Revue
DossierTimothée Duverger : « L’économie sociale et solidaire peut faire beaucoup de choses pour les bénéficiaires du RSA. »
Le dernier ouvrage de Timothée Duverger, L’économie sociale et solidaire1, propose une plongée dans un univers qui emporte l’adhésion tout autant qu’il suscite la perplexité, avec une grande question : l’économie peut-elle être sociale et solidaire ?
Démocratique, porteuse d’innovations sociales, ancrée dans les territoires, l’« autre » économie peut aussi avoir des défauts, notamment en termes d’identité (« les statuts ne font pas la vertu ») et quant à la construction sociale réelle du territoire.
Reste que l’économie sociale et solidaire (ESS), à travers les projets économiques porteurs d’innovation sociale qu’elle engendre, peut jouer un grand rôle dans l’accompagnement professionnel et social des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) dont l’économie classique ne se préoccupe guère et où l’État n’a pas pu jusqu’à présent concrétiser ses ambitions, loin s’en faut.
Timothée Duverger
Timothée Duverger est ingénieur de recherche à Sciences Po Bordeaux, directeur de la chaire Territoires de l’économie sociale et solidaire (TerrESS), chercheur au centre Émile-Durkheim et codirecteur de l’observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales de la Fondation Jean-Jaurès.
Aujourd’hui, c’est le retour à l’emploi qui prime sur la protection sociale.
La loi de 19882 instaurant le revenu minimum d’insertion (RMI) avait été votée à l’unanimité malgré d’importantes divergences de conception entre les différents groupes politiques qui n’ont pas disparu, à savoir la conditionnalité ou pas de l’aide à l’engagement de l’allocataire dans un programme d’insertion et la suspension éventuelle de l’allocation en cas de non-respect dudit programme. Il semble donc que les débats actuels visant à réformer le RSA se fassent sur les mêmes bases, alors que la société a profondément évolué. N’assistons-nous pas finalement à un bis repetita ?
Je ne le pense pas. Certes, les ambiguïtés sur les sujets que vous mentionnez demeurent, mais le contexte politique et la dynamique qui animent la réforme en cours du RSA sont radicalement différents par rapport à l’instauration du RMI en 19883. En effet, on voit mal aujourd’hui comment il pourrait se dégager une unanimité à l’Assemblée nationale, qui plus est sur un sujet aussi clivant politiquement. Mais surtout, la « philosophie » qui anime cette réforme est à l’inverse de celle de 1988. Permettez-moi de rappeler l’article 1er de la loi sur le RMI : « Toute personne qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation de l’économie et de l’emploi, se trouve dans l’incapacité de travailler, a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. » 4 Cette prestation, une grande nouveauté à l’époque pour notre système de protection sociale, n’était pas destinée aux salariés et visait à la sécurisation des revenus. Il s’agissait de mettre en place un filet de sécurité pour les plus pauvres. L’accompagnement, en vue de l’insertion, était également conçu comme un droit.
Aujourd’hui, c’est le retour à l’emploi qui prime sur la protection sociale. Cette dynamique se retrouve également dans les dispositifs d’aides aux jeunes, qui leur refusent l’accès au RSA, ou encore dans les réformes de l’assurance chômage ou des retraites. L’objectif du président de la République et de son gouvernement est de générer plus de croissance, on pourrait dire « quoi qu’il en coûte » socialement. D’où la volonté de « remettre » les Français au travail afin de faire croître le taux d’emplois et d’améliorer les comptes publics en réduisant le coût de la protection sociale, jugé bien trop élevé. L’article 1er précité est donc bien battu en brèche par l’actuelle réforme et ce, pour des raisons à la fois idéologiques et relevant d’une stratégie de finances publiques.
Comment va se traduire ce retour à l’emploi pour les allocataires du RSA ?
La réforme du RSA est « encapsulée » dans le projet de loi pour le plein emploi en cours d’examen. Le Sénat, prenant au mot le Gouvernement, a ainsi voté en juillet 2023 l’article 1er qui prévoit que les allocataires du RSA seront automatiquement inscrits sur la liste des demandeurs d’emploi et l’article 2 qui prévoit d’unifier les droits et devoirs des personnes inscrites sur ladite liste par la généralisation d’un contrat d’engagement pour suivre une formation ou effectuer en insertion quinze à vingt heures de travail par semaine. Revoilà la conditionnalité de l’aide assortie de sanctions en cas de non-respect des engagements pris par l’allocataire. Au passage, on note la différence abyssale de conception qui existe entre l’article 1er de la loi de 1988 créant le RMI et l’article 1er du projet pour le plein emploi… Ces dispositions font en partie écho au rapport de la Cour des comptes5 publié en 2022 qui montrait qu’un bénéficiaire sur deux ne signait pas de contrat d’engagement.
En partie seulement ?
Oui, car la Cour des comptes a également pointé les dysfonctionnements de l’accompagnement social et professionnel du RSA. Par exemple, 60 % des bénéficiaires soumis aux « droits et devoirs » ne disposent pas de contrats d’accompagnement. L’ensemble des allocataires ne sont pas systématiquement orientés vers un organisme d’accompagnement et, lorsqu’ils le sont, la signature d’un contrat d’engagement réciproque (CER) est loin d’être la norme. Les sages du palais Cambon ont également critiqué les délais d’orientation « très loin de l’objectif fixé par la loi », mais aussi la qualité de l’orientation « où des incohérences notables apparaissent tant à l’échelle nationale que départementale ». Le rapport souligne encore le peu de suivi des contrats dont seulement « 20 % sont en cours de validité ».
Ainsi, c’est dans le volet « accompagnement » que le rapport de la Cour des comptes situe « les défaillances les plus importantes du RSA » : « En pratique, l’accompagnement des bénéficiaires ne se distingue quasiment pas de l’accompagnement de droit commun, social ou professionnel, susceptible d’être proposé à tous et, lorsqu’il existe, il présente des incohérences par rapport aux besoins dès l’orientation, une faiblesse caractérisée des actions d’accompagnement, une contractualisation souvent de pure forme et un suivi individuel des “droits et devoirs” quasi inexistant. »
RMI ou RSA, il semble que ce volet « accompagnement » n’ait jamais vraiment fonctionné…
Mais comment pourrait-il en être autrement, alors que le nombre de bénéficiaires n’a cessé de croître – a même carrément explosé entre 2008 et 2015 pour franchir la barre des deux millions fin 2020 ? La politique d’insertion des départements comporte deux grandes masses budgétaires, à savoir, d’une part, l’allocation, qui, dans le cas du RSA, a suivi le nombre de bénéficiaires pour atteindre 15 milliards d’euros de dépenses publiques, ce qui, pris isolément, est considérable, mais rapporté au budget de l’État ou aux prestations totales versées par la sécurité sociale soit 470 milliards d’euros est à relativiser ; et, d’autre part, l’accompagnement, dont les moyens, au lieu d’être augmentés pour faire face à l’afflux de bénéficiaires, ont parfois été réorientés vers la partie allocation !
D’où le faible pourcentage de contractualisation, la faiblesse du suivi individuel, etc. Les conseillers Pôle emploi qui gèrent déjà un nombre important – voire très important – de demandeurs d’emploi, auront-ils du temps afin d’assurer un suivi personnalisé et différencié pour les 2 millions de bénéficiaires du RSA ? Puisque ces derniers vont être automatiquement inscrits à Pôle emploi, la logique voudrait que cet opérateur, ou ses partenaires, renforcent considérablement leurs moyens humains afin d’avoir la capacité d’absorber cet afflux de demandeurs d’emploi d’un type particulier nécessitant un accompagnement spécifique en raison de leurs situations sociale et professionnelle. Or, pour le moment, cette question de l’embauche des conseillers est surtout évoquée par les associations telle que ATD Quart-Monde tandis que le Gouvernement demeure évasif sur les moyens humains qu’il souhaite y consacrer. Le rapport Guilluy6 évoque un besoin de financement entre 2,3 et 2,7 milliards d’euros sur la période 2024-2026. Autre problème : même si le Gouvernement y mettait les moyens, l’État, qui connaît globalement de sérieuses difficultés à recruter des agents par défaut d’attractivité7, serait-il en mesure d’attirer des centaines, voire des milliers de personnes ?
Là réside toute l’hypocrisie de cette réforme du RSA : si le nombre de conseillers en capacité réelle de s’occuper dans la durée des allocataires du RSA afin de favoriser leur retour à l’emploi n’augmente pas dans des proportions correspondantes aux nombres d’allocataires, le volet accompagnement restera ce qu’il est : le parent pauvre de ce dispositif d’insertion ! Il est effectivement bien plus facile d’instaurer des sanctions plus sévères, telle que la toute nouvelle sanction-remobilisation proposée par le Gouvernement, de dématérialiser l’accès aux droits, de compliquer certains formulaires, d’obliger à travailler quinze à vingt heures par semaine – au passage où va-t-on trouver un tel volume d’heures ? – afin de décourager un certain nombre de bénéficiaires potentiels ou actuels du RSA.
Le non-recours organisé ?
Exactement ! Martin Hirsch, à l’origine de la création du RSA, l’a d’ailleurs reconnu sans ambiguïté8 : « Le non-recours est organisé et voulu. Le non-recours n’est pas seulement l’effet pervers d’un mécanisme administratif. Le non-recours est politique et budgétaire, purement. Face à la crainte du sur-recours au RMI, on a voulu mettre quatre ou cinq verrous dans le système comme des formulaires compliqués, etc. Des verrous qui n’ont jamais été retirés entre 2009 et 2014. »
S’agissant du RSA, le taux de non-recours a récemment été établi à 34 % par la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES). Or, il est à craindre que plus les contreparties demandées aux bénéficiaires du RSA seront renforcées, plus le non-recours augmentera en raison de l’effet dissuasif des nouvelles contraintes, auxquelles il faudra ajouter les sorties du RSA liées à des sanctions rendues plus sévères. Voilà qui risque fort de faire croître la pauvreté dans notre pays. Les études sur les sanctions prévues par le Universal Credit au Royaume-Uni ont montré que, si leur impact sur l’emploi s’avère nul, elles ont pour conséquence d’accroître l’incertitude sur l’avenir (liée au risque de radiation pour des infractions mineures comme le retard à un rendez-vous) ou l’anxiété des personnes et de rendre la recherche d’emploi largement contre-productive (multiplication des candidatures, dont certaines sont inappropriées).
Est-ce que cette réforme du RSA va engendrer de nouvelles mobilisations ?
Je ne le pense pas. La réforme des retraites concerne 30 millions de personnes contre 2 millions pour les allocataires du RSA. Par ailleurs, ces derniers ne votent pas, ou dans de faibles proportions, et surtout ne sont pas ou peu capables de se mobiliser, faute d’être organisés collectivement. J’estime d’ailleurs que les syndicats devraient aussi les représenter, ainsi que les chômeurs, et auraient un grand rôle à jouer. Mais les organisations syndicales sont basées sur des logiques de représentations professionnelles, ce qui n’est pas adapté aux allocataires du RSA. Certes, les associations s’expriment, mais ce sont des plaidoyers, pas des représentations d’intérêts. Regardez ce qui s’est passé pour la reconnaissance des droits des travailleurs des plateformes : lorsque les syndicats s’en sont mêlés, des droits ont été obtenus. Enfin, ce n’est pas le moindre des problèmes, les préjugés sur la pauvreté ont la vie dure, certains estimant que les allocataires du RSA ont choisi cette situation et sont installés dans l’assistanat. Une opinion courante déjà illustrée en son temps par Jules Renard : « Les Français détestent les riches, mais ils méprisent les pauvres. » Il reste donc beaucoup à faire dans ce domaine comme le montre le livre sur la pauvreté ATD Quart-Monde9.
Dans l’intervention à laquelle vous avez fait référence, Martin Hirsch évoque, par ailleurs, l’automatisation des droits sociaux pour justement empêcher les gouvernements d’organiser le non-recours aux prestations sociales. Qu’en pensez-vous ?
Passer d’un système de droits sociaux quérables à un système de droits sociaux proposables activés par les bénéficiaires serait une très bonne chose pour deux raisons : d’une part, cela réglerait la question de l’accès et de la rupture des droits, mettrait fin aux déclarations trimestrielles pas toujours simples à remplir et permettrait ainsi de sécuriser les revenus des allocataires ; d’autre part, la tâche des travailleurs sociaux s’en trouverait allégée, car ils passent aujourd’hui beaucoup trop de temps sur les aspects administratifs de l’aide aux familles, notamment en raison de la dématérialisation des prestations sociales, et ils pourraient ainsi se consacrer davantage à l’accompagnement social, leur véritable métier. Les administrations et les opérateurs de l’État sont techniquement capables de passer à cette automatisation des droits sociaux. La seule chose qui manque c’est… la décision politique.
Revenons à ce point central du RSA que constitue l’accompagnement social et professionnel reconnu défaillant et donc à faire évoluer : les expérimentations en cours dans 18 départements dans le cadre de la réforme du RSA ne doivent-elles pas permettre d’aborder concrètement des questions telle que le bon dimensionnement des moyens humains ?
Il y a une confusion en France entre les expérimentations instrumentalisées, sortes « d’essais techniques », effectuées par l’État et sous son contrôle, dans une logique de management public, qui sont conçues comme une phase durant lequel on met au point des solutions fonctionnelles comme c’est le cas actuellement pour le RSA, mais dont le résultat ne conditionne absolument pas la décision politique qui est déjà prise, et de véritables expérimentations où l’on teste des innovations sociales, par exemple, visant à introduire des réformes de nature systémique. Il en va ainsi des territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) dont la genèse est complètement différente du processus de réforme du RSA. L’initiative est en effet venue de la société civile, en l’occurrence d’ATD Quart-Monde, relayée par d’autres associations, notamment Emmaüs, puis a été reprise par des députés dans une proposition de loi qui a abouti en 201610. Une deuxième loi a été adoptée en 202011 et une troisième doit l’être en 2025. Des arbitrages politiques seront à rendre et montreront si l’État souhaite pérenniser ce projet, a minima confier son développement aux territoires et à l’ESS ou carrément reprendre la main en le transformant en dispositif.
Mais cette initiative des TZCLD est l’exception qui confirme la règle : la France n’a pas la culture de l’expérimentation, à l’inverse de ce qui se pratique dans les pays anglo-saxons. Cette démarche, qui est issue de l’autogestion, est née dans les années 1970 et a été défendue par des personnalités comme Pierre Rosanvallon ou Patrick Viveret qui souhaitaient une société de l’expérimentation. Malheureusement, force est de constater que cette idée n’a guère abouti sauf dans le cas des TZCLD qui ont bénéficié d’un contexte très particulier grâce notamment aux réseaux d’ATD Quart-Monde. L’État français, centralisateur, n’aime pas ce type d’approche comme il l’a montré pour le revenu de base, par exemple, dont il a refusé l’expérimentation proposée par des départements. Le chemin institutionnel pour parvenir à de véritables expérimentations est donc ardu !
Pour en revenir au RSA, il n’est donc pas certain du tout que les « essais techniques » dans les 18 départements conduiront à l’embauche massive de conseillers à Pôle emploi, demain France travail, là où il y en aurait pourtant besoin. J’en serais même très étonné vu les investissements à consentir pour recruter plusieurs milliers de conseillers !
Au moins est-ce que ces « expérimentations » pourraient permettre de régler certains problèmes de gouvernance que la Cour des comptes pointe et pour lesquels elle émet des recommandations en vue de leur résolution, notamment par une meilleure coordination des différents acteurs publics ?
Il s’agit d’un problème récurrent en France, à savoir une multiplicité d’acteurs intervenant sur un même dispositif, qui se coordonnent peu, voire pas du tout, aux financements plus ou moins partagés où l’État ne tient pas forcément ses engagements initiaux. Ainsi en va-t-il du RSA dont l’État devait compenser les dépenses pour les départements. Dans les faits c’est globalement la moitié de la dépense publique du RSA qui est prise en charge par ces derniers et cela pèse très lourd dans leurs budgets. En réalité les montants alloués par l’État n’ont pas du tout compensé l’explosion du nombre d’allocataires. Les départements se sont donc retrouvés à financer le RSA à une hauteur qui n’était pas prévue, impactant d’autant d’autres politiques publiques.
Je pense qu’il serait logique que l’État prenne en charge la totalité d’une allocation de solidarité nationale12 et laisse le volet accompagnement aux départements en raison de leur proximité avec les allocataires, y compris sur le volet emploi, en instaurant une véritable coordination avec Pôle emploi à commencer par une normalisation des bases de données pour faciliter le suivi des accompagnements. N’oublions pas que les départements ont d’importants besoins de recrutements qui ont du mal à être pourvus. Pour autant, ce transfert total de la gestion de l’allocation du RSA à l’État divise : certains responsables au sein des départements estiment qu’une telle mesure n’incitera plus à l’accompagnement et qu’elle affaiblira l’institution départementale. Il existe donc un clivage au sein des départements, indépendamment de leur couleur politique.
C’est dans ce contexte institutionnel et financier pour le moins délicat, voire délétère, que la réforme du RSA intervient sur fond de projet « pour le plein emploi ». Le futur opérateur France travail est présenté comme la clé de voûte du pilotage du RSA dont la réforme vise, nous l’avons vu, le retour à l’emploi des allocataires alors que la Cour des comptes prône de « renforcer la coordination sous l’autorité du département ». Les départements vont-ils devoir se soumettre à France travail pour l’accompagnement des allocataires, alors qu’ils ont pour eux la légitimité du suffrage universel ? Est-ce que les frictions puis la rupture apparue entre l’État et le département de la Seine-Saint-Denis précisément sur la question de l’accompagnement des allocataires, ce dernier souhaitant appliquer ses solutions ce qui lui a été refusé, préfigurent des conflits entre les collectivités territoriales et France travail ?
En termes de gouvernance voilà une architecture qui serait très mal pensée avec tous les risques de crispations, et les conséquences sur le fonctionnement du RSA, que cela comporterait entre France travail et les départements tout spécialement avec les élus, mais aussi avec les agents départementaux. Les dysfonctionnements structurels du RSA sur l’accompagnement pourraient finir par provoquer une vaste perte de sens du travail des agents départementaux qui en ont la charge, leurs marges de manœuvre devenant plus étroites par rapport au rôle que France travail sont appelées à jouer.
Il n’y a pas que le RSA qui fait référence à la solidarité dans son intitulé. L’ESS le fait également, et est très « active ». Selon vous RSA et ESS sont-ils liés et si oui comment ?
L’ESS peut faire beaucoup de choses pour les bénéficiaires du RSA. C’est d’ailleurs historique. Ainsi, lors de la révolution de 1848, des revendications visant à garantir le droit au travail sont apparues, déjà portées par des associations ouvrières ! Beaucoup plus près de nous, dans les années 1970, les travailleurs sociaux ont mis sur pied l’insertion par l’activité économique. Aujourd’hui de nombreuses associations proposent de l’insertion sociale, de la remobilisation et de la resocialisation qui concernent directement les bénéficiaires du RSA. Enfin, l’expérimentation TZCLD met en œuvre des entreprises à but d’emploi (EBE) qui appartiennent statutairement à l’ESS, qu’elles prennent des statuts associatifs ou coopératifs. Outre ces dimensions historique et statutaire, les acteurs de l’ESS ont souvent – mais pas toujours – un ancrage territorial assez fort, ce qui correspond bien aux besoins des allocataires du RSA. Ils ont développé des facultés de coopération territoriale avec des partenaires de tous horizons, tant publics que privés. Voilà qui permet de densifier et de faciliter les initiatives de retour à l’emploi.
Plusieurs initiatives illustrent ce dynamisme de l’action locale en matière d’emploi dans lesquelles sont impliqués des acteurs de l’ESS. C’est, par exemple, ce qui passe à Bordeaux où un projet de territoire TZCLD va être déposé et où une Maison de l’emploi, une association pilotée par la mairie, agit dans deux directions : pour la proximité avec l’ouverture d’antennes dans différents quartiers de la ville afin de recréer du lien et pour les entreprises et notamment celles de l’ESS. C’est ainsi qu’une cellule de transition écologique dédiée aux entreprises a été ouverte, dans le prolongement d’un dispositif anti-crise pendant la pandémie de covid-19.
Il y a également le projet « IKOS ». Porté par 9 acteurs de l’ESS, ce projet, lauréat d’un appel à manifestation d’intérêt (AMI) de l’État « pôle territorial de coopération économique », vise à ouvrir un lieu solidaire pour le réemploi et le reconditionnement des objets dans les domaines de l’électroménager, du livre, des vêtements, des articles de sport, avec la création d’infrastructures en ce sens, notamment un atelier pour le réemploi d’objets de décoration. 200 à 300 emplois sont prévus dont la moitié en insertion. Les allocataires du RSA sont donc tout naturellement appelés à bénéficier de cette initiative, des prescripteurs tels que le département et/ou la Maison de l’emploi pourront les orienter vers IKOS. Les emplois ainsi créés, en contrats d’insertion ou plus classiques, ont de plus une logique de montée en compétences pour permettre aux personnes d’être ensuite en capacité de retrouver un emploi dans le champ conventionnel. Reste que le projet est en cours de réaménagement, car malgré le soutien financier des collectivités locales, comme la métropole ou la région, les banques, dont les ratios financiers ne sont pas adaptés aux projets de l’ESS, se montrent frileuses.
Vous avez récemment rédigé plusieurs articles appelant à une réforme des minima sociaux. Quel en serait le contenu ?
Le revenu d’autonomie que nous avons préconisé dans une note avec Thierry Germain est une contre-réforme travaillée au sein de la Fondation Jean-Jaurès, dans le prolongement de travaux menés avec plusieurs départements dont celui de la Gironde, des économistes ainsi qu’une large participation citoyenne. Le revenu d’autonomie s’appuie sur cinq piliers, à savoir l’inconditionnalité, l’accompagnement, l’ouverture aux jeunes, l’augmentation du montant et la garantie d’emploi.
Le revenu d’autonomie doit ainsi être conçu comme un droit et versé automatiquement ce qui permettrait de résoudre le problème du non-recours. L’accompagnement doit lui aussi être pensé comme un droit, effectif de manière uniforme sur l’ensemble du territoire, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui comme l’a montré le rapport de la Cour des comptes sur le RSA. Il s’agit de mettre en place une dynamique de « l’aller vers », de renforcer les points d’accueils de proximité, de proposer un accompagnement plus collectif. Cela passe bien entendu par une augmentation des moyens humains ainsi qu’une plus grande imbrication des dimensions sociales et professionnelles de l’accompagnement. Quant à l’ouverture du revenu d’autonomie aux jeunes, rappelons que dans l’Union européenne seuls 4 pays dont la France, excluent les moins de 25 ans d’un revenu minimum. Résultat : un jeune de moins de 25 ans sur quatre vit en dessous du seuil de pauvreté.
Le quatrième pilier tient au montant de ce revenu avec une question essentielle : qu’est-ce qu’un revenu minimum ? Le montant du RSA a décroché par rapport au SMIC. Un rattrapage nous semble indispensable d’autant plus en période d’inflation qui appauvrit les plus pauvres. Enfin, le cinquième pilier porte sur une garantie d’emploi dont la clé de voûte est le projet des TZCLD qui consiste à créer des emplois en contrat à durée indéterminé (CDI) à partir des envies et savoir-faire des personnes privées d’emploi pour répondre aux besoins non satisfaits des territoires. Actuellement 54 territoires l’expérimentent. Cette réforme que nous proposons avec ses 5 piliers vise tout à la fois à protéger et aider au retour à l’emploi. Elle permettrait également de réduire la bureaucratisation du travail social qui non seulement ne dispose pas de ressources suffisantes, mais qui de surcroît sont mal employées. Enfin, en revitalisant le volet accompagnement nous souhaitons redonner du sens au travail social.
- Duverger T., L’économie sociale et solidaire, 2023, La Découverte, Repères.
- L. no 88-1088, 1er déc. 1988, relative au revenu minimum d’insertion.
- Tracol M., Trente ans après, retour sur la genèse du RMI, rapport, 2018, Fondation Jean-Jaurès.
- L. no 88-1088, 1 déc. 1988, art. 1er.
- Le revenu de solidarité active, rapport, 2022, Cour des comptes.
- Guilluy T., France Travail, une transformation profonde de notre action collective pour atteindre le plein emploi et permettre ainsi l’accès de tous à l’autonomie et la dignité par le travail, rapport de la mission de préfiguration de France travail, 2023, Ministère du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion.
- « Vocations publiques, sursaut ou crise durable ? », dossier, Horizons publics mai-juin 2023, no 33.
- « Le revenu universel et les enjeux de solidarité : analyse de Martin Hirsch », 2017, Youtube, Fondation Jean-Jaurés.
- En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté, 2020, ATD Quart-Monde.
- L. no 2016-231, 29 févr. 2016, visant à résorber le chômage de longue durée.
- L. no 2020-1577, 14 déc. 2020, relative au renforcement de l’inclusion dans l’emploi par l’activité économique et à l’expérimentation de TZCLD.
- Préaud M., « Une autre expérience de l’insertion en Seine-Saint-Denis », p. 58.