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Terra Forma, chantier de réécriture du terrestre

Le 28 octobre 2020

Cet article propose de décrypter la notion de récit territorial à travers le travail sur les cartographies de Terra Forma1, manuel coécrit avec Frédérique Aït-Touati et Alexandra Arènes. Puisant dans l’imaginaire fantasmagorique de la découverte de nouveaux mondes, le livre nous emmène, à travers la fabrication de nouveaux outils de représentation, à penser la déconstruction-reconstruction de notre regard sur l’autre, sur le vivant, sur les territoires en mutation. La carte est ici pensée comme un outil d’autonomisation et la notation cartographique comme la grammaire d’une nouvelle compréhension et expérience du monde, à partir d’autres voix et vers d’autres lectures et écritures du territoire.

Résumé

Chaque opération d’aménagement écrit l’histoire d’une relation à la « nature » en faisant le récit d’un type de rapport au sol, à l’altérité qui s’y trouve installée et aux ressources à disposition. Elle dessine différentes communautés conditionnées par ces relations et leur propose un mode d’habiter le territoire. À l’heure où les strates géologiques sont en train d’être déchiffrées, alors que les arbres peuplent les discours à défaut des villes, quand succèdent aux « printemps silencieux » 2 des climats urbains irrespirables, partout d’autres voix se font entendre. En profondeur comme en étendue. Les forêts s’animent, par exemple, pour devenir un lieu de pourparlers où se réinvente la relation au reste du vivant. L’écho de ce grondement ricoche sur les franges urbanisées des territoires jusqu’à les faire trembler.

Le projet Terra Forma travaille justement à révéler ces voix. Par l’enquête et par le dessin, ce manuel de cartographies potentielles collecte et associe des signatures territoriales oubliées ou éteintes pour donner à lire autrement nos milieux de vie. Ce travail expérimental à six mains est le résultat d’une expérience collaborative entre deux architectes dédiées au paysage et à la stratégie territoriale et une historienne des sciences et metteure en scène. Réunies autour d’une fascination commune pour la capacité des cartes à déployer des mondes, nous avons ensemble décidé de saisir l’urgence de la crise des représentations d’un monde en plein bouleversement.

Des fictions spatiales aux récits du terrestre

Se réorienter vers le sol

Pour comprendre le rôle que jouent respectivement la fiction et le récit dans Terra Forma, il est intéressant de revenir sur la préhistoire du projet. Au départ, chaque carte était pensée comme une planète représentant un modèle habitable. Le projet proposait ainsi des ersatz de la Terre, des doubles hétérotopiques qui agissaient comme des miroirs thématiques et prenaient racine dans des fictions environnementales. Chacune de ces planètes avait, en effet, sa substance chimique, sa géologie, son fonctionnement, ses habitants. Or, il est progressivement devenu évident que dans cette aventure, nous n’étions ni des astronautes parties explorer des exoplanètes, ni des géoingénieures capables de manipuler le climat, encore moins des personnages de science-fiction échappant à un futur dystopique. Notre équipée devait compter des géologues, des archéologues, des mineurs, des troglodytes, car nous restions terriens, amarrées à un sol. Terra Forma joue ainsi sur la puissance dramatique de cette aspiration à la découverte pour mieux la détourner/retourner. Le livre se déploie suivant le canevas de l’expédition en proposant sept récits comme autant de relectures de la condition terrestre. Dans une « contre-conquête spatiale », il amène finalement le lecteur à faire un mouvement inverse à celui de la science-fiction, en partant de son besoin de créer des mondes pour parler de façon inouïe de la Terre. L’aventure tient alors à la redéfinition de la notion d’espace et à la modification de notre rapport à ce monde en mutation.

L’Anthropocène comme script réinitialisé3

Passer de la condition d’humain démiurgique à terrien parmi les vivants bouleverse notre perception du monde. C’est pourquoi l’« hypothèse Gaïa » 4, avec laquelle Terra Forma entretient une certaine connivence, semble un moyen intéressant de s’acclimater à cette nouvelle condition. La pensée de la Terre comme résultat de l’interaction de l’ensemble des êtres vivants est aussi un angle intéressant pour étudier le paysage. Oiseaux, arbres, germes, roches, champignons, bactéries, etc., elle raconte comment les entités multiples et interdépendantes dans un écosystème se manifestent et interagissent, façonnant ainsi l’environnement physique. Mais ce récit scientifique5 relate, dans le même temps, les phénomènes de contamination, de pollution et de destruction en chaîne. La façon d’appréhender les paysages se transforme ; de l’arrière-plan stable à l’espace-temps caractérisé par des mouvements coïncidents ou divergents, des associations souhaitées ou subies, des conflits magnétiques ou de multiples perturbations aléatoires. Les entités dont nous avions refusé la capacité d’action, en raison de notre cadre de pensée naturaliste, sont en train de transformer avec force « notre » paysage, élargissant ainsi le sens du « notre » à toutes les formes de vie. Voilà peut-être la trame du grand récit6 qui nous cadre désormais. Ainsi la Terre se maintient en équilibre/déséquilibre par ces dynamiques de forces. L’espace devient le résultat des actions des vivants, et non le simple contexte, cadre ou réceptacle de ces actions. L’objectif est alors de penser la Terre comme une scène partagée par les humains et les non-humains, et plus radicalement, comme un espace constamment fabriqué par les vivants. Repeupler les cartes pour déjouer le caractère lissant de la cartographie et révéler l’invisible constituent, dans ce sens, les actions préparatoires à ce projet d’exploration.

Construire des mondes élargis

Vivre parmi les vivants

S’intéresser au vivant revient à étudier et représenter le blanc ou les aplats verts qu’offrent les cartes topographiques. Travailler sur ces zones, c’est faire le constat d’un monde invisibilisé mais c’est surtout s’étonner du caractère « dépeuplé » de nos systèmes de représentations. Or, ce constat contraste fortement avec les nombreuses résurgences du vocabulaire lié au paysage dans les appels d’offres ou les communications autour des projets urbains et de territoire. On assiste paradoxalement à une contamination des discours par cette question du vivant alors qu’il n’existe peu ou pas dans nos représentations du monde, notamment dans le champ de l’aménagement. La conséquence de cette invisibilisation est d’inviter partout à la conquête. Les cartes telles que nous les connaissons disent, en effet, un rapport à l’espace vidé de ses vivants, un espace disponible, que l’on peut capter et occuper. Explorer à nouveau les territoires, c’est donc d’abord tenter de repeupler les cartes, c’est-à-dire rapatrier dans ces systèmes de représentation et dans nos histoires les entités exclues de l’imaginaire géographique. Cela revient à tenter d’habiter un espace peuplé d’autres vivants qui partagent avec nous la Terre et la terra-forment.

Penser et fabriquer de nouvelles lentilles optiques

Si les architectes ont un levier d’action face à l’Anthropocène, c’est par le biais de la représentation. Dans le sens où chaque représentation du monde induit des modalités d’action sur celui-ci. C’est pourquoi l’espace ne peut plus être défini seulement par un système de latitude et longitude qui positionne indifféremment un corps comme un objet inerte dans un vide. Terra Forma propose de repenser la carte à partir des espaces-corps actifs des vivants. Pas d’espace sans corps et pas de corps sans espace. Ce projet raconte donc autant l’exploration des territoires que celle des méthodologies de projet. Refonte des outils de diagnostic et de conception, emprunts à d’autres champs disciplinaires et détournement caractérisent cette expérience. L’objectif étant de développer d’autres modes de faire. Inspirés de la modélisation, outil privilégié de la science contemporaine pour anticiper des futurs possibles (modèle climatique) autant que pour formaliser des idées abstraites (modèle mathématique), chaque outil, ou modèle, est conçu comme une nouvelle focale à travers laquelle est observé puis redessiné un territoire. Grâce à cette nouvelle optique, un sol n’est pas une surface cadastrale constructible. Les territoires ne sont pas des frontières. Le temps n’est pas linéaire. La mémoire n’est pas universelle. À partir de ces différentes « révélations » opérées par l’outil, le lecteur voyage dans la carte comme à bord d’un simulateur et accède ainsi à d’autres versions du monde.

La cartographie est ici une démonstration mais aussi un tremplin pour l’imagination vers un autre monde : représentation alternative du présent et embryon d’un futur possible.

La cartographie potentielle

La carte comme commutateur

La cartographie est ici une démonstration mais aussi un tremplin pour l’imagination vers un autre monde : représentation alternative du présent et embryon d’un futur possible. Chaque carte est, de cette façon, un monde potentiel. Déplacer les problématiques (temps, échelle, espace) du champ de l’aménagement du territoire à la modélisation génère une relecture (renouvelée et renouvelable) de notre planète pour mieux anticiper, s’adapter, voire court-circuiter le futur en marche. Dans ce sens, la carte est utilisée comme un commutateur permettant le passage d’un système à un autre, d’une réalité à l’autre. Comme si le récit territorial ne pouvait se faire que par la multiplication simultanée des points de vue et ne se raconter que « par l’intermédiaire d’une série de focalisations internes partiales et partielles » 7 proposée par une multitude de systèmes perceptifs enchevêtrés et inséparables. Ces points recouvrant le territoire sont appelés « points de vie » 8. Ils agissent comme de nouveaux capteurs qui révèlent des dimensions oubliées de l’espace, laissant apparaître les sous-couches de nos environnements. Penser la profondeur du sol, rendre visible la verticalité du ciel et l’existence d’échanges avec l’atmosphère, réintroduire les cycles du temps par les saisons, emboîter les échelles et faire entrer la vie humaine dans l’incommensurable du temps long. À partir des différentes formes de vie qui occupent un territoire, il s’agit de redessiner de nouvelles positions. La fin du point de vue surplombant, l’atterrissage au niveau du sol, la non-hiérarchisation entre les différentes familles du monde vivant sont autant de postures qui permettent de réinterroger les modes de notation et de captation de l’espace.

La carte comme espace de médiation de ces récits

Envisager les cartes comme des « objets-frontières » 9, c’est penser des artefacts qui permettent de faire cohabiter différentes visions du monde et de faire discuter des acteurs qui n’ont pas toujours une voix ou qui ne sont pas nécessairement mis en relation. Les modèles de Terra Forma permettent dans ce sens de réorganiser les voix reconnues sur un territoire mais ils autorisent aussi l’émergence de récits alternatifs ou parasites, voire la coexistence de contre-récits. La carte permet, en effet, d’entendre des voix. « La forêt est un peuple qui s’insurge, c’est une défense qui s’organise, ce sont des imaginaires qui s’intensifient », peut-on lire dans Être Forêt10. Comme espace de relecture et de réécriture du territoire, ces outils cartographiques offrent une visualisation des différents formats de récits et permettent d’observer la corrélation, la concrescence11 voire la coproduction entre figure spatiale et schéma narratif. Toute exploration cartographique débute par une enquête. Que ce soit par l’observation attentive d’une ligne dont l’on perçoit l’empreinte ou la poursuite du fil d’un récit emmêlé dans la pelote territoriale, il s’agit d’entrer dans un espace-temps inframince qui s’épaissit au fur et à mesure de l’étude. L’exploration est toujours un endroit où se rencontrent différents types d’organismes, d’activités, de représentations et d’imaginaires. Les nouveaux récits que permet la prise en compte de l’agentivité du vivant ouvrent des pistes pour une mutation des modes d’habiter autant que pour les modes de production de l’espace.

Vers la coécriture des récits territoriaux

« Toutes ces histoires qui se bousculent ne peuvent être facilement résumées. Les échelles propres à chacun ne s’imbriquent pas sans heurts et attirent bientôt l’attention sur des géographies brisées et des tempos interrompus. Ces interruptions provoquent de nouvelles histoires. La puissance des histoires en cascade fonde cette science12 écrit Anna Tsing. » Le territoire se dessine, en effet, comme une réserve d’histoires. Un ADN dans lequel une masse inerte d’informations semblerait se trouver sans fonction mais qui en réalité pourrait constituer une réserve mémorielle permettant sa résilience. La ressource d’un territoire ne serait donc plus à extraire du sol par forage mais appréhendable par l’écoute des fragments de récits mis en sourdine. L’objectif étant d’établir les conditions d’une coexistence sur les territoires à travers les cartes qui en sont leur représentation.

Comme nous l’avons vu, la carte propose plusieurs espaces de réécriture du terrestre. D’abord, le modèle cartographique en lui-même, redéfini plus tôt comme lentille optique, offre un nouveau principe de « mondiation » 13. Tandis que la légende permet l’émergence de nouvelles entités actives. Enfin chacune des cartes de Terra Forma, basée sur des problématiques réelles et des données collectées au sein de projets d’aménagement récents, vise à construire des alternatives qui s’explorent au fur et à mesure qu’elles s’inventent. Le but de cette entreprise étant de constituer progressivement et collectivement un atlas d’un nouveau genre.

À travers la série d’ateliers15 que nous avons organisés depuis la diffusion du manuel, nous avons pu prendre la mesure de l’importance du rôle du collectif dans la réécriture du territoire. L’écriture de notre Terre se fait par le partage de récits et de gestes graphiques dans la composition comme dans la négociation. Nous avons, depuis des mois, entre terriens, tenté de réécrire des futurs possibles. À vouloir repeupler ainsi nos systèmes de représentations cartographiques, nous nous sommes plongés dans la complexité des enchevêtrements des corps vivants, des objets et des temps. Sans quitter l’ancienne terre (ferme) depuis laquelle les explorateurs du nouveau monde ont embarqué ni celle (mouvante) depuis laquelle tentent de s’échapper les terriens de l’Anthropocène, Terra Forma fait le récit d’un nouveau type d’exploration collective. Il ne s’agit pas de penser une architecture-capsule de la protection, de la barricade ou de la fuite mais une pensée englobant les vivants dans leur diversité, leurs modes d’interconnexion et de coopération. Penser, à partir de l’ensemble de ces échantillons collectés, un « multispecies storytelling » 16 qui permettra de déjouer le mode de lecture unique que propose souvent l’aménagement, pour qu’une version de la réalité ne vienne pas effacer toutes les autres.

Terra Forma, manuel de cartographies potentielles

Terra Forma raconte l’exploration d’une terre inconnue : la nôtre. Cinq siècles après les voyageurs de la Renaissance partis cartographier les terra incognita du Nouveau monde, cet ouvrage propose de redécouvrir autrement la Terre que nous croyons si bien connaître. En redéfinissant, ou plutôt en étendant le vocabulaire cartographique traditionnel, il offre un manifeste pour la fondation d’un nouvel imaginaire géographique et, ce faisant, politique.

Les sept chapitres de ce livre sont des points de vue sur la réalité, de possibles visions du monde esquissées par différents prismes, comme autant d’instruments optiques : par les profondeurs, par les mouvements, par le point de vie, par les périphéries, par le pouls, par les creux, par les disparitions et les ruines, ils produisent des savoirs situés, incarnés. Écrit sur le mode du récit d’exploration, cet ouvrage se veut aussi un manuel de dessin, qui invite le lecteur à explorer les techniques de représentation sur divers terrains, dans le but de constituer progressivement et collectivement un atlas d’un nouveau genre.

Travail expérimental à six mains, Terra Forma est le résultat d’une collaboration entre deux architectes dont la pratique se trouve à la croisée des questions de paysage et de stratégie territoriale, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, et une historienne des sciences, Frédérique Aït-Touati.

  1. Aït-Touati F., Arènes A. et Grégoire A. Terra Forma, manuel de cartographies potentielles, 2019, B42.
  2. Cette expression est empruntée à la biologiste Rachel Carson dans son livre éponyme publié en 1962 traitant notamment de l’impact de l’utilisation des pesticides sur les populations d’oiseaux.
  3. Cette formulation fait référence à une diversité de travaux de Bruno Latour sur l’Anthropocène ; de l’exposition « Reset Modernity ! » en 2016 au récent spectacle « Moving Earth » mis en scène par Frédérique Aït-Touati, en passant par la série de conférences reprises dans son livre Face à Gaïa, les conférences sur le nouveau régime climatique en 2015.
  4. Cette hypothèse d’une « Terre vivante » est avancée en 1970 par James Lovelock en collaboration avec la microbiologiste américaine Lynn Margulis et théorisée aujourd’hui par Bruno Latour dans un parallèle entre Galilée et le climatologue anglais.
  5. L’ « hypothèse Gaïa » est soutenue en sciences par une série de mesures collectées par des instruments orientés sur certains phénomènes (en biologie, microbiologie, géochimie, etc.) dont des communautés de scientifiques travaillent à tracer les causes.
  6. Dans La condition postmoderne, rapport sur le savoir (1979), Jean-François Lyotard annonce la fin des grands récits modernes. Ces métarécits étant des schémas narratifs englobants visant à expliquer de manière universelle l’histoire humaine.
  7. Le concept du « commutateur » comme outil permettant de passer d’une réalité à une autre est développé par Pierre Déléage dans son essai L’autre-mental (2020, La Découverte) basé sur un rapprochement comparatif entre des méthodes utilisées par certains anthropologues et des outils narratifs propre à la science-fiction, particulièrement dans des exemples tirés de l’œuvre de Philip K. Dick, p. 54.
  8. Concept emprunté à Emanuele Coccia, développé dans La vie des plantes, 2016, Éditions Rivage.
  9. L’objet-frontière a notamment été théorisé par S. Leigh Star et J. R. Griesemer en 1989 en lien avec la théorie de l’acteur-réseau, comme artefact permettant la collecte, l’organisation et la transmission de connaissances.
  10. Vidalou J-B., Être forêt, habiter des territoires en lutte, 2017, Zones.
  11. Croissance commune.
  12. Tsing, A. L., Le champignon de la fin du monde, sur la possibilité de vie dans les ruines du capitalisme, 2017, La Découverte, p. 77.
  13. Le concept de « mondiation » développé par Philippe Descola est à entendre ici comme cadre de pensée qui régit la perception, l’appréhension et donc les modes d’habiter et de concevoir. La pensée dualiste occidentale opposant nature et culture constitue le legs qui construit aujourd’hui, pour nous occidentaux, le rapport à l’environnement naturel.
  14. Cette série d’ateliers appelés « chantiers », développée à partir des outils proposés par Terra Forma se déroule dans différents contextes (théâtres, écoles, agences) et auprès de publics variés (âge, territoire et degré d’expertise).
  15. Haraway D. J., Staying with the trouble Making kin in the Chtulucène, 2016, Duke university Press.
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