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Un imperceptible changement d’ambiance…

Le 26 juin 2022

La récente réforme du lycée et la crise sanitaire inédite ont indirectement renforcé la représentation consumériste chez les familles et les élèves de la relation maître-élève. Il est par conséquent indispensable que l’institution s’efforce de corriger cette tendance, en remettant au centre un « temps d’apprendre » préservé de toute forme de préoccupation extérieure et qu’elle rappelle, protège et restaure l’expertise même d’un professeur dont la richesse d’approche ne saurait être constamment ramenée à quelques chiffres opposables.

Résumé

Contrairement à une image un peu convenue, la fonction de professeur requiert une grande agilité, pour pouvoir s’adapter aux évolutions rapides des générations successives d’élèves, dont les résistances ne cessent de se réinventer. C’est là la vraie raison de la méfiance envers les grandes réformes de l’enseignement, dont les professeurs redoutent qu’elles finissent par compromettre de manière irréversible les fragiles équilibres qu’ils parviennent régulièrement à établir.

La récente réforme du lycée a transformé en profondeur les règles du jeu, engendrant comme d’autres réformes antérieures une légitime inquiétude.

La tendance qui se dégage de ces nouvelles modalités d’organisation du lycée, dont on commence à percevoir les effets, est un renforcement marqué, chez les élèves et les familles, d’une représentation consumériste de la relation maître-élève. Le caractère simpliste de cette vision d’un savoir réduit à sa dimension d’objet, de simple moyen, constitue l’obstacle par excellence à toute transmission authentique. Enseigner (et apprendre), c’est faire de l’expérience exigeante d’une rencontre au sein d’un temps suffisamment long, la condition indispensable des multiples et patientes transformations qui doivent s’opérer pour qu’un individu puisse construire une liberté plus éclairée et critique, doublée d’une réelle estime de soi. Un tel objectif semble beaucoup plus difficile à atteindre dans ce nouveau contexte.

L’acte d’enseigner consiste à aménager un passage entre un savoir déjà constitué et un destinataire qui s’en trouve éloigné, pour diverses raisons. Art de la médiation par excellence, il requiert une intuition fine des impasses dans lesquelles l’élève peut se trouver bloqué, qui ne sauraient se limiter à la seule privation de connaissance. Réussir la transmission d’un savoir, sa pleine activation chez celui qui s’en empare, requiert d’identifier ce qui résiste, et d’imaginer, de créer, de renouveler en permanence les moyens de contourner les obstacles ainsi identifiés.

Bien loin de la critique d’un Jean Dubuffet, qui en 1968, dans son ouvrage, Asphyxiante culture2, le qualifiait « d’éponge cramponnée », étranger à toute forme de créativité, réduit à n’être, en fin de compte que le morne « répertorieur, homologueur et confirmeur du prévaloir », le professeur apparaît plutôt comme un funambule qui rétablit sans cesse un fragile équilibre entre la rigueur d’un savoir maîtrisé et les mutations imperceptibles d’un auditoire dont les résistances ne cessent d’évoluer, au gré des ambiances, des modes, des politiques sociétales et culturelles. Car c’est un fait essentiel qui semble avoir échappé à la radicalité de la critique de Jean Dubuffet, ainsi qu’à une grande partie de l’opinion lorsqu’elle aborde la question de l’enseignement : les générations successives d’élèves se transforment rapidement et imposent de repenser en permanence les leviers exploitables pour mener à bien une transmission qui relève souvent d’une véritable bataille, engagée, mais bien incertaine quant à son issue. Le professeur est donc bien plus inventif qu’on ne veut bien l’admettre.

Au rang des obstacles structurels les plus redoutables que se doit d’affronter l’enseignant, il y a en effet la vision consommatrice, qui naît d’un profond malentendu sur la nature même de l’apprentissage.

Sa hantise suprême, d’ailleurs, l’objet de nombre de ses cauchemars, c’est le décalage définitif, la solution de continuité, l’étrangeté insurmontable d’un auditoire qui ne le comprendrait plus, avec lequel il ne parviendrait plus à établir de consensus minimal autour de ce savoir à ses yeux si précieux, ce qui le condamnerait à tourner en boucle dans une parfaite solitude, à jamais déconnecté de son point de chute, littéralement « lost in translation ». Bien qu’une telle rupture relève en grande partie d’un fantasme, elle demeure toutefois un horizon de possibilité qui impose une vigilance aigüe.

C’est sans doute une des raisons du relatif conservatisme institutionnel du professeur et de son peu de goût pour les réformes en général. Loin d’être la simple défense de confortables acquis ou de supposés privilèges, la raison plus profonde pourrait être cette crainte de voir les règles du jeu transformées à tel point qu’elles rendraient la partie injouable, et anéantiraient par avance tout effort. L’institution, qui définit le cadre dans lequel cet enseignement va prendre place, se doit, à cet égard, de veiller à maintenir les conditions les plus favorables à la rencontre entre un savoir et ses futurs destinataires, et une stabilité minimale pourrait être un des fondements essentiels au plein exercice de cette agilité constante que requiert le difficile exercice du maître. C’est parce que le sol est fermement établi qu’il devient possible d’en percevoir les mouvements les plus infimes.

La réforme en cours ne manque donc pas d’éveiller des inquiétudes, comme toutes celles qui l’ont précédée, puisqu’elle prend le risque de modifier en profondeur les règles du jeu, avec une fermeté et une détermination sans précédent, dans le but de recalibrer la grande usine pédagogique et de la réadapter aux évolutions de notre société. Bien qu’il soit toujours périlleux d’évaluer un tel mouvement depuis le terrain, privé de la hauteur de vue et du recul temporel nécessaires, il est toutefois possible de pointer une tendance forte qui se dégage de cette transformation, à savoir le renforcement d’une approche consumériste de l’école, qui modifie la représentation du professeur, de sa fonction, de sa qualité et entrave l’action qu’il s’efforce de mener. L’essor d’une telle approche érode un peu plus ce qu’il restait d’autorité, et invite à une instrumentalisation, plus qu’à une confrontation effective et exigeante avec les savoirs dont le professeur serait le vecteur.

Au rang des obstacles structurels les plus redoutables que se doit d’affronter l’enseignant, il y a en effet la vision consommatrice, qui naît d’un profond malentendu sur la nature même de l’apprentissage. De quoi parle-t-on, finalement ? Être ou avoir ? Le savoir est-il un bien comme un autre, que l’on pourrait s’approprier sans qu’il nous transforme, comme un simple objet qui transiterait de main en main ?

Est-il une ressource objective, dont il suffirait de se remplir pour accéder à des droits et possibilités auxquels on aspire dans son ascension sociale, à l’instar du film Matrix3, où les personnages peuvent se contenter de charger un programme informatique pour accéder quasi instantanément à un degré ultime de maîtrise d’une discipline ? Ce passage du film incarne l’idéal d’un apprentissage automatique, sans maître, sans parcours, sans cheminement, comme un simple passage de « sans » à « avec », totalement déshumanisé. L’essor de cette approche matérialiste est caractéristique de la mutation actuelle : l’espoir d’une acquisition rapide et ciblée des compétences, délivrée des pesanteurs et incertitudes du parcours humain qui la précède. Il n’est pas rare d’entendre des élèves, formulant de très hautes ambitions face à certaines offres de poursuite d’études de la plateforme Parcoursup sans avoir fourni au préalable les efforts patients qui leur ouvriraient les portes de ces formations, s’étonner finalement de ne pas y être acceptés, comme si cela relevait d’un simple dû.

Au rebours de cette vision, il apparaît au contraire que le fait d’apprendre relève davantage du registre de l’« être », d’un devenir, d’une profonde transformation de soi, opérée au contact du savoir et de celui qui nous l’offre. Ce que nous apprenons nous modifie, nous change et enclenche des évolutions dans nos capacités, mais aussi et surtout dans notre représentation du monde. En ce sens, apprendre est toujours une modalité privilégiée de la construction de soi, qui implique une part de renoncement, de dépassement de ses propres limites, ce qu’il est toujours difficile d’entreprendre seul, pour la bonne et simple raison que chacun entretient généralement avec complaisance ses défauts et ses travers. Nos limites et nos failles ne sont pas uniquement des données premières, ce sont des constructions sur la durée, faites de renoncements, d’illusions et de faiblesses non combattues. Tout le monde ne mène pas spontanément « campagne contre [lui]-même », selon le mot de Nietzsche4. Sans l’aide de cette rencontre avec l’exigence de cet autre qu’est le maître, qui nous indique ces failles et nous invite à les combler, patiemment, certaines de nos facultés risquent de ne jamais s’épanouir pleinement. C’est cette conception humanisante, qui donne tout son sens à la vocation d’enseigner, la rend irremplaçable et unique. Dans une ère où les savoirs apparaissent beaucoup plus accessibles, il reste toujours aussi difficile d’apprendre seul et de prétendre se dispenser de l’intervention d’un maître.

Dans une ère où les savoirs apparaissent beaucoup plus accessibles, il reste toujours aussi difficile d’apprendre seul et de prétendre se dispenser de l’intervention d’un maître.

L’approche consommatrice de l’enseignement n’a rien d’une nouveauté. Elle est l’avatar d’un mode global de référence au réel qui, sur un plan culturel et sociétal, nous présente l’appropriation et la jouissance de divers biens et services comme le seul comportement digne d’intérêt. Tout, dans le discours ambiant, nous incite à nous percevoir et à nous définir comme des consommateurs. Pas étonnant, dans un tel contexte, que le savoir finisse à son tour par apparaître comme un simple moyen.

On peut y voir également un réflexe de défense très individualiste face à la contrainte qu’implique la découverte d’un nouveau domaine de connaissance. Pour ne pas avoir à amorcer les changements que l’on pressent devoir accomplir, au contact d’une nouvelle discipline, il est tentant d’en limiter la portée à un simple transfert indifférent de données. Ainsi s’exprime parfois cet impérieux rejet : « Je n’ai rien à apprendre de vous ! » L’idée que la transmission pourrait se limiter à un contact de surface offre l’avantage d’induire une relation aseptisée, moins dérangeante, sans risque, dont le résultat, dégagé de toute interférence subjective, paraît tout à coup plus sûr, plus gérable sur le plan de la ressource humaine.

L’essor actuel de cette vision caricaturale de l’enseignement tient aussi à des circonstances plus accidentelles, en particulier les confinements liés à la pandémie de covid-19, qui ont contribué à cantonner le professeur à son rôle de ressource matérielle. Après une première phase stimulante, au cours de laquelle il a fallu imaginer de nouveaux relais, une adaptation rapide et urgente à des outils de connexion qui allaient permettre de maintenir une forme de lien indispensable à toute transmission, une seconde phase beaucoup moins réjouissante s’est ouverte, au cours de laquelle les « usagers », rassurés par la certitude d’une validation d’ores et déjà acquise de leur diplôme, ont tout simplement déserté les écrans, ou s’y sont connectés par pure formalité, sans vraiment s’y investir. Cette dissociation temporaire entre les contenus de savoirs et leurs nécessaires relais humains a laissé des traces et l’absence prolongée d’une confrontation de terrain a exacerbé cet infléchissement des représentations collectives.

Ce que l’on est en droit d’attendre de l’institution, face à un glissement aussi préoccupant, c’est qu’elle fournisse des moyens d’y répondre de manière forte, mais de nombreux indices laissent penser que la réforme ne contribue qu’à amplifier ce mouvement. Le passage d’une grande partie du bac au contrôle continu, qui était supposé favoriser l’acquisition d’un niveau solide et effectif, moins artificiel qu’une épreuve finale réputée peu représentative, est loin d’avoir atteint sa cible à ce jour. La période de la crise sanitaire a tout d’abord engendré une difficulté extrême à évaluer les élèves et à instaurer des règles claires lors de la mise en place du nouveau système, en raison de toutes les situations particulières qu’il a bien fallu intégrer. Au terme de ce moment de flottement où les exceptions et dérogations se sont multipliées, une tendance forte au marchandage, à la négociation, s’est installée, de la part des élèves, mais aussi des familles, qui s’immiscent désormais de manière triviale et décomplexée dans le champ de l’évaluation. L’outil numérique ayant offert un accès plus direct au professeur, on n’hésite plus à le solliciter, mais c’est moins pour l’inviter à préciser une idée ou à approfondir un contenu, que pour exiger qu’il revoie à la hausse une évaluation, au regard de ses enjeux, réputés décisifs sur la réussite future de l’élève en question. Ce harcèlement parasite ne manque pas d’engendrer une augmentation significative des notes moyennes, qui ne s’appuie cependant sur aucun accroissement de niveau. Nombre d’enseignants, pour revenir à une forme de sérénité, sont contraints de céder à cette injonction purement quantitative, car la perte de temps induite par ces négociations incessantes finit par peser sur la conduite de leur enseignement. Une moyenne trop basse, en outre, engendre désormais des ruptures radicales chez des élèves beaucoup moins enclins à les accepter et isole le professeur auquel on ne cesse de rappeler l’incroyable pouvoir que ses évaluations ont sur le destin d’un individu, comme s’il n’en était pas déjà intimement convaincu.

La rencontre maître-élève est un espace de construction patiente et mutuelle, où l’exploration, l’incertitude, l’innovation et l’exigence ne cessent de se mêler, au bénéfice de la structuration d’une liberté en devenir

Cette mise en lien permanente entre un niveau chiffré et sa traduction dans le champ de ses conséquences probables fragmente le parcours de l’élève et en compromet la linéarité. L’évaluation n’est plus abordée comme un repère au sein d’une durée, pour identifier le chemin parcouru et celui qu’il reste à faire. Elle n’est plus qu’un moyen, et le prétexte à une surenchère de réserves, de contestations, de supplications, pour cocher la bonne case au plus vite, afin d’apaiser l’angoisse d’une orientation bien incertaine. Ce n’est donc qu’indirectement que la valeur du savoir est abordée, non pas pour sa puissance formatrice et libératrice, mais à travers tout ce à quoi il donne accès. L’élève l’envisage donc moins comme la source d’un épanouissement personnel que comme une étape obligée, pour satisfaire à une norme et fournir les éléments nécessaires à un impératif de sélection.

Par ailleurs, la possibilité de choisir d’abandonner en cours de route des options contraint les enseignants à les exposer sous un jour plus attractif, au risque d’en dénaturer le contenu, de manière artificielle, pour satisfaire à une exigence immédiate. Elle encourage l’élève à ne pas poursuivre son effort de découverte au-delà d’une première résistance et place les disciplines dans une situation de concurrence. Les nouvelles structures d’organisation de ces mêmes options contribuent, en outre, à l’effritement de la notion de classe entière et démultiplient les sous-groupes. Les interlocuteurs sont plus nombreux, dans des environnements changeants, qui ne favorisent guère le déploiement d’une affinité sur la durée avec un groupe homogène.

Il existe toujours des marges de manœuvre, bien évidemment, pour entreprendre avec fermeté de déjouer cette tendance et d’impulser dans l’enseignement d’autres dynamiques que celles d’une vulgaire relation client, mais l’ingrédient essentiel pour y parvenir, à savoir le temps, vient à manquer. Car la réforme, et toutes les mutations qu’elle induit, se sont greffées sur un terrain déjà profondément perturbé par l’essor des plateformes d’orientation, qui ont, depuis une dizaine d’années, insidieusement bouleversé le temps scolaire. Nées d’un souci légitime d’optimisation des flux, Admission post-bac, puis Parcoursup, ont introduit au cœur même du temps de formation la prise de conscience angoissée et irrationnelle des enjeux de la sélection. D’une organisation qui avait auparavant pour priorité de protéger les élèves et les familles de cette réalité, en aménageant un temps serein et riche de construction de soi, déconnecté de ses enjeux futurs, pour permettre de s’y confronter plus efficacement le moment venu, l’orientation s’est peu à peu érigée en valeur absolue.

L’institution rejetant par ce biais sur les familles la responsabilité de ses propres échecs, en laissant imaginer que tout pourrait se jouer dans la constitution du dossier d’orientation dont elles ont désormais la charge et non dans le déploiement patient d’une estime de soi nourrie de compétences solides, a imposé un nouveau calendrier scolaire, qui n’est plus vraiment rythmé par le savoir. La lenteur nécessaire à la maturation et aux transformations qui s’y opèrent, est remplacée par une inquiétude frénétique qui projette constamment l’élève vers le futur, et l’expose à un foisonnement d’échéances qui le dépossèdent de ce temps précieux qui lui était dévolu jusqu’alors. Les visites d’écoles, entretiens, concours, rédactions de lettres, constitutions de dossiers, et autres certifications, imposent une marche forcée dont le terme se situe plutôt fin mars que fin juin et relèguent au second plan la formation proprement dite.

L’outil numérique ayant offert un accès plus direct au professeur, on hésite plus à le solliciter, mais c’est moins pour l’inviter à préciser une idée ou à approfondir un contenu que pour exiger qu’il revoie à la hausse une évaluation, au regard de ses enjeux, réputés décisifs, sur la réussite future de l’élève en question.

Il demeure toujours essentiel et possible, donc, de se confronter au redoutable obstacle consumériste, en explorant des voies pédagogiques novatrices, stimulantes, ou en initiant des projets culturels inspirants, sources d’expériences révélatrices. Mais l’instrumentalisation du professeur, le détournement constant de l’attention de l’élève et des familles vers d’autres fins que le savoir lui-même et l’atomisation d’une durée pourtant indispensable à toute transmission effective, ont incontestablement réduit les marges de manœuvre. Il est par conséquent indispensable que l’institution s’efforce de corriger la tendance, en remettant au centre un « temps d’apprendre » préservé de toute forme de préoccupation extérieure et qu’elle rappelle, protège et restaure l’expertise même d’un professeur dont la richesse d’approche ne saurait être constamment ramenée à quelques chiffres opposables. La rencontre maître-élève est un espace de construction patiente et mutuelle, où l’exploration, l’incertitude, l’innovation et l’exigence ne cessent de se mêler, au bénéfice de la structuration d’une liberté en devenir.

  1. Delessert E., Oser faire confiance, 2020, Les carnets DDB.
  2. Buffet J., Asphyxiante culture, 1968, J.-J. Pauvert éditeur, Libertés nouvelles 14.
  3. Wachowski L. et L., Matrix, 1999.
  4. Nietzche F. W., Aurore. Réflexions sur les préjugés moraux, 1881, E. Schmeitzner.
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