Revue
DossierValérie Masson-Delmotte et Nicolas Nova : regards croisés sur une montagne en transition

Dans le cadre de son projet d’élargissement à cinq nouveaux laboratoires, le laboratoire d’excellence « Innovations et transitions territoriales en montagne » (Labex ITTEM), qui rassemble différents laboratoires de recherches impliqués sur les questions d’innovations et de transitions territoriales en montagne, organisait le 12 décembre 2024 une conférence1 sous forme d’échanges croisés entre la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte et l’anthropologue Nicolas Nova (qui a disparu tragiquement par la suite).
L’occasion pour eux de s’interroger sur la montagne et les crises qui la traversent, en évoquant le rôle des chercheurs en lien avec l’action publique, les réponses apportées face aux bouleversements provoqués dans ces territoires par le changement climatique et les débats qui entourent le sujet. Retour en quelques extraits sur cet échange.
Valérie Masson-Delmotte
Paléoclimatologue et membre du Haut Conseil pour le climat. Directrice de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), elle a coprésidé le groupe no 1 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de 2015 à 2023.
Valérie Masson-Delmotte (V. M.-D.) – Les sciences du climat permettent de s’interroger sur la façon dont on peut coconstruire, avec différents acteurs économiques ou sociaux, une information qui soit utile pour mieux gérer les risques et renforcer la résilience, dans une perspective d’adaptation. C’est ce qu’on peut appeler, parfois de manière un peu floue, la question des services climatiques, qui élargit la base qui nourrit les sciences du climat par les interactions avec la société. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment chacun se positionne par rapport à des faits reconnus par tous et qui sont issus de ces sciences. Ceci nous a amenés à aborder certains grands enjeux : quels sont les facteurs climatiques générateurs d’impacts ? Comment peut-on détecter leur changement et comment peut-on l’attribuer à l’influence humaine ? Et quelles informations peut-on fournir sur leurs caractéristiques à venir, notamment en fonction du niveau de réchauffement planétaire ?
Dans les 33 facteurs climatiques générateurs d’impact identifiés, certains touchent la montagne, mais sont communs à tous les territoires, comme la chaleur extrême, la tendance à enregistrer des températures plus extrêmes, ou le changement du cycle de l’eau. Mais d’autres sont spécifiques à la montagne et concernent notamment la cryosphère, avec le recul des sols gelés, le recul des glaciers, de l’enneigement, et leurs conséquences localement. Une autre dimension des sciences du climat permet d’envisager les événements dont la probabilité d’occurrence est difficile à quantifier, mais dont les impacts seraient considérables. On s’inscrit là dans un angle d’analyse du risque, qui montre que la responsabilité de ces sciences du climat n’est pas simplement de fournir des données là où l’on a le degré de confiance le plus élevé, mais de regarder tout le spectre de ce qui devient possible dans un climat qui se réchauffe. Et ce, de sorte à éclairer la planification et la préparation aux risques de catastrophe, tout en regardant notamment ce que les scientifiques appellent « les queues de distribution », qui sont toutes les éventualités possibles. Ce qui est intéressant, c’est que ce sont de plus en plus les collectivités territoriales qui interrogent les climatologues par rapport à ce type d’éventualités.
« Dans les régions de montagne, où se conjuguent vitesse des bouleversements liés aux changements climatiques et lenteur des actions engagées. »
Il faut cependant prendre en compte que lorsqu’on travaille sur la montagne dans le domaine de la physique du climat, ce qui ressort nettement reste le manque de données en haute altitude. Ce manque de données se matérialise par une difficulté d’évaluation des outils de modélisation et une difficulté sur le fait de fournir une information avec une confiance élevée, notamment là où on possède de moins longues séries d’observations disponibles, par exemple sur le cycle de l’eau. Un autre point important à souligner est le décalage entre l’ampleur, le périmètre et le rythme des actions d’adaptation qui sont engagées par rapport à un climat qui change très vite. C’est un point particulièrement marquant dans les régions de montagne où se conjuguent vitesse des bouleversements liés aux changements climatiques et lenteur des actions engagées.
Nicolas Nova
Disparu le 31 décembre 2024, était anthropologue au sein de la Haute école d’art et de design (HEAD) de Genève. Il était également l’auteur du livre Fragments d’une montagne3, un recueil d’observations et de discussions collectées lors de ses pérégrinations dans les Alpes.
Nicolas Nova (N. N.) – Les enquêtes de type socio-anthropologiques que je mène ont vocation à nourrir, inspirer, contraindre et faire bouger les acteurs qui doivent penser un autre rapport au monde dans leur matérialité. Il s’agit donc de créer des formes d’outils qui peuvent être des outils de prise de décision ou de prise de conscience d’un enjeu politique sur des considérations très concrètes. Dans les territoires alpins, on voit que se pose aujourd’hui la question du tourisme et de la surexploitation de certains milieux. C’est un sujet qui amène à réorienter des manières de concevoir les choses et c’est un sujet qui fâche, car certains ont à gagner et d’autres à perdre.
« Concevoir d’autres scénarios, de nouvelles façons de s’organiser. »
C’est ce qu’on voit bien avec l’exemple de la fin de certaines stations de ski. La question amène à des débats, qui peuvent être parfois homériques, sur ce que signifient ces changements. En tant que chercheurs, il s’agit de trouver des pistes en essayant de concevoir d’autres scénarios, de nouvelles façons de s’organiser ; ce qui implique parfois de changer de contexte pour penser différemment.
Une bonne façon d’affûter notre regard peut passer par un exercice d’observation, pour lequel on commencera par choisir un territoire qui ne soit pas trop étendu, comme un glacier ou le quai d’une gare, et sur lequel on viendra observer les éléments qui changent en notant de façon sensible, les odeurs, les couleurs, l’ambiance sonore, etc. Tout cela à une fréquence répétée et pendant une certaine durée. La répétition de l’observation permet de voir des choses qui nous passeraient autrement sous les yeux si on ne le faisait pas systématiquement.
V. M.-D. – De mon côté, je réfléchis depuis longtemps à la notion d’engagement. Si l’on s’en réfère à la définition, l’engagement est une participation active, par des options conformes à ses convictions profondes, à la vie sociale. Cette culture de l’engagement repose sur trois aspects : l’implication personnelle, l’éthique de la responsabilité et le rapport à un avenir commun. C’est vraiment dans ce cadre-là que je le réfléchis, avec la particularité de la liberté académique. Il est intéressant de faire référence à un rapport paru en 2020 sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, qui est pour moi essentiel et qui souligne que la liberté académique est indissociable des autres droits humains. Dans cette liberté académique se trouvent la critique et la responsabilité sociale. C’est un point important, car beaucoup de personnes qui font partie de la fonction publique ont un devoir de réserve. On voit également des pressions s’exercer sur des chercheurs qui font partie d’organismes d’État dans le cadre de ce devoir de réserve, parfois au détriment de l’expression publique des scientifiques, ce qui pose de nombreuses questions.
Nous sommes devant des enjeux de transformation. Les rapports de force sont tendus, car certains secteurs, qui ont peu de capacité de reconversion, se sentent acculés et le dos au mur, et sont donc prêts à tout pour maintenir une forme de statu quo et pour gagner un peu de temps.
« Je nourris la conviction de la valeur émancipatrice des connaissances scientifiques. »
Dans ma réflexion, je nourris aussi la conviction de la valeur émancipatrice des connaissances scientifiques, de la démarche scientifique élargie au vivant et élargie aux écosystèmes. Je pense qu’il existe un défi sur cet aspect-là, que l’on voit apparaître de façon de plus en plus criante. Ces enjeux d’engagement de scientifiques avec la société sont indissociables de la question de la confiance et de la façon dont on évalue et dont on mesure cette relation de confiance. Certains pans entiers des sciences sont aujourd’hui attaqués, notamment les sciences du climat, les sciences de la biodiversité et des écosystèmes, et les sciences de la santé. Tout ça pose des questions très profondes, notamment avec toutes les formes de populisme qui émergent, essentiellement à l’extrême droite et sur leurs rapports à nos sciences. Tout cela demande d’arriver à réfléchir collectivement et je trouve qu’on ne le fait pas suffisamment à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui, qui se cristallisent de plus en plus, car nous sommes devant des enjeux de transformation. Les rapports de force sont tendus, car certains secteurs, qui ont peu de capacité de reconversion, se sentent acculés et le dos au mur, et sont donc prêts à tout pour maintenir une forme de statu quo et pour gagner un peu de temps. C’est le cas, par exemple, dans le secteur des énergies fossiles.
« Éclairer la prise de décision de ceux qui veulent bien être éclairés. »
Dans ce cadre, se pose la question de notre rôle en tant que scientifiques du climat. Depuis longtemps, les scientifiques ont effectué un travail d’alerte, puis d’éclairage du risque et ont mis sur la table les options d’action à mener d’une manière neutre, en identifiant les dimensions de faisabilité, les cobénéfices et les effets indésirables. Certaines réponses que l’on apporte peuvent en effet créer dans certains cas de nouveaux risques. Dans tous les cas, il ne s’agit pas d’être en situation de prise de décision, mais de fournir une information qui soit pertinente pour éclairer la prise de décision de ceux qui veulent bien être éclairés. Par rapport aux enjeux liés au changement climatique, nous avons aussi un rôle d’aiguillon, qui contribue à pousser à ce qu’il y ait des transformations, en ayant un rôle de garde-fou et de chien de garde qui peut être pertinent.
N. N. – Ce qui est intéressant, c’est également de voir les oppositions qui peuvent exister, sur le terrain, autour de ces questions. D’un côté, il y a ce qu’on appelle le « technosolutionnisme », qui repose sur le fait d’avoir recours à des technologies, ou de penser que le salut va venir de cette médiation strictement technique. De l’autre côté, il existe également une tendance à essayer de penser d’autres modes d’organisation, ce qui est aussi légitime, mais le problème c’est qu’on ne peut pas se passer non plus de médiation technique. Nous sommes donc souvent pris dans des oppositions entre high-tech et low-tech, comme s’il n’y avait pas de continuum. Ce qui me semble important, c’est d’avoir à l’esprit les nuances et les alliances possibles.
« Nous devons nous questionner sur notre rapport au temps long. »
On a tendance également à beaucoup opposer le public et le privé, mais le sujet est plus compliqué que ça. Le fait de tout mettre sur le dos des acteurs publics n’est pas toujours pertinent. Il y a d’autres acteurs dans la société, pas seulement des acteurs privés, mais tout un ensemble de collectifs citoyens et de gens qui veulent s’organiser. Il existe beaucoup de manières de réfléchir et on a tendance, là encore, à opposer uniquement public et privé, même si, évidemment, il y a des formes d’asymétrie avec des structures privées qui ont un poids démesuré. Nous devons aussi nous questionner sur notre rapport au temps long. Il existe une urgence et une immédiateté, mais il faut réfléchir au fait que certaines pistes de solutions qui peuvent être intéressantes à court terme ouvrent d’autres enjeux à long terme. C’est le cas notamment des enjeux qui entourent le nucléaire.
Alpages volants
En hommage à Nicolas Nova, nous publions un extrait « Alpages volants », tiré de son dernier livre Fragments de montagne. Les Alpes et leurs métamorphoses4, une compilation de ses notes d’observation et de lecture, conversations entendues par hasard, bribes de réflexions ou encore recettes de cuisine, etc., au fil de ses pérégrinations aux quatre coins du « château d’eau de l’Europe ».
« Céline a bien compris que je documente tout ce qui concerne les transformations des Alpes. Elle m’envoie cet article du Journal du CNRS à propos de cette drôle d’initiative du Laboratoire d’écologie alpine [LECA] de Grenoble. Un projet qui consiste à intervertir 40 mètres carrés de prairie dans le coin du col du Lautaret, dans les Hautes-Alpes. L’idée est de transplanter des morceaux de terrain de 2 450 mètres à 1 950 mètres d’altitude, et vice versa, afin de simuler, pendant dix ans, les changements subis par la flore avec le réchauffement climatique. Comment réagiront les espèces déplacées ? Vont-elles s’adapter ? Et à quelle vitesse ? Nom du projet : Alpages volants. Les résultats actuels ne sont guère enthousiasmants : “Plus de deux ans après leur déménagement, l’activité des sols reste similaire à ce qu’elle était 500 mètres plus haut ; les transplants, quant à eux, continuent de démarrer leur développement plus tôt dans la saison que les plantes alentour, dès que les conditions semblent favorables – ils étaient jusque-là habitués à des fenêtres de tir étroites. Une capacité d’adaptation plus lente qu’attendu… qui, si elle se confirmait, validerait le danger que représente un réchauffement rapide de l’atmosphère pour la très riche biodiversité alpine.”5 »
Dans les territoires alpins, on voit que se pose aujourd’hui la question du tourisme et de la surexploitation de certains milieux. C’est un sujet qui amène à réorienter des manières de concevoir les choses et c’est un sujet qui fâche, car certains ont à gagner et d’autres à perdre.
« Les conflits se matérialisent dans chaque territoire faute d’un espace de délibération démocratique. »
V. M.-D. – Toute la profondeur de la réflexion des sciences humaines et sociales est indispensable pour arriver à accompagner la résolution des conflits qui émergent en lien avec le changement climatique. Il existe aujourd’hui des approches qui sont déjà portées, sur cette construction d’une paix soutenable, qui va nécessairement avec une réflexion sur la gestion des ressources et en particulier de l’eau, et qui s’inspirent de la résolution des conflits. Ce qui me semble intéressant dans la réflexion, c’est finalement que les conflits se créent dans des endroits où il n’y a pas de cadre collectif qui aurait permis de construire une vision partagée. On peut voir notamment que la question de la gestion de l’eau, en particulier dans sa dimension agricole, ne fait pas du tout l’objet d’une stratégie explicite construite au niveau national. Les conflits se matérialisent donc dans chaque territoire faute d’un espace de délibération démocratique. Ils surviennent quand le cadre de droit est faible. En France, le Code de l’environnement n’est pas adapté au changement climatique, il y a donc une réflexion à mener pour faire évoluer le droit à partir de résolutions de transformation territoriale pour que les leçons qui en sont tirées puissent nourrir un meilleur cadre de droit. Comment faire entrer dans le droit les questions de maladaptation ? Comment avoir une meilleure approche des grands projets d’aménagement dans le contexte actuel ? Quels sont les référentiels que l’on peut utiliser pour atteindre l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050 ? Nous sommes aujourd’hui face à la nécessité de réfléchir à ces questions, car, faute d’un cadre de réflexion démocratique collectif, l’espace se crée pour qu’émergent de nombreux conflits territoriaux.
- Cette conférence inaugurale s’est tenue à Saint-Martin-d’Hères dans le cadre du lancement du Labex ITTEM 3.0. Depuis son lancement en 2011, le Labex ITTEM a favorisé les collaborations entre 7 puis 9 laboratoires des universités Grenoble Alpes (UGA) et Savoie Mont Blanc (USMB) et de l’Inrae, impulsant la constitution d’une communauté de recherche interdisciplinaire sur la montagne. Cette dernière regroupe plus de 120 chercheurs représentant 14 disciplines des sciences humaines et sociales (SHS) : sociologie, économie, géographie, droit, histoire, communication, aménagement, etc. À partir de janvier 2025, 5 nouveaux laboratoires de recherche en SHS se sont joints au Labex ITTEM 3.0, élargissant l’éventail des disciplines représentées et compétences mobilisables. L’objectif scientifique initial du Labex ITTEM était d’examiner la capacité d’innovation des territoires de montagne, souvent considérés « en marge » par rapport aux autres espaces. Dans le projet en cours, cet objectif a été élargi à la question des transitions soutenables, en reconsidérant les effets et le rôle des innovations dans la transformation des pratiques et des politiques sociétales.
- Plas S. et Virilli M., Demain, la montagne ! 101 initiatives de transition, 2022, Glénat.
- Nova N., Fragments d’une montagne. Les Alpes et leurs métamorphoses, 2023, Le Pommier.
- P. 133.
- Cailloce L., « Au Lautaret, la montagne est un laboratoire », CNRS Le Journal 11 juill. 2019.