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Réinventer notre démocratie avec le jugement majoritaire

Jugement majoritaire
Le 15 septembre 2020

Innovation démocratique majeure, le jugement majoritaire peut être utilisé pour améliorer la représentation. Il consiste à demander aux électeurs d’évaluer le mérite de chaque candidature soumise au vote. Une alternative au scrutin majoritaire défaillant ?

Résumé

Depuis la Révolution française et l’invention de la démocratie représentative, les chercheurs de différentes disciplines ne cessent d’alerter sur les défaillances du scrutin majoritaire. Pourtant, cette méthode de vote continue de dominer les élections en France et dans le monde, malgré les risques qu’elle fait peser sur la démocratie : vote utile, vote blanc, frustration des électeurs et abstention, et des résultats chaotiques.

Cet article commence par expliquer les défaillances du scrutin majoritaire et propose un remède : le jugement majoritaire.

Le jugement majoritaire renverse la théorie classique du choix social et les modalités de la décision collective, en demandant aux électeurs d’évaluer le mérite de chaque candidature soumise au vote (à partir d’une échelle commune de mention allant de « Excellent » à « À rejeter »), plutôt que de porter un « choix », parfois forcé, sur l’une d’entre elle.

Le jugement majoritaire est une innovation démocratique majeure, issue d’une recherche scientifique rigoureuse2. Il peut être utilisé pour améliorer tout type de scrutin et de décision collective, du référendum aux élections politiques, à l’échelle locale comme nationale.

Un candidat votant pour Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 le fait-il par adhésion ? Par vote utile ? Par rejet d’un autre candidat ? Les voix pour Emmanuel Macron sont additionnées alors qu’elles n’ont potentiellement pas le même sens.

Défaillances du scrutin majoritaire

Les défauts apparents de nos méthodes d’élection sont pointés du doigt depuis longtemps. Au début du xxe siècle, le journaliste et conseiller politique libéral américain Walter Lipmann les formulait en ces termes3 : « Qu’est-ce qu’une élection ? Nous l’appelons une expression de la volonté populaire. Mais l’est-elle ? Nous entrons dans un isoloir et mettons une croix sur un morceau de papier pour un ou plusieurs noms. Avons-nous exprimé nos opinions ? Sans doute nous avons plusieurs opinions sur ceci et cela avec bien des mais, des si, et des ou. Une croix sur un morceau de papier ne les exprime certainement pas. Dire qu’un vote est l’expression de nos opinions est une fiction vide. »

La méthode de vote la plus utilisée à travers le monde est le scrutin majoritaire uninominal. Lors d’une élection à deux tours, le scrutin majoritaire demande au premier tour aux électeurs de voter en accordant leur voix à un – seul – candidat ou de s’abstenir. Les voix des électeurs sont ensuite additionnées. Le candidat qui obtient plus de 50 % des suffrages exprimés remporte l’élection.

Autrement, un second tour est organisé entre les deux meilleurs candidats. Le scrutin majoritaire semble simple, démocratique et à même d’exprimer la volonté des électeurs. Un examen pointilleux révèle pourtant de sérieux défauts.

Premièrement, le scrutin majoritaire mesure mal les opinions des électeurs. De ce fait, il ne peut pas les traduire fidèlement.

Le scrutin majoritaire ne permet pas aux électeurs de s’exprimer. Bien que les électeurs aient une opinion, bonne ou mauvaise, sur toutes les candidatures, ils sont cantonnés, souvent enfermés, dans le soutien à une seule. Ayant voté pour un candidat, l’électeur ne révèle rien de ce qu’il pense des autres, et pas plus de ce qu’il pense de celle ou celui pour qui il a voté. Ce faisant, le scrutin majoritaire additionne des voix qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Un candidat votant pour Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 le fait-il par adhésion ? Par vote utile ? Par rejet d’un autre candidat ? Les voix pour Emmanuel Macron sont additionnées alors qu’elles n’ont potentiellement pas le même sens. L’addition de ces voix revient à dire qu’une pomme + un cheval = deux.

Le scrutin majoritaire réduit aussi la légitimité d’un candidat au nombre de gens qui ont voté « pour » lui, sans tenir compte des opinions qui potentiellement le rejettent ou qui y sont indifférentes. Or, il est tout aussi important de mesurer l’adhésion en faveur d’un candidat que le rejet qu’il peut susciter pour établir sa légitimité. Par exemple, le Rassemblement national (RN) finit régulièrement premier (comme lors des élections européennes de 2019) ou deuxième (élection présidentielle de 2017) des élections car il obtient 25 % d’adhésion. Pourtant, il est fortement rejeté (par plus de 50 % des électeurs jusqu’à présent). Est-ce normal, dans ces conditions, qu’il finisse premier ou deuxième du classement global ? A contrario, les Verts, qui défendent des idées assez majoritaires chez les Français, sont régulièrement placés bas dans le classement (3,8 % des voix aux présidentielles de 1988, 3,3 % en 1995, 5,2 % en 2002, 1,6 en 2007, 2,3 % en 2012), car ils sont rarement le premier mais le second choix parmi tous les autres candidats.

Le résultat du scrutin majoritaire est chaotique car il admet le paradoxe d’Arrow. La multiplication de « petites » candidatures, qui n’ont aucune chance de l’emporter, peut changer le résultat d’une élection.

Deuxièmement, le scrutin majoritaire place l’électeur devant un choix stratégique absurde, souvent regretté : doit-il voter honnêtement pour son favori même si celui-ci n’a aucune chance de gagner ? Protester en votant extrême ou en s’abstenant ? S’il n’adhère à aucune candidature où s’il hésite entre plusieurs, doit-il voter « utile », « contre », « par défaut », « blanc » ? L’élection présidentielle de 2017 illustre bien ce dysfonctionnement et la frustration des électeurs qui en découle (vote blanc, vote utile, abstention). Alors que le nombre de suffrages au second tour d’une élection présidentielle en France a toujours dépassé celui du premier tour, en 2017, il a diminué de 1,5 million entre les deux tours. Pire, il y a eut 4 millions de bulletins blancs ou nuls au second tour car beaucoup d’électeurs ne voulaient pas que leur vote de barrage au RN soit interprété comme une adhésion à Emmanuel Macron.

Troisièmement, le résultat du scrutin majoritaire est chaotique car il admet le paradoxe d’Arrow. La multiplication de « petites » candidatures, qui n’ont aucune chance de l’emporter, peut changer le résultat d’une élection. Un exemple bien connu de paradoxe d’Arrow est celui de l’élection présidentielle de 2002. Lionel Jospin fut éliminé au premier tour avec 16,2 % des voix, devancé de peu par Jean-Marie Le Pen (16,9 %), car il devait faire face à la concurrence de six autres « petites candidatures » du même courant politique que lui. Sans la candidature de Christiane Taubira (2,3 %) ou de Jean-Pierre Chevènement (5,3 %), Lionel Jospin aurait probablement été qualifié pour le second tour. À l’inverse, si Charles Pasqua s’était présenté (il avait obtenu les 500 signatures nécessaires), le second tour aurait pu voir s’affronter Jean-Marie Le Pen et Lionel Jospin ! Il n’y a aucune justification rationnelle à ce que le résultat de l’élection change, alors même que l’opinion des électeurs sur les candidats ne varie pas ou peu, parce que de petites candidatures s’accumulent.

Les paradoxes du vote

Les défaillances du scrutin majoritaire sont connues depuis la Révolution française grâce aux travaux pionniers de deux mathématiciens français, le chevalier de Borda et le marquis de Condorcet. L’exemple célèbre où trois candidats A, B, et C sont en lice, présenté à l’Académie des sciences par Borda en 1784 (traduit en pourcentage), le démontre :

Au premier tour, avec 39 % des voix, A devance B (32 %) et C (29 %). Au second tour, B gagne contre A avec 61 % des voix. Cependant, C est préféré à A par 61 % de l’électorat et à B par 63 %. C’est le paradoxe d’Arrow : si le perdant A n’était pas candidat, alors C aurait battu B. 

Borda et Condorcet en concluent que voter pour un seul candidat parmi plusieurs ne suffit pas à mesurer les opinions des électeurs. Il faut demander plus d’information. Ils proposèrent de demander aux électeurs leurs ordres de préférences comme dans l’exemple de Borda. Ces ordres permettraient, par exemple, de vérifier si un candidat peut gagner à la majorité face à tout autre candidat (C dans l’exemple précédent). Ce candidat est appelé le « gagnant de Condorcet ». Divers sondages suggèrent que Bayrou était le gagnant de Condorcet en 2007, pourtant il a échoué à accéder au second tour, comme dans l’exemple de Borda.

Divers sondages suggèrent que Bayrou était le gagnant de Condorcet en 2007, pourtant il a échoué à accéder au second tour.

Malheureusement, dans certaines élections, il n’y a pas de gagnant de Condorcet. Un exemple l’illustre :

Dans ce cas, A écrase C (71 %), C gagne contre B (63 %) et B bat A (61 %). Aucun gagnant. C’est le fameux paradoxe de Condorcet.

Un siècle et demi plus tard, Kenneth Arrow, qui ignorait les travaux de nos académiciens français, a formulé le problème comme suit : existe t-il une méthode de vote basée sur les ordres de préférences, qui à la fois identifie toujours un gagnant – c’est-à-dire, évite le paradoxe de Condorcet –, où l’élu ne dépend pas de la présence ou de l’absence de candidats mineurs – c’est-à-dire, exclut le paradoxe d’Arrow – et qui assure l’égalité des électeurs devant le suffrage.

La réponse de Kenneth Arrow se traduit dans un théorème d’impossibilité qui lui a valu le prix Nobel d’économie : il n’existe pas de méthode de vote permettant de traduire fidèlement des préférences individuelles librement exprimées en une préférence collective cohérente. Cette affirmation reste vraie si l’on prend le parti d’additionner les voix des électeurs sans qu’il soit possible de les comparer entre elles, ni d’en mesurer l’intensité comme le fait le scrutin majoritaire. Elle ne l’est plus si l’on fait voter les électeurs avec le jugement majoritaire.

Le jugement majoritaire

Au lieu de forcer l’électeur à choisir un candidat –le scrutin majoritaire – où à classer tous les candidats du meilleur au pire – Arrow, Borda et Condorcet –, le jugement majoritaire repose sur un principe simple et intuitif. L’électeur vote en évaluant chaque candidat à partir d’une échelle commune de mentions (par exemple, « Très bien », « Bien », « « Passable, « Insuffisant », « À rejeter »). La candidature retenue est celle jugée la plus méritante par la majorité de l’électorat (celle qui obtient la meilleure mention « majoritaire »).

Les atouts du jugement majoritaire

Le jugement majoritaire corrige les défauts du scrutin majoritaire :

  • les électeurs peuvent s’exprimer pleinement en évaluant tous les candidats/projets. Si votre candidat/projet favori n’est pas majoritaire, vos mentions sur les autres candidats/projets continuent d’influer le classement des candidats/projets restants ;
  • il n’y a plus de vote « utile » puisque l’on peut juger positivement plusieurs candidats ;
  • il n’y a plus de vote blanc ou de vote « par défaut » parce qu’il est possible de juger négativement tous les candidats ;
  • un seul tour d’élection suffit (cela favorise une meilleure mobilisation et c’est plus économique pour le contribuable) ;
  • le pouvoir revient aux électeurs : si tous les candidats sont jugés « Insuffisant » ou « À rejeter », une nouvelle élection avec d’autres candidats pourrait être organisée ;
  • le jugement majoritaire ne produit pas « juste » un gagnant : la légitimité de tous les candidats dans l’opinion est précisément mesurée ;
  • le jugement majoritaire évite que le résultat de l’élection change en fonction du nombre de candidats, et notamment la multiplication des « petites candidatures » : ajouter ou retirer un candidat mineur ne change pas le gagnant de l’élection ;
  • la possibilité de s’exprimer sur chaque candidat/projet facilite le consensus, là où les systèmes traditionnels éliminent trop rapidement les seconds choix des votants, souvent plus consensuels ;
  • par sa construction mathématique subtile, le scrutin au jugement majoritaire est très difficile à manipuler : des blocs d’électeurs qui tricheraient sur leur classement en donnant des opinions disproportionnées et tronquées ne peuvent avoir qu’une influence limitée sur les résultats.

En 2017, si le jugement majoritaire avait été utilisé, les électeurs de gauche n’auraient pas été tiraillés entre Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon, et Alain Juppé aurait pu se présenter sans diminuer les chances de François Fillon.

Le jugement majoritaire fonctionne quel que soit le nombre de candidats. En récupérant l’opinion de tous les électeurs sur tous les candidats, le jugement majoritaire mesure avec précision le mérite de chaque candidat et traduit fidèlement le souhait de l’électorat. Il garantit l’élection du candidat jugé le plus méritant par une majorité de l’électorat et évite les « accidents » démocratiques où le candidat élu par le truchement du scrutin majoritaire à deux tours n’est pas, en réalité, soutenu par une majorité.

Le jugement majoritaire arrive à contourner les paradoxes de l’élection pointés par la science depuis des siècles car il est basé sur un autre modèle, une idée très simple mais puissante : pour agréger des souhaits contradictoires, il faut un « thermomètre » pour les mesurer, un langage commun, une échelle de mentions. À bien réfléchir, cette idée n’a rien de nouveau, ; on l’utilise pour classer les restaurants, les hôtels, les étudiants ou encore les vins.

L’importance de la méthode de vote est d’autant plus cruciale que le mode de scrutin utilisé peut radicalement changer le résultat d’une élection et donc le cours de l’histoire. Avec le jugement majoritaire, les résultats des dernières élections présidentielles françaises n’auraient probablement pas été les mêmes. En 2002, Lionel Jospin aurait pu gagner avec le jugement majoritaire puisque les candidatures de Christiane Taubira et Jean-Pierre Chevènement n’aurait pas eu d’impact sur son évaluation par les électeurs et qu’il était donné gagnant par les sondages face à Jacques Chirac au second tour. En 2007, une expérimentation lors de l’élection présidentielle dans la ville d’Orsay4 suggère que François Bayrou aurait gagné avec le jugement majoritaire. Ceci parait cohérent avec tous les sondages de l’époque, qui le donnaient gagnant face à Ségolène Royal comme face à Nicolas Sarkozy au second tour. Enfin, en 2017, si le jugement majoritaire avait été utilisé, les électeurs de gauche n’auraient pas été tiraillés entre Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon, et Alain Juppé aurait pu se présenter sans diminuer les chances de François Fillon.

L’exemple des élections américaines de 2016

Pour comprendre comment le jugement majoritaire peut changer nos démocraties, examinons ses résultats lors des élections américaines de 2016, pour lesquelles nous avons la chance de disposer de sondages dont la méthode est équivalente à celle du jugement majoritaire. Lors des primaires présidentielles de 2016 aux États-Unis, le Pew Research Center a demandé à plusieurs reprises à 1 787 électeurs représentatifs de répondre à la question suivante : peu importe qui vous soutenez actuellement, pour chacun des noms suivants, pensez-vous qu’il/elle serait un excellent, bon, moyen, mauvais ou terrible président ? Les résultats du 17-27 mars 2016 sont exposés dans le tableau suivant :

TABLEAU 1 : CLASSEMENT DES CANDIDATS AU JUGEMENT MAJORITAIRE, PEW RESEARCH CENTER, SONDAGE SUR 1 787 ÉLECTEURS, 17-27 MARS 2016

Pour déterminer le classement, on commence par calculer la mention majoritaire de chaque candidat. En prenant John Kasich comme exemple, 5 % jugeaient qu’il serait un « Excellent » président, 5 + 28 = 33 % qu’il serait « Bien » ou mieux, et 33 + 39 = 72 % (une majorité) qu’il serait « Passable » ou mieux. Sa mention majoritaire est « Passable ». Un calcul similaire montre que la mention majoritaire de Hillary Clinton, Bernie Sanders et Ted Cruz est également « Passable » et que la mention majoritaire de Donald Trump est « Insuffisant ».

Pour départager ceux ayant une même mention majoritaire « Passable », calculons la « jauge » de chacun. Dans le cas de John Kasich, 5 + 28 = 33 % l’ont évalué mieux que « Passable » et 13 + 7 + 9 = 29 % l’ont jugé pire que « Passable ». Comme la plus grande part est du côté positive (33> 29), la jauge de John Kasich est donc + 33 %. La jauge de Bernie Sanders est - 39 %, de Ted Cruz – 40 % et de Hillary Clinton – 47 %.

Le tableau montre des résultats qui diffèrent radicalement de ceux obtenus avec le scrutin majoritaire. Nous avons désormais une image précise de l’opinion de tous les électeurs sur chaque candidat. Hilary Clinton et Donald Trump sont les moins bien évalués parmi les candidats en lice et finissent respectivement 4e et 5e du classement. Pourtant, ce sont les deux candidats finalistes qui ont été présentés au suffrage des élections américaines. Le processus des primaires américaines (qui se déroule au scrutin majoritaire à un tour) a échoué. Il a désigné les deux « pires » candidats de chaque parti – Hillary Clinton et Donald Trump.

Le processus des primaires américaines (qui se déroule au scrutin majoritaire à un tour) a échoué. Il a désigné les deux « pires » candidats de chaque parti – Hillary Clinton et Donald Trump.

Les applications du jugement majoritaire

Le jugement majoritaire s’applique à tout type de votation collective, qu’il s’agisse d’élire un candidat, de retenir une ou plusieurs idées lors d’un atelier collaboratif, de choisir entre plusieurs projets, ou encore de classer les vins. Popularisé en France par l’association Mieux Voter5, le jugement majoritaire est d’ores et déjà utilisé par plusieurs partis politiques, dont la République en marche (LREM)6, de nombreuses associations, écoles, entreprises ou particuliers. L’organisation d’élections au jugement majoritaire est à la portée de tous via une application en ligne consacrée7. Nous nous attarderons sur deux applications du jugement majoritaire utiles aux décideurs publics : le référendum et les budgets participatifs des collectivités territoriales.

Le jugement majoritaire appliqué au référendum : le préférendum

La création d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC) a émergé comme une revendication phare des Gilets jaunes. Passionnément commenté dans le débat public, le RIC dérange et ravive la tension intrinsèque entre la démocratie représentative et la démocratie directe. Nombreux sont ceux qui alertent sur les risques de dérive autoritaire d’un instrument de consultation populaire hautement manipulable et otage de l’affect des « foules ». Les reproches faits au référendum sont en partie fondés. Sa logique binaire, « oui » ou « non », peut engendrer une polarisation excessive et nocive de l’électorat. À l’heure des fake news et des réseaux sociaux, elle rend aussi les campagnes référendaires plus vulnérables vis-à-vis des manipulations massives. S’il reste dans une logique binaire et qu’il n’est pas encadré dans sa pratique et dans son objet, il se pourrait bien que le référendum ne soit pas l’outil miracle pour refonder la démocratie.

En l’occurrence, le référendum pourrait prendre une tout autre tournure et devenir un outil de pacification et de construction du consensus s’il était pratiqué avec le jugement majoritaire. Plus question de logique binaire et réductrice, il s’agirait d’évaluer un ensemble d’options alternatives soumises au referendum, à l’aide des mentions prévues par le jugement majoritaire. La délibération en amont du référendum en serait profondément transformée et moins sujette aux phénomènes de polarisation excessive de l’opinion et de manipulation. La votation référendaire donnerait une image claire de l’état de l’opinion sur une question donnée, dans toute sa nuance. Par exemple, plutôt que de demander à la population si elle est « pour » ou « contre » une taxe sur les carburants comme dans un référendum classique, le jugement majoritaire appliqué au référendum pourrait consister à demander d’exprimer son opinion sur plusieurs manières de taxer le carburant et l’énergie, qu’elle devrait chacune évaluer : que pensez-vous d’une taxe sur le carburant des seules voitures ? D’une taxe sur le kérosène des avions ? D’une redistribution intégrale des recettes aux ménages ou investissement dans la transition écologique ? etc. Avec le jugement majoritaire, le référendum se transforme en « préférendum ».

Prenons l’exemple du referendum organisé sur le Brexit en 2016. Si une chose est claire sur les trois dernières années de vie politique britannique, c’est que les partisans du « leave » qui ont fait campagne pour le Brexit n’étaient pas tous d’accord sur ce que signifierait réellement le Brexit. Pour caricaturer, nous dirons que certains étaient favorables à un Brexit « dur », et que d’autres étaient favorables à un Brexit « soft », ce qui s’est confirmé par la suite. Cela a rendu le système de vote binaire oui/non du référendum de juin 2016 particulièrement inapproprié et délétère, car il comptabilisait tous les votes en faveur du Brexit comme s’ils étaient identiques alors qu’ils avaient des significations différentes. Les électeurs comprenaient le Brexit de différentes manières. Ce malentendu a entrainé deux ans de paralysie de la politique britannique. Permettre aux électeurs d’exprimer plus précisément leur avis est déterminant pour la bonne traduction d’une opinion majoritaire. Avec le jugement majoritaire, le référendum du Brexit aurait pu être un préférendum à trois options : « Comment jugez-vous les trois options suivantes pour l’avenir des relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne ? 1/ Le Royaume-Uni reste membre de l’Union européenne, 2/ Le Royaume-Uni sort de l’Union européenne, mais y reste étroitement lié par une union douanière (Brexit « soft »), 3/ Le Royaume-Uni sort de l’Union européenne, sans relation future privilégiée (Brexit « hard »). » 8

À l’échelle locale, le jugement majoritaire peut être mis à profit pour réaliser des consultations citoyennes ou des referendums locaux. Pour l’aménagement du territoire, la possibilité d’utiliser le jugement majoritaire améliorerait le processus de réflexion et de concertation en amont alors que, partout en France, des projets d’aménagements soulèvent des oppositions farouches dont certaines basculent en conflits ouverts et incontrôlables, comme à Notre-Dame-des-Landes et Sivens, à la Montagne d’or en Guyane ou à Europacity dans le Val-d’Oise. Pour ces projets, la possibilité d’un référendum local au jugement majoritaire assurerait que plusieurs alternatives d’aménagement soit présentées aux citoyens, plutôt qu’une question piégeuse : « Pour ou contre Notre-Dame-des-Landes ? »

Le jugement majoritaire appliqué au budget participatif

Les budgets participatifs, d’abord testés par quelques collectivités, se généralisent. En 2014, alors que la ville de Paris lançait la première édition de son budget participatif, la France ne comptait que six projets similaires. Depuis, le nombre de communes engagées dans un budget participatif a presque doublé chaque année. Aujourd’hui, on dénombre 188 budgets participatifs engagés en France (dont 155 en communes, 18 en départements, 3 régionaux et 12 en universités). Les projets financés par le budget participatif se concentrent généralement sur le cadre de vie, l’environnement, l’aménagement du territoire : écoles, biodiversité, espaces publics partagés, espaces culturels, pistes cyclables, etc. Les projets peuvent aussi répondre à une thématique précise (développement durable, écologie urbaine etc.). La démocratie participative, à l’échelle d’une commune, permet de tisser un lien de confiance avec les habitants et d’éclairer la prise de décision. Les élus peuvent plus sereinement mettre en œuvre des politiques publiques qui auront été discutées en amont avec les citoyens, et parfois validées par leur vote.

Le système de vote binaire oui/non du référendum de juin 2016 particulièrement inapproprié et délétère, car il comptabilisait tous les votes en faveur du Brexit comme s’ils étaient identiques alors qu’ils avaient des significations différentes.

Le jugement majoritaire appliqué aux budgets participatifs permet aux citoyens d’évaluer les projets en leur attribuant une mention sur une échelle, plutôt que de pouvoir n’en « choisir » qu’un seul ou quelques-uns. L’électeur peut nuancer son choix, rejeter les projets qui lui déplaisent ou qu’il ne souhaite absolument pas voir mis en œuvre, sans être contraint au vote utile. Pour les élus, le jugement majoritaire permet d’obtenir une photographie précise de l’opinion sur chacun des projets afin de faire l’arbitrage de financement le plus juste et efficace possible. Imaginez qu’un projet du budget participatif recueille 40 % d’opinions favorables au scrutin majoritaire et soit financé par la commune, alors qu’il attire 60 % d’opposition ! Avec le scrutin majoritaire classique, il est impossible de le mesurer.

  1. Rida Laraki a élaboré avec le mathématicien et économiste américain Michel Balinski le système de jugement majoritaire. Michel Balinski s’est notamment illustré pour ses travaux sur les systèmes de vote alternatifs.
  2. Balinski M. et Larakin R., Majority Judgment : Measuring Ranking and Electing, 2011, MIT Press.
  3. Lippmann W., “The task of the Public”, in The Phantom Public, 1925, MacMillan Co. Réedité dans Rossiter C. et Lare J., The Essential Lippmann. A Political Philosphy for Liberal Democracy, 1963, Random House, p. 46.
  4. https://www. cairn.info/revue-commentaire-2007-2-page-413.htm ? contenu = resume#
  5. https://mieuxvoter.fr
  6. https://www.lopinion.fr/edition/politique/en-marche-teste-elections-jugement-majoritaire-mode-scrutin-tres-201884
  7. https://app.mieuxvoter.fr
  8. Laraki R. et Ridel C., « Pas d’issue pour le Brexit ? Le jugement majoritaire peut résoudre le problème », Variance.eu 25 mai 2019.
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