Au Danemark, le paradis de la décentralisation existe-t-il ?

Le ratio de dépense par habitants est 3,5 fois plus important pour les collectivités danoises par rapport à la France. Et, en conséquence, le nombre d'agents, tous contractuels de droit privé, géré par les collectivités est considérable : environ 54 000 agents pour les 660 000 habitants de Copenhague.
©Crédit : Jérémy Toma – CC.
Le 25 janvier 2024

Les communes danoises sont parmi les collectivités les plus puissantes d’Europe – voire du monde – dans un État unitaire tant par leur compétence que par leur mode de financement. Retour sur les vertus et les limites du modèle danois de décentralisation.

Une puissance qui ferait rêver les collectivités françaises

Le design est une spécialité nordique et on peut le décrire avec trois mots : simple, fonctionnel et élégant. Ce qui vaut pour le mobilier intérieur vaut également pour les systèmes de gouvernances locales nordiques, et pour le cas danois en particulier.

En effet, le système de décentralisation danois repose sur seulement 98 communes et 5 régions pour presque 6 millions d’habitants sur environ 43 000 km2 soit à peu près autant que l’ancienne région Rhône-Alpes – qui comptait, en revanche, 2 838 communes… Cependant, géographiquement, le Danemark est un archipel de 400 îles, parmi lesquelles 75 habitées, et dont la géographie a toujours imposé d’avoir une certaine autonomie locale.

Ce nombre limité de collectivités donne la masse critique pour exercer un vaste champ de compétences. Les communes danoises regroupent en effet la plupart des compétences de proximité des collectivités françaises, auquel il faut ajouter les personnels enseignants des primaires et collèges, et les agences pour l’emploi. Pour leur part, les régions danoises, qui font chacune la taille d’un département français, regroupent principalement le système de santé (personnels inclus) et des compétences de coordination et de développement à l’échelle de leur territoire.

Cette puissance est accrue par le faible nombre d’acteurs publics, qui s’explique par un mouvement graduel, mais constant de fusion des collectivités.

Une simplification radicale

En effet, le Danemark a pu compter dans les années 1960 jusqu’à 1 345 communes comptant chacune en moyenne 3 420 habitants1 pour 32 km2. 14 comtés composaient une strate de coordination, déjà chargée de la santé.

Une première réforme en 1970 va faire passer le nombre de communes à 288 en enrichissant les compétences. À l’époque, l’exode rural et l’affaiblissement des plus petites communes avaient été l’argument principal de ce regroupement.

Mais le vrai big bang intervient en 2007 où une importante réforme va simplifier radicalement la carte locale. En effet, les « réformes de structure » vont diminuer le nombre de communes à 98, soit une taille moyenne proche de 60 000 habitants pour presque 450 km2 chacune. À nouveau, la réforme se fait dans un contexte où il apparaît important de renforcer la capacité des communes à faire face à leurs responsabilités en renforçant la masse critique et les synergies, mais aussi pour mettre les structures administratives en adéquation avec les bassins de vie.

Cette réforme a conduit à une baisse de 5 % du nombre des agents publics locaux dans les dix ans qui ont suivi la réforme2. D’importantes réorganisations des services ont eu lieu, notamment dans le domaine scolaire avec la fermeture de 20 % des écoles (primaire et collège) par regroupement3 engendrant une économie budgétaire de 14 % sur ce champ de dépense. Au passage, les nouvelles communes récupèrent une compétence emploi avec les agences de proximité.

Pour les 14 comtés regroupés en 5 régions, la fusion a eu aussi des effets de rationalisation avec 24 hôpitaux fermés, mais permis des harmonisations locales dans l’offre de soin.

À cette occasion, l’État a simplifié sa présence territoriale en réduisant de 52 à 12 les districts de police, de 82 à 24 les districts judiciaires et de 13 à 5 les bureaux administratifs de l’État. Ces importantes réductions, à fort impact pour certaines communes, ont dû être compensées par des délocalisations de certains services centraux de la capitale vers des villes de province : plus de 4 000 fonctionnaires des agences gouvernementales ont été délocalisés en dehors de l’aire urbaine de Copenhague. Par exemple, les 440 agents de l’agence environnementale ont été délocalisés à Odense, troisième ville du pays à une heure et demi de train de la capitale, ou le Service national d’immigration (375 agents) à Naestved, ville de 80 000 habitants à une heure de la capitale. Le hasard a voulu que le calendrier de la réforme précède de peu la crise de 2008 ce qui fait que les acteurs publics danois ont pu réinvestir les économies issues de la réforme.

Réformer dans la concertation et le temps long

De telles évolutions ne manquent pas de surprendre en France, mais s’expliquent par une importante culture du dialogue politique. Plusieurs années de débats et concertations ont été nécessaires pour aboutir à ce résultat, obligatoire dans un pays au système parlementaire très fragmenté reposant sur des coalitions parfois assez larges, tant au niveau local que national où le dialogue est constant comme s’en souviennent les téléspectateurs de l’excellente série Borgen4.

Par exemple, l’actuel gouvernement danois est minoritaire et rassemble 3 partis de centre gauche et du centre droit. À la mairie de Copenhague, les 7 membres du comité exécutif – dont la lord-maire sociale-démocrate, Sophie Hæstorp Andersen – viennent des 6 plus grands partis au conseil municipal, allant des conservateurs à la gauche radicale. Cette situation est la norme au niveau local.

Cependant, cela ne veut pas dire que la fusion de 2007 ne s’est pas faite, ici comme ailleurs, sans protestations5 ni demandes de compensation, mais comme elle était le fruit de longues concertations lancées depuis 2002, elle a été globalement bien acceptée. Cette réforme, comme la précédente, était le fait de gouvernements dominés par les partis de centre droit, majoritaires dans les campagnes, avec une volonté affichée de renforcer les communes rurales et de leur donner de nouvelles marges en permettant des économies d’échelles.

Un grand nombre de compétences

Les compétences des communes danoises sont :

  • la garde d’enfants avant l’âge du primaire ;
  • l’enseignement primaire et le niveau secondaire inférieur (personnels enseignants inclus) ;
  • l’enseignement spécialisé pour adultes ;
  • les soins aux personnes âgées ;
  • certaines compétences de santé de proximité :
    • la prévention,
    • tous les soins et services de réadaptation qui ne sont pas dispensés par les hôpitaux,
    • le traitement de patients toxicomanes,
    • les soins dentaires,
    • la psychiatrie sociale ;
  • l’emploi avec les agences de proximité ;
  • l’intégration et l’enseignement des langues ;
  • la protection de la nature, l’environnement et la planification, avec l’élaboration de plans :
    • d’urbanisme,
    • d’assainissement,
    • d’élimination des déchets,
    • d’approvisionnement en eau ;
  • le réseau routier local et les transports locaux ;
  • la participation à des sociétés de transport régional ;
  • les services d’incendie, de secours et de protection civile ;
  • le secteur social : financement, prestations et administration ;
  • les services aux citoyens dans le domaine de la fiscalité et de la perception des impôts, en coopération avec les autorités fiscales de l’État ;
  • les bibliothèques, les écoles de musique, les installations sportives locales et autres activités culturelles ;
  • les services aux entreprises locales et la promotion du tourisme ;

Les compétences des régions danoises sont :

  • le système des soins de santé et la prise en charge par des personnels de santé, y compris les médecins généralistes et spécialistes ;
  • le développement régional, la planification de l’enseignement secondaire et de l’éducation générale des adultes ;
  • le fonctionnement et le développement des institutions pour les groupes vulnérables et dans le domaine de l’éducation sociale ;
  • les transports publics régionaux via des sociétés de transport régional ;
  • la coordination de l’administration étatique et municipale pour l’aménagement du territoire et l’approvisionnement en eau ;
  • la cartographie, surveillance et assainissement des terrains contaminés ;
  • la cartographie des gisements de matières premières et mise en place de plans d’exploitations ;
  • les contributions régionales au développement durable.

La puissance par le budget

Les collectivités danoises sont riches et disposent d’importants leviers fiscaux. La ressource principale de la commune est l’impôt sur le revenu que presque tous les contribuables payent dans ce pays de plein emploi. En matière de fiscalité, l’impôt local correspond à une moyenne de 24,95 % du revenu imposable des habitants et la commune a un pouvoir de taux. L’impôt sur le revenu représente 86 % de la fiscalité locale, le reste étant constitué de l’impôt foncier et de l’impôt sur la propriété, puis d’une part de l’impôt sur les sociétés. Cette fiscalité locale représente environ 64 % des recettes municipales. Les dotations globales, y compris la péréquation, représentent 17 % des recettes des communes, et les subventions destinées à des usages spécifiques et les remboursements en représentent 6 %. Les bénéfices d’exploitation (y compris pour des services tels que les soins aux personnes âgées et handicapées et l’éducation préscolaire) viennent compléter. Les services publics, tels que l’eau et les déchets, sont entièrement financés par les usagers, et ne sont pas inclus dans ce chiffre.

Contrairement aux communes, les régions ne perçoivent pas leurs propres impôts et dépendent du régime de financement spécial fondé sur la contribution de l’État et des communes : environ 83 % provenant de l’État et 17 % des communes.

Les collectivités danoises sont riches et disposent d’importants leviers fiscaux.

La certification des comptes est une obligation des collectivités et permet donc un audit indépendant annuel auquel il faut ajouter que les 103 collectivités danoises font l’objet de contrôles constants des corps de contrôle nationaux.

Finalement, par ces leviers et par l’ampleur des domaines de compétences, le ratio de dépense par habitant est 3,5 fois plus important pour les collectivités danoises par rapport à la France6. Et, en conséquence, le nombre d’agents, tous contractuels de droit privé, géré par les collectivités, est considérable : environ 54 000 agents pour les 660 000 habitants de Copenhague ou 7 000 agents pour 105 000 habitants à Frederiksberg, par exemple.

Peu d’acteurs pour une gouvernance plus concertée

Du fait du nombre limité d’acteurs publics, la concertation est facile et fréquente. De plus, au sein des collectivités, le nombre d’élus est peu élevé avec seulement 2 641 élus locaux (2 436 communaux et 205 régionaux) au niveau national. Les barrières à l’entrée pour se présenter aux élections municipales sont faibles (seules les signatures de 25 électeurs sont requises) et il n’est pas inhabituel de pouvoir choisir entre une trentaine de listes sur de grands bulletins.

La gouvernance est aussi facilitée par la structuration de la société civile en grandes associations thématiques uniques. Par exemple, l’Association nationale des cyclistes, fer de lance des mobilités douces, est seule sur son segment avec 15 000 membres. Les personnes âgées sont défendues par une association nationale qui compte… 900 000 membres ! De nombreux outils de démocratie participative et de comités d’usagers des services complètent cette concertation constante.

Enfin, il faut concéder qu’entre la France et le Danemark, il y a une différence de taille dans la posture de l’État. Face à notre tendance très française à réglementer (avec comme conséquence un Code général des collectivités territoriales [CGCT] de 2 600 pages7), le cadre juridique danois est beaucoup plus succinct et moins précis, car le système politique rend long et complexe la production de normes ce qui laisse une grande place à la discussion et l’adaptation, mais génère davantage de longues discussions entre l’État, les collectivités et la société civile.

Alors le Danemark serait-il le paradis des collectivités territoriales ? Sans doute. Toutefois, il y aurait beaucoup à dire sur les politiques publiques durables développées là-bas où la recherche constante du juste milieu peut parfois limiter les ambitions quand il faut imposer des contraintes. Face à la nécessité d’agir vite sur les transitions, le débat sur les rôles respectifs des collectivités et de l’État n’est jamais évidemment et sera toujours vif, où que cela soit…

Le ratio de dépense par habitants est 3,5 fois plus important pour les collectivités danoises par rapport à la France. Et, en conséquence, le nombre d'agents, tous contractuels de droit privé, géré par les collectivités est considérable : environ 54 000 agents pour les 660 000 habitants de Copenhague.

  1. Ce qui était déjà le double des moyennes françaises.
  2. Bureau des données municipales et régionales sur les salaires.
  3. Danish Institute for Local and Regional Government Research.
  4. NDLR : Borgen, une femme de pouvoir est une série télévisée danoise. Elle raconte l’histoire de l’ascension au pouvoir d’une femme premier ministre, qui se bat pour changer les choses et faire respecter ses valeurs.
  5. 10 år med kommunalreformen – reformen der forandrede Danmark, dossier, 2023 (https://legacy.altinget.dk/misc/kommunalreformen.pdf), ce dossier fait le bilan de dix ans de réforme.
  6. https://www.sng-wofi.org/
  7. Par exemple, pour l’édition 2024, chez Dalloz.
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