l’Agriculture et des Forêts, DAAF ; Direction de l'environnement, de l'Aménagement et du Logement, DEAL) et des organismes de contrôle, comme la Chambre Régionale des Comptes (CRC) de mettre en exergue le retard pris dans la gestion des politiques publiques et d’accuser les collectivités locales d’inertie, voire d’incompétence.

Ainsi, les assemblées locales supportent seules le coût réel des transferts de compétences imposés par la décentralisation.

De la complexité législative....

Depuis 1946, de trop nombreux textes se sont succédés créant parfois un sentiment d’incertitude juridique sur le droit applicable. C’est notamment le cas des grandes lois Deferre (1981/82), puis les différents actes de la décentralisation, la loi d’administration territoriale de la République (ATR) du 6 février 1992. Plus récemment, les lois du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles, dite loi MAPTAM et la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRE) sont venues compléter ce tableau. De manière concrète, s’est progressivement créé, un véritable “maquis“ qui rend difficile une application concrète du droit.

Ces critiques liées à l’inflation normative sont assez récurrentes, mais l’impact de ces actes sur l’animation du territoire est beaucoup plus profond dans un département région d’outre-mer (DROM). “Il n’était pas rare de voir un texte rendu applicable plusieurs fois successivement, de même, a-t-on pu voir des textes inapplicables appliqués.

1 607,9 millions d’euros, alors même que le budget inscrit dans la loi Barnier est de 263,5 M d’euros. Soit 43% du coût total.

Supracommunalité versus Intercommunalité

Dans une décentralisation très approfondie, comme nous y invite la loi MAPTAM, il est possible d’exercer davantage de responsabilités et de moderniser l’action publique par un exercice plus dynamique et cohérent des compétences.

Concrètement, cela revient à transformer la coopération locale existante. D’une part, en confortant la coopération horizontale entre les communes et les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), en repensant l’intercommunalité qui s’est parfois davantage transformée en supracommunalité. D’autre part, en agissant sur la coopération verticale qui suppose une interaction dans l’exercice des compétences entre les différentes strates (communes, EPCI, département, région).

La démarche s’inscrit dans le cadre de l’identité législative fixée par la Constitution. L’évolution de la doctrine, les différentes révisions et les textes législatifs aujourd’hui en vigueur autorisent une lecture plus audacieuse de la loi. Ainsi, ce cadre rénové permettrait d’optimiser le transfert des compétences aux collectivités locales, et des dérogations aux règles de droit commun. L’ensemble de ces mesures constituerait une nouvelle étape du développement économique et social. Elles seraient également de nature à renforcer l’affirmation de l’identité propre du territoire. Celui-ci est soumis à un “devoir d’innovation“.

Seules des solutions réellement novatrices, pouvant parfois paraître audacieuses, sont en mesure de répondre à l’ampleur des difficultés.

La loi différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification dite loi 3DS, promeut un droit à la différenciation. S’il ne provoque aucun “big-bang territorial", il contribue à faire en sorte que les régions puissent innover au sein de chaque territoire. En réalité, et parce que la doctrine a beaucoup évolué sur le sujet, la coexistence de plusieurs droits d’application territoriale n’est pas nécessairement incompatible avec un État unitaire.

Au-delà de considérations juridiques, il convient de s’interroger aussi sur l’exercice du pouvoir et la gouvernance locale.

Tant que les élus n’auront pas su démontrer leur capacité à agir, à gérer dans la rigueur la plus absolue, à établir des rapports plus fluides avec l’État, ils demeureront inaudibles aux yeux de la population. La technostructure des institutions devra disposer des mêmes qualités, mais aussi produire des outils innovants et ingénieux à l’épreuve des réalités managériales.

Cela suppose d’intervenir en amont du vote de la loi, d’influencer le législateur et de saisir les commissions des lois pour faire adopter des amendements ; à l’instar du travail collaboratif mené avec succès par les parlementaires, leurs collaborateurs, les universitaires et les associations citoyennes pour préserver les intérêts de la pharmacopée locale lors du vote de la loi sur la biodiversité. Une démarche similaire résultant d’une forte implication citoyenne, a abouti à la concrétisation du projet du cyclotron, qui permet de lutter contre les différentes formes de cancers.

Ces succès sont le fruit d’une approche pragmatique, participative, moderne et le résultat de l’intelligence collective.

Il faut donc plus de transparence, plus d’implication de nos concitoyens, afin que chacun assume pleinement ses responsabilités. Les guadeloupéens doivent également prendre en compte les réels enjeux, connaître les contraintes réglementaires et juridiques qui s’imposent aux responsables politiques. Ces derniers peuvent, il faut l’admettre être injustement attaqués, car pris entre le marteau de l’identité législative et l’enclume de la demande sociale sans cesse croissante.

Certains sujets de société peuvent être complexes. Sur le plan économique, par exemple, il est important pour un guadeloupéen de bien comprendre l’incidence des marges bénéficiaires des entreprises afin de ne pas établir un rapport erroné entre l’octroi de mer et la vie chère. Autre sujet d’actualité : le prix des carburants. Le citoyen doit être informé de l’impact de la baisse de la taxe sur les carburants (TSC) sur les ressources des collectivités, notamment de la Région en charge de la relance économique. Un effet qui n’est pas sans conséquence sur les politiques publiques conduites par les communes et les EPCI (reconstruction des écoles, des stades, réfection des routes, recyclage des déchets).

Moderniser les relations entre élus et organisations syndicales

Enfin, comment ne pas aborder la question sensible, de la maîtrise des coûts de fonctionnement, notamment, du niveau des charges du personnel des communes qui s’élèvent en moyenne à plus de 70% ? Une gestion moderne des ressources humaines (parité, inclusion des personnes en situation de handicap, forte expertise) est-elle compatible avec certaines revendications syndicales comme “le remplacement des départs à la retraite et la titularisation massive au sein des collectivités publiques” ? Ne faudrait-il pas également s’interroger sur les incidences de l’application stricte des régimes indemnitaires votés par l’Assemblée nationale sur des collectivités fortement endettées ?

Une société égalitaire ne peut garantir l’emploi et la sur-rémunération pour quelques-uns et produire du chômage de masse pour les autres.

Si, le système n’est pas réformé en profondeur, en aucun cas, une collectivité ne sera en mesure d’accompagner la commande publique des très petites entreprises (TPE), de relancer l’économie et la croissance. Ces questions convoquent la double responsabilité des élus et des syndicats qui doivent élaborer conjointement un programme de gestion prévisionnelle des emplois et des carrières (GPEC).

Un des objectifs à atteindre est donc la modernisation de l’action publique

Des mesures pragmatiques peuvent y contribuer, comme la mise en place des contrats de convergence territoriaux (CCT), pour conforter le caractère opposable des grands schémas supra (schéma d’aménagement régional, SAR ; schéma de mise en valeur de la mer, SMVM, schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation SRDEII) et assurer la soutenabilité budgétaire. La reconnaissance de la conférence territoriale de l’action publique (CTAP) comme lieu de “convergence” et de mise en œuvre concertée des politiques publiques stratégiques pourrait également répondre à l’objectif d’une action publique renouvelée. Enfin, la réforme du congrès des élus départementaux et régionaux participerait à la transformation de cette instance en un “parlement local”.

La première résolution du XVIème congrès des élus départementaux et régionaux, qui s'est tenu le 13 décembre 2019, comporte dans son article 1 l’alinéa qui « demande au gouvernement de réviser la constitution afin de doter la Guadeloupe d’une loi organique pour tenir compte de la situation spécifique et singulière, tant au niveau de la responsabilité politique dans l’exercice de ses compétences que de l’organisation administrative et territoriale, notamment dans le domaine de la politique publique de l’emploi, du développement économique et humain, de la fiscalité, de l’urbanisme, de l’environnement ».

A l’unanimité, le Congrès a exprimé le souhait, en cas de révision constitutionnelle, d’une « différenciation » accentuée en Guadeloupe. En effet, relevant de l’article 73 de la Constitution, la Guadeloupe a déjà une reconnaissance de ses différences et la possibilité d’adapter à sa situation particulière les dispositifs décidés pour les collectivités territoriales de droit commun.

Une approche concertée des politiques publiques par les deux assemblées majeures est incontournable dans le renouveau du débat politique. Par ailleurs, la proposition de “congrès revisité”, véritable “parlement local”, compterait également la participation du maire, élu de proximité par excellence, qui aurait une pleine et entière légitimité, aux côtés des présidents d’EPCI et des exécutifs des assemblées locales.

Cette rationalisation du fonctionnement des collectivités territoriales et des institutions publiques est nécessaire mais s’avère insuffisante dans un contexte de forte défiance à l’égard des élus.

Mettre l’usager-citoyen au centre de la transformation de l’action publique locale

Ouvrir la voie de la responsabilité, c’est aussi et surtout permettre aux citoyens de participer pleinement à l’élaboration des choix institutionnels et aux options de développement économique et social qui les concernent. En effet, la méfiance vis-à-vis de l’État, des institutions, des médias traditionnels, ne cesse de s’aggraver. Dans l’Hexagone par exemple, de nombreux élus, notamment les maires ont refusé de briguer un nouveau mandat aux élections municipales de 2020.

En Guadeloupe, la forte abstention des dernières échéances électorales est un baromètre fiable du niveau de défiance des citoyens. De plus, des associations de citoyens d’usagers de l’eau, de la protection de l’environnement, de défense des contribuables fleurissent au sein du paysage local. Celles-ci exigent désormais de coproduire les stratégies de politiques publiques mises en place par les collectivités locales. Elles souhaitent même dans certains cas participer à l’élaboration des normes édictées ; sans toutefois en préciser le mode opératoire.

Ainsi, la crise de confiance conduit à imaginer que la Guadeloupe, région-département, devienne un cadre de forte coopération locale voire un laboratoire d’expériences décentralisées dans lequel la participation citoyenne aurait un rôle à part entière. Cela constituerait une véritable opportunité de réconcilier la population avec les enjeux politiques.

Cette solution semble à ce stade être la seule qui permette aux collectivités locales de trouver leur place et de maintenir leur légitimité populaire. Nombreuses sont les initiatives d’implication citoyenne qui ont vu le jour : du grand projet de société lancé en 2008 par le président du conseil départemental Jacques Gillot, aux Etats généraux de l’outre-mer (EGOM) mis en place suite aux événements sociaux de 2009 par le président de la République Nicolas Sarkozy ou encore les forums citoyens qui ont précédé le 16ème congrès des élus départementaux et régionaux en 2020. Ces différentes initiatives sont louables mais restent perfectibles.

Il convient alors de s'enrichir de ces expériences, d’aller plus loin, pour proposer au citoyen “un nouveau contrat social " associant concrètement les usagers à la co-production des politiques publiques. C’est un des moyens à la disposition des institutions publiques pour parvenir à regagner la confiance de la population et renouer le fil du dialogue.

D’autres outils existent et leur utilisation doit être optimisée tels que le référendum d’initiative citoyenne (RIC) et le tirage au sort de citoyens pour composer les conseils consultatifs des assemblées régionales et autres institutions. L’exemple de la convention citoyenne pour le climat qui est une assemblée de citoyens constituée en 2019 par le conseil économique, social et environnemental sur demande du Premier Ministre traduit par ailleurs cette volonté démocratique et populaire.

La crise est une chance

Cette période de crises est une chance parce qu’elle nous met face au défi majeur de la transformation de l’action publique locale et nous encourage à prendre la voie de la responsabilité. Bien évidemment, les interactions qui existent entre le régime juridique et l’efficacité des politiques publiques ne peuvent être niées. Reste que, le cadre statutaire ne saurait être le seul élément d’appréciation. C’est un fait que nous observons. Et, l’actualité nous l’enseigne. Bien qu’ils relèvent de cadres juridiques distincts (collectivité à statut particulier, collectivité unique, territoire d’outre-mer doté de l’autonomie interne, département-région d’outre-mer), les territoires situés hors de la France hexagonale (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte, Nouvelle-Calédonie, Polynésie, Saint- Martin) traversent une crise similaire.

Le « débat » sur l’autonomie relancé par le ministre des outre-mer Sébastien Lecornu, en visite en Guadeloupe et en Martinique en novembre 2021, ne trouve pas d’écho favorable, parce qu’il ne correspond pas aux attentes immédiates de la population. Les revendications syndicales ne portent pas sur le changement statutaire ou institutionnel, même si, cette question ne manquera pas de rejaillir tôt ou tard dans l’espace public.

Pour l’heure, la question de l’évolution institutionnelle et statutaire semble donc reléguée au second plan et ne pourra en aucun cas être tranchée sans l’assentiment de la population. L’urgence sociale impose de répondre aux attentes des populations, notamment en redonnant espoir à une partie de la jeunesse désœuvrée.

Si, l’élection confère à l’élu(e) la légitimité pour représenter le “pays légal”, il/elle doit obtenir sa confiance pour reconquérir le “pays réel”.

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Par
Teddy Bernadotte

Teddy

Bernadotte

Enseignant et chercheur

Université Toulouse 1 Capitole- Ecole doctorale de Droit et Science politique - Institut Maurice Hauriou

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