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Voter dans sa commune, une proximité sujette à débats

Le 7 mars 2022

Comment s’est mis en place le secret du vote ? Petit rappel historique en deux temps : l’émergence de la circonscription de base pour les élections (tensions entre la commune et le chef-lieu de canton) et la lente installation de l’isoloir.

Résumé

Si l’histoire des élections françaises a fait l’objet d’études multiples, le choix du cadre dans lequel s’inscrit le vote est resté davantage négligé. D’un point de vue pratique, les scrutins présentent pour trait commun de se dérouler à l’échelle communale. Seules font exception les élections sénatoriales qui ont lieu à la préfecture et encore convient-il de préciser que les grands électeurs, qui sont majoritairement des délégués des conseils municipaux, sont, quant à eux, désignés précisément dans leur commune1.

Pourtant, la commune a été concurrencée un temps par le chef-lieu de canton comme localisation des élections et cette alternative exprimait une logique politique. L’enjeu est le secret du vote, qui constitue le fil rouge de cette brève étude récapitulative, organisée en deux temps, dominés tout d’abord par la tension entre commune et chef-lieu de canton puis par l’instauration – discutée – de l’isoloir.

Commune ou chef-lieu de canton ? Un choix très politique

Sous l’Ancien Régime, la trame paroissiale domine le découpage géographique du pays et c’est elle où s’élaborent les cahiers de doléances rédigés à l’occasion de la convocation des États généraux en 1789. Les assemblées locales élisent ensuite des délégués qui, d’échelon en échelon, représentent le peuple. Ce système d’élections à plusieurs degrés, où la commune constitue le premier lieu du politique, perdure sous la Révolution et l’Empire à travers des vicissitudes complexes. Sous la Restauration puis la Monarchie de juillet, le suffrage devient censitaire et se déroule essentiellement à l’échelle du département, même si la commune demeure ou redevient un lieu de vote, pour les gardes nationaux et les conseillers municipaux. C’est toutefois à partir de l’instauration du suffrage universel masculin à l’occasion de la révolution de 1848 que se pose essentiellement la question de la circonscription de base pour les élections.

Le débat oppose les partisans de la commune et du chef-lieu de canton. Il est tranché en faveur du second, le républicain Armand Marrast, insistant sur le danger qu’il y aurait à organiser les élections à l’échelle de la commune, qu’il considère comme trop soumise aux influences des notabilités locales et donc peu propice à la libre expression du suffrage. Le décret du 5 mars 1848 relatif au suffrage universel prévoit donc des « assemblées électorales de canton » (art. 1er) et que « tous les électeurs voteront au chef-lieu de canton » (art. 9), même s’il existe en réalité une possibilité de créer des sous-sections dans les cantons jugés trop vastes. Le but est-il cependant atteint ? Rien ne permet de l’affirmer comme le montrent les récits de deux acteurs illustres de ce premier scrutin au suffrage universel masculin. Alphonse de Lamartine, poète et homme politique, présente une vision idyllique de ce moment2. Pourtant, lui-même, à son corps défendant peut-être, souligne dans son récit le rôle des notables, puisqu’il présente « les populations recueillies et émues de patriotisme [qui] se formèrent en colonnes à la sortie des temples, sous la conduite des maires, des curés, des instituteurs, des juges de paix, des citoyens influents, s’acheminèrent par villages et hameaux aux chefs-lieux d’arrondissement, et déposèrent dans les urnes […] les noms des hommes dont […] le talent et surtout la modération leur inspiraient le plus de confiance pour le salut commun et pour l’avenir de la République ».

C’est toutefois à partir de l’instauration du suffrage universel masculin à l’occasion de la révolution de 1848 que se pose essentiellement la question de la circonscription de base pour les élections.

Or, pendant ce trajet qui conduit les électeurs au chef-lieu de canton, où ils votent commune après commune, ces notables qui les guident sont à même de les influencer, comme le révèle cet extrait célèbre des souvenirs d’Alexis de Tocqueville qui vote avec les paysans du village normand qui porte son nom : « Nous devions aller voter ensemble au bourg de Saint-Pierre, éloigné d’une lieue de notre village. Le matin de l’élection, tous les électeurs, c’est-à-dire toute la population mâle au-dessus de vingt ans, se réunirent devant l’église. Tous ces hommes se mirent à la file deux par deux suivant l’ordre alphabétique ; je voulus marcher au rang que m’assignait mon nom ; car je savais que dans [les] pays et dans les temps démocratiques, il faut se faire mettre à la tête du peuple et ne pas s’y mettre soi-même. Au bout de la longue file venaient sur des chevaux de bât ou dans des charrettes, des infirmes ou des malades qui avaient voulu nous suivre. Nous ne laissions derrière nous que les enfants et les femmes ; nous étions en tout cent soixante-dix.

Arrivés au haut de la colline qui domine Tocqueville, on s’arrêta un moment. Je sus qu’on désirait que je parlasse. Je grimpai donc sur le revers d’un fossé, on fit cercle autour de moi et je dis quelques mots que la circonstance m’inspira. Je rappelai à ces braves gens la gravité et l’importance de l’acte qu’ils allaient faire ; je leur recommandai de ne point se laisser accoster ni détourner par les gens, qui, à notre arrivée au bourg, pourraient chercher à les tromper ; mais de marcher sans se désunir et de rester ensemble, chacun à son rang, jusqu’à ce qu’on eût voté. “Que personne, dis-je, n’entre dans une maison pour prendre de la nourriture ou pour se sécher (il pleuvait ce jour-là) avant d’avoir accompli son devoir.” Ils crièrent qu’ainsi ils feraient et ainsi ils firent. Tous les votes furent donnés en même temps et j’ai lieu de penser qu’ils le furent presque tous au même candidat. » 3

L’habileté de l’essayiste faisant de la politique extraite de ces lignes ne masque pas l’importance de l’influence sociale que le châtelain exerce sur les populations de sa commune dont il recueille la quasi-unanimité des suffrages… Les conservateurs et les bonapartistes se méfient toutefois de l’échelle cantonale, car c’est bien souvent dans les grosses bourgades qui constituent le chef-lieu que l’on rencontre les personnalités les plus éveillées à l’action politique, là où s’expriment des opinions démocratiques, voire contestataires, grâce aux lieux de sociabilité que sont les cercles et les cafés.

C’est pourquoi sous le Second Empire le suffrage est organisé par ce régime autoritaire à l’échelle communale. Le maire, nommé par l’empereur ou le préfet selon l’importance de la population, constitue alors l’agent le plus efficace du pouvoir et le relais zélé de l’administration désireuse de faire élire les candidats que l’on qualifie sans autre forme d’hypocrisie « officielle ». Le vote dure deux jours, et c’est le maire qui conserve l’urne (non scellée) durant la nuit. Par une réaction assez compréhensible, les républicains qui prennent le pouvoir à l’occasion de la défaite de Sedan et de la capture de Napoléon III par les armées ennemies en septembre 1870 décident de changer le lieu de vote. Ils reviennent pour les élections législatives de février 1871 à deux principes chers à leurs prédécesseurs de la IIe République : le scrutin de liste et le choix du chef-lieu de canton comme bureau de vote. Comme en 1848, quelques exceptions existent, à l’intar du Loir-et-Cher où « la plupart des cantons » sont divisés en deux ou trois sections de vote4. Certains militants républicains s’en inquiètent, tel le maire de Thuir (Pyrénées-Orientales) qui s’élève contre la décision du préfet de diviser son canton en deux sections, car il estime que la commune de Bages est « un lieu où nos adversaires ont de puissants adhérants [sic] » et qu’il faudrait donc éviter qu’elle ne soit le siège d’une section. À défaut, « tout au moins faudrait-il envoyer à Bages pour présider cette section un homme énergique, disposé à renverser tous les obstacles, qui pourraient se produire » et le maire de Thuir ajoute même qu’« une partie aussi de la gendarmerie devrait y être appelée » 5. Le choix du chef-lieu se retourne toutefois contre les républicains dans de nombreux départements. Le bonapartiste Eugène Eschassériaux, élu de Charente-Inférieure, se réjouit en effet du regroupement des opérations au chef-lieu de canton qui, en réduisant considérablement le nombre de sections de vote, lui a permis d’apporter des bulletins partout : « Si on avait voté dans chaque commune il nous aurait été impossible en si peu de temps de faire parvenir à chacune nos imprimés. Les entraves apportées par le parti républicain au vote des électeurs des campagnes ont tourné contre lui. » 6 Le scrutin se solde, pour des raisons variées, par une large victoire des conservateurs. Le choix de la commune comme lieu du bureau de vote – subdivisée dans le cas des villes – n’est toutefois plus remis en question par la suite et demeure aujourd’hui encore la circonscription électorale de base7. Le procès en ingérence des notables et les possibilités de pressions ne disparaissent pas néanmoins et se pose alors une autre question pour préserver la liberté du suffrage, celle du secret du vote.

Sous le Second Empire, le suffrage est organisé par ce régime autoritaire à l’échelle communale. Le maire, nommé par l’empereur ou le préfet selon l’importance de la population, constitue alors l’agent le plus efficace du pouvoir et le relais zélé de l’administration.

Le scrutin secret : une lente installation et un inégal respect

Le choix d’une échelle de proximité, la commune, voire d’un territoire infra-communal dans les villes, où le bureau de vote correspond à un quartier, pose le problème de la visibilité du bulletin que l’électeur dépose dans l’urne et donc des pressions qui peuvent s’exercer sur lui. C’est pour y échapper que se développe dans le monde anglo-saxon la pratique de l’isoloir, où les citoyens peuvent mettre leur bulletin dans une enveloppe à l’abri des regards. Le nom d’australian ballot exprime cette origine géographique et désigne un ensemble de mesures (bulletins imprimés, dont la distribution est réglementée, passage par l’isoloir) destinées à garantir la liberté et la sincérité du scrutin. Adopté en 1872 au Royaume-Uni puis adopté dans l’essentiel de l’Europe au cours des décennies qui suivent, l’isoloir est tardivement accepté en France par une loi du 29 juillet 1913. Cette réticence est à mettre au compte de l’ensemble du spectre politique. Les notables conservateurs tiennent à la sauvegarde de leur pouvoir social, tel ce propriétaire terrien mis en scène par Émile Guillaumin dans La vie d’un simple (paru en 1904), qui fait remettre à ses métayers, par son garde particulier, le bulletin qu’il souhaite le jour du scrutin. À gauche aussi, une hostilité se manifeste à l’encontre du scrutin secret. Dès la période révolutionnaire, Jean-Baptiste Louvet estime que le seul vote « digne d’un vrai républicain » doit se prononcer à voix haute devant ses concitoyens8. Un parlementaire républicain, Charles Ferry qualifie quant à lui le 1er avril 1898 à la Chambre des députés la demande d’isoloir de « chinoiseries ». Au xxe siècle encore, un philosophe engagé dans l’arène politique, Jean-Paul Sartre, termine en 1973 un article intitulé « Élections, piège à cons » par une charge contre l’isoloir : « L’isoloir, planté dans une salle d’école ou de mairie, est le symbole de toutes les trahisons que l’individu peut commettre envers les groupes dont il fait partie. Il dit à chacun : “Personne ne te voit, tu ne dépends que de toi-même ; tu vas décider dans l’isolement et, par la suite, tu pourras cacher ta décision ou mentir.” Il n’en faut pas plus pour transformer tous les électeurs qui entrent dans la salle en traîtres en puissance les uns pour les autres. » 9

Cette attaque contre l’isoloir révèle aussi l’ambivalence de celui-ci, tout à la fois instrument d’émancipation démocratique par la possibilité pour un pauvre de voter différemment des puissants du lieu et triomphe d’une forme d’individualisme qui va à l’encontre du spontanéisme des masses, ici pensées comme révolutionnaires dans le contexte post-1968. Longtemps, l’isoloir a aussi été comparé au confessionnal, référence peu flatteuse dans une République anticléricale.

Si les controverses autour de ce matériel électoral semblent lointaines, la question du secret du vote demeure toujours posée. Le Code électoral prévoit un isoloir au moins pour 300 électeurs inscrits ; il fait obligation à chaque électeur de prendre plusieurs bulletins de vote afin de préserver le secret autour de son choix (sauf s’il vient au bureau de vote avec le matériel électoral reçu à son domicile, si toutefois celui-ci lui est bien parvenu ce qui ne fut pas le cas dans de nombreuses localités lors des élections départementales et régionales de 2021, l’État ayant imprudemment confié à des opérateurs privés le soin de cette mission…). Le passage de l’électeur par l’isoloir est ensuite obligatoire. Si ce dernier point est en général respecté, il en va parfois différemment du précédent, nombre d’électeurs ne prenant qu’un seul bulletin, en dépit des règlements en vigueur.

La sincérité du scrutin est aussi au cœur de mesures figurant également dans le Code électoral, notamment l’interdiction d’y entrer à tout électeur muni d’une arme et le fait que seuls peuvent théoriquement y pénétrer les électeurs inscrits sur les listes électorales du bureau concerné, les personnes mandatées par les candidats et les délégués des commissions de contrôle des opérations électorales. En dépit de l’exemplarité civique d’une telle démarche, les enfants accompagnant leurs parents ne sont donc pas supposés y pénétrer… Enfin, toute discussion entre électeurs est interdite à l’intérieur des bureaux de vote.

Le Code électoral prévoit un isoloir au moins pour 300 électeurs inscrits ; il fait obligation à chaque électeur de prendre plusieurs bulletins de vote afin de préserver le secret autour de son choix.

Dans les dernières décennies, un seul scrutin a suscité en France des manifestations contraires aux règles rappelées ci-dessus. Il s’agit du second tour de l’élection présidentielle de 2002, qui opposa Jacques Chirac à Jean-Marie Le Pen. Dans de multiples bureaux de vote, des électeurs ont refusé de prendre le bulletin Le Pen tandis que d’autres, déçus par l’élimination de Lionel Jospin, affectaient de prendre celui portant le nom du président sortant avec une pince à linge. Dans l’Aude, la commune de Villemagne est même l’objet de manifestations ostentatoires organisées par le maire socialiste : celui-ci fait installer un portique et un pédiluve pour les électeurs ayant voté pour Jacques Chirac ou touché les bulletins de vote portant le nom de Jean-Marie Le Pen. De plus, il organise un simulacre de vote afin que les électeurs puissent se prononcer pour un candidat ne figurant pas au second tour. Le scrutin est annulé par le Conseil constitutionnel et le maire suspendu de ses fonctions par le ministre de l’Intérieur pour quinze jours. Ce cas demeure toutefois isolé. Par son exceptionnalité, il témoigne de la neutralité le plus souvent affichée par les édiles, mais aussi de la tenue globalement conforme des mœurs électorales, qui continuent à s’inscrire dans le cadre communal et plus spécifiquement dans les bâtiments emblématiques de la République que sont la mairie et l’école (parfois désaffectée en milieu rural), sièges habituels des bureaux de vote. En dépit de quelques velléités en faveur du vote électronique, cette pratique bien enracinée dans deux siècles d’histoire électorale contribue donc à associer la commune à l’exercice du suffrage et à conforter ainsi cette échelle territoriale comme cellule de base de la vie démocratique.

  1. Conord F., Les élections sénatoriales en France. 1875-2015, 2016, PUR.
  2. Dupart D., « Suffrage universel, suffrage lyrique chez Lamartine 1834-1848 », Romantisme 2007/1, n135, p.9-21.
  3. de Tocqueville A., Souvenirs. Nouvelle édition augmentée de fragments inédits, 1942, Gallimard, p. 100-101.
  4. Dupeux G., Aspects de l’histoire sociale et politique du Loir-et-Cher. 1848-1914, 1962, Imprimerie nationale, p. 451.
  5. Archives départementales Pyrénées-Orientales, élections à l’Assemblée nationale, lettre du 4 février 1871.
  6. Eschassériaux E., Mémoires d’un grand notable bonapartiste. 1823-1906, 2000, Éditions des Sires de Pons, p. 123.
  7. Le chef-lieu demeure simplement le lieu du bureau centralisateur qui sert à collecter les résultats enregistrés dans les différentes communes du canton. Depuis les dernières modifications du découpage territorial en France, la notion même de chef-lieu de canton « est devenue obsolète » (Rép. min., QE Jean-Louis Masson : JO, 11 juin 2020, p. 2716) mais il existe toujours des bureaux centralisateurs correspondant de facto à la plupart des anciens chefs-lieux…
  8. Cité dans Crook M. et Croook T., « L’isoloir universel ? La globalisation du scrutin secret au xixe siècle », Revue d’histoire du xixe siècle 43/2011.
  9. Sartre J.-P., « Élections, piège à cons », Les Temps modernes janv. 1973.
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