La ville japonaise face au vieillissement de masse : le cas de Kitakyūshū

Le 18 mai 2024

D’ici 2035, les plus de 65 ans pèseront pour presque 35 % de la population de Kitakyūshū, la ville la plus au nord de l’île de Kyushu. Un taux de vieillissement bien supérieur à la moyenne nationale et le plus élevé par rapport aux autres villes de même taille. Hightech au service du vieillissement (robots infirmiers) ou adaptation de la ville aux personnes âgées (urbanisme sans barrière, ville sans obstacle et conviviale, plan marche, etc.) : focus sur les initiatives prises par les autorités.

Au cours de son histoire, la ville de Kitakyūshū est passée à plusieurs reprises à côté de la catastrophe. La fois la plus remarquable fut ce matin du 9 août 1945, où une épaisse couverture nuageuse contraint les pilotes américains à se détourner de leur cible initiale autour de ce qui est aujourd’hui le quartier de Kokura, au magnifique château datant de l’époque du Shogun, afin de se rerouter vers Nagasaki pour un bombardement aux conséquences tragiques.

Assez épargnée par les violences du xxe siècle, Kitakyūshū fut longtemps un port industriel prospère et innovant, spécialisé dans de nombreuses technologies de pointe allant des robots industriels sophistiqués du groupe Yaskawa aux sanitaires hightech de la multinationale Toto. Issue de la fusion de cinq communes en 1963, la ville, qui fut longtemps la plus grande de l’île méridionale japonaise de Kyushu, compte aujourd’hui environ 950 000 habitants, mais en a déjà perdu 100 000 depuis un demi-siècle.

Le tsunami gris

« Sous le double coup de la désindustrialisation et du vieillissement, la ville est en effet confrontée à un double défi : continuer d’augmenter l’attractivité et accompagner le vieillissement, dans des proportions plus importantes que chez vous en France », nous explique Hirotsogu Ueda, ancien directeur de l’innovation et maintenant en charge des finances de la ville, avec qui nous avons pu nous entretenir. Ancien élève de Science Po Strasbourg et des programmes internationaux de l’École nationale d’administration (ENA)1, Hirotsogu Ueda a eu l’occasion de découvrir également les administrations françaises décentralisées et déconcentrées, lui donnant un certain recul sur la situation japonaise.

En effet, les perspectives démographiques ne sont pas bonnes2 : d’ici 2035, la ville de Kitakyūshū va perdre probablement encore plus de 100 000 habitants et les plus de 65 ans pèseront pour presque 35 % de la population. Le taux de vieillissement est bien supérieur à la moyenne nationale et est le plus élevé par rapport aux autres villes de même strate. La natalité est également sous une moyenne nationale déjà faible.

Le vieillissement de la ville ne peut donc pas se passer d’une politique active de maintien de l’attractivité du territoire de celle-ci pour être soutenable.

La ville, cependant, fait feu de tout bois face à ce changement majeur en vue et mobilise l’ensemble des compétences propres et celles de son territoire pour limiter les ravages de cette inexorable vague grise. Au Japon, la décentralisation confie de vastes responsabilités aux 1 747 municipalités d’une population moyenne de 70 000 habitants. Issues d’un mouvement de fusion qui a divisé leur nombre par cinq depuis les années 1950, elles s’appuient sur environ 8 000 entreprises publiques qui exercent la majorité des fonctions opérationnelles.

La hightech au service du vieillissement

Terre d’innovation industrielle, il est ainsi tout naturel que Kitakyūshū ait misé sur les hautes technologies pour moderniser son système de soin qui doit gérer à la fois l’afflux de nouveaux patients, mais aussi le vieillissement des agents publics et des personnels soignants. Pour souligner son ambition, elle a souhaité promouvoir le « modèle de Kitakyūshū » ayant vocation à ouvrir la voie pour de nouvelles méthodes au profit de tout le pays et donc présentables dans les foires d’exposition nationales, mais aussi internationales.

Adopté en 2018, ce plan s’articulait autour d’idées innovantes en s’appuyant sur son écosystème privé : apporter l’innovation dans les milieux de soins par l’humain avec un personnel soignant plus performant et par la technologie avec les robots infirmiers afin d’améliorer la qualité de vie des résidents et promouvoir l’industrie locale, source d’emplois et de revenus fiscaux, avec une nouvelle filière de robots infirmiers. Quatorze modèles de robots ont été expérimentés en lien avec les grandes entreprises du territoire afin de suppléer à des tâches les plus pénibles pour les soignants : levage et lavage, distribution de repas ou de médicaments, collectes de données de santé des patients, etc. La mise en place de capteurs intelligents a permis d’optimiser la surveillance des besoins des patients en signalant au bon moment les difficultés de ceux-ci en anticipant les risques de chutes.

Un travail pour faciliter la communication a été aussi mis en place en équipant les agents d’oreillettes et d’interface d’échange pour réduire les besoins de réunion de coordination et ainsi, tripler les temps d’échange et d’interaction avec les patients. Tout ceci a nécessité de reconfigurer les bâtiments des établissements de soin et d’accueil des personnes âgées afin d’être compatible avec ces nouveaux travailleurs et ces nouveaux outils.

Il a fallu également créer de nouvelles procédures et des formations adaptées pour les agents et les soignants afin de leur apprendre à travailler avec ces nouveaux collaborateurs robotisés et ses nouveaux outils de communication et de coordination. Le résultat est une baisse spectaculaire de la pénibilité divisée par deux par rapport à la période précédente avec notamment des effets sur la charge mentale et physique.

Outre ces dimensions techniques et de ressources humaines, cette approche pionnière a demandé à la ville un travail de lobbying pour assouplir les normes imposées par l’État et permettre de faire bouger le cadre de travail.

L’adaptation de la ville au vieillissement, un chantier au long cours

Le Japon a été un pionnier dans la mise en place de normes pour un urbanisme sans barrière, accessible aux personnes en situation de handicap. Sa législation, exigeant l’adaptabilité des transports en commun et des gares aux personnes handicapées, date de 2000, suivant une première loi en 1994 avec l’évolution des normes de construction des bâtiments pour intégrer les contraintes du handicap. Une loi de 2006 avait élargi cet enjeu à l’ensemble des espaces publics.

Déjà, le centre de la zone métropolitaine de Kitakyūshū, le district de Kokura, où se rassemblent de nombreuses personnes âgées, a été le premier du pays à développer un espace public avec une ville sans obstacle et conviviale depuis 1997. En décembre 1998, la ville a formulé un plan de promotion du développement urbain sans barrière du centre-ville de Kokura, et en 1999, tous les projets répertoriés dans le plan ont été achevés.

Les méthodes étaient aussi pionnières puisque cette adaptation avait été faite de façon participative avec des dizaines de conférences et de séances de travail sur le terrain avec un large éventail de membres, y compris des personnes âgées et en situation de handicap, pour faire émerger de nouveaux concepts et de nouvelles règles pour le développement des installations et des espaces publics.

Avec la vague grise à venir, Kitakyūshū met les bouchées doubles pour adapter encore son espace public au grand âge sur l’ensemble de son territoire en ciblant prioritairement les espaces de grande circulation, autour des gares et des parkings, en éliminant systématiquement les obstacles et en améliorant les pavages pour les rendre à la fois agréables et intuitifs aux personnes âgées et en situation de handicap. Ces projets s’inscrivent aussi dans une logique d’adaptation de la ville pour ralentir et encourager les mobilités actives garantes d’une espérance de vie en bonne santé prolongée.

Ainsi un plan marche a été mis en place en 2014 avec des signalétiques spécifiques et des parcours3 tout en multipliant les quartiers limités à 30 km/h où pullulent les ralentisseurs.

Les services publics se rendent aussi plus accessibles avec la multiplication des bornes et interfaces designées pour les personnes âgées. Ici, selon Hirotsogu Ueda, la ville s’inspire des exemples danois et canadiens où ces interfaces sont la norme. Un important programme de formation et d’accompagnement s’adresse aux personnes âgées pour les accompagner dans ces changements4.

Vieillissement et pauvreté : la double vague

Avec l’augmentation de l’espérance de vie, du nombre des personnes âgées, et de la baisse du nombre d’actifs, les villes japonaises, en charge des aides sociales qui pèsent pour 37 % de leurs dépenses5, sont face à une équation implacable : hausses des dépenses sociales inexorables avec des ressources en berne.

La Constitution japonaise garantit un système de solidarité avec un minimum vieillesse d’environ 74 000 yens6 – soit 450 euros par mois – mais le bénéficiaire doit avoir liquidé auparavant tous ses biens de valeur (dépôts, assurance-vie, terrains et maisons, voitures, métaux précieux, titres, etc.) pour pouvoir prétendre à la solidarité. Ce système très encadré a pour corollaire d’encourager à prolonger les activités professionnelles des personnes âgées et on estime que les plus de 65 ans comptent déjà pour 13,4 % de la population active7, chiffre qui a doublé depuis 2000.

La liquidation des actifs n’est pas non plus une tâche aisée, car, avec la baisse de la population, le marché immobilier est en plein marasme. Si une ville comme Kitakyūshū garde encore une certaine attractivité, les biens immobiliers en zone rurale ne se vendent plus. Des sites spécialisés8 proposent des biens pour des étrangers amoureux du Japon à des prix dérisoires. Quelques travaux de mises aux normes, très rigoureuses dans un pays soumis à de nombreux risques, notamment sismiques, sont cependant à prévoir…

Pour Kitakyūshū, c’est un énorme défi financier, car les ressources financières municipales reposent sur l’impôt sur le revenu (avec un montant fixe à 10 % de celui-ci) ainsi qu’un impôt foncier qui fournit presque de 40 % des ressources fiscales. La règle d’or financière, également en cours au Japon, évite les dérapages cependant. Le vieillissement de la ville ne peut donc pas se passer d’une politique active de maintien de l’attractivité du territoire de celle-ci pour être soutenable.

Des horizons incertains, mais l’espoir de lendemains verts

« Il y a beaucoup de défis à relever. Il est difficile d’évaluer les résultats futurs. Ce n’est pas un dispositif particulier qui va permettre de changer la situation, mais une approche globale », nous confie Hirotsogu Ueda.

En effet, la ville connaît une nouvelle impulsion à la suite de l’élection en 2023 d’un nouveau maire, Kazuhisa Takeuchi, ancien haut fonctionnaire du ministère de la Santé, qui a battu les candidats soutenus par les partis traditionnels. Son programme était ambitieux et visait à redonner à la ville une vigueur démographique en travaillant notamment sur la petite enfance afin que la ville stoppe son déclin et retrouve une population de 1 million d’habitants.

Plus jeune et moins conservateur que ces prédécesseurs, il plaide pour une ville plus efficace où les individus et les entreprises peuvent réaliser leur potentiel, plus colorée avec une qualité de vie plus hédoniste et plus reposante où chacun puisse se retrouver.

Le 13 mars 2024, Kitakyūshū a adopté un nouveau plan de développement pour une ville plus inclusive en mettant l’accent sur les jeunes en améliorant la qualité de vie, mais aussi sur les femmes pour faciliter leurs carrières et la conciliation des temps personnel et professionnel. La volonté est clairement affichée de rajeunir la ville et ainsi permettre de rééquilibrer la population et les dépenses. La ville aussi affiche des ambitions nouvelles pour la mise en place de projets écologiques sur les déchets et les déplacements. Avec cette nouvelle impulsion, Kitakyūshū cherche à être fidèle à son hymne municipal9 : « Pourquoi ne rendons-nous pas notre ville verte ? » 10

  1. L’ENA est devenu, le 1er janvier 2022, l’Institut national du service public (INSP).
  2. https://statja.com/pyramid/40100/
  3. https://www.city.kitakyushu.lg.jp/kensetu/05600035.html
  4. https://www.city.kitakyushu.lg.jp/page/smartoffice/index.html
  5. https://www.sng-wofi.org/country-profiles/japan.html
  6. https://www.city.kitakyushu.lg.jp/ho-huku/19200059.html
  7. Département de recherches statistiques, Share of People Aged 65 Years and Older among the Total Labor Force in Japan from 1980 to 2022, étude, 2024.
  8. https://cheaphousesjapan.com/
  9. Chaque ville japonaise possède un hymne local.
  10. https://www.city.kitakyushu.lg.jp/soumu/99000058.html
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