Revue

Dossier

Bruno Cassette : « Le design contribue à modeler une nouvelle façon de faire société »

Bruno Cassette
Le 26 mars 2020

Désignée Capitale mondiale du design en 2020, la Métropole européenne de Lille (MEL) explore depuis plusieurs années les méthodes et les pratiques du design des politiques publiques. L’occasion de questionner son directeur général des services (DGS), qui est aussi membre du comité d’organisation de Lille Métropole 2020, sur la place, le rôle et les apports du design pour transformer l’administration au service des citoyens et du territoire.

En quoi le design des politiques publiques peut-il contribuer à transformer l’action publique locale ?

Quelle que soit la définition qu’on lui donne ou les modalités qu’on lui attribue, le design constitue une démarche qui casse les codes, déplace les angles de vue, modifie les approches et propose de nouvelles façons de faire. En ce sens, il est un outil mais aussi un chemin qui apporte une contribution réelle à la transformation de l’action publique, au même titre qu’il a accompagné des évolutions majeures dans tous les autres domaines de la société. Il est aujourd’hui d’autant plus utile que derrière le recours de plus en plus fréquent au design, se cache en réalité une crise profonde de la place des acteurs publics dans notre société et le besoin impérieux de leur donner une nouvelle légitimité. Aussi, ce qui peut paraître comme un effet de mode, est en réalité une interpellation profonde de la nature, du rôle et de la place de l’action publique dans notre société.

Que se cache-t-il, selon vous, derrière cette crise de légitimité ?

Le premier défi est sans doute celui de la communication. À force d’avoir négligé cet aspect, nos concitoyens connaissent de moins en moins bien l’organisation institutionnelle du pays, les politiques publiques qui en découlent et la manière dont elles irriguent leur quotidien. Cette absence de communication régulière et profonde laisse la place à l’immédiateté et l’information sensationnelle qui constituent deux biais majeurs à la compréhension de la réalité objective. Dans ce contexte, les efforts conduits en matière d’innovation ne sont connus que de ceux qui les pratiquent ! Nous faisons face ici à un cruel problème de lisibilité qui impacte une grande partie du sujet par le fait qu’ignorant la réalité de l’action publique, nos concitoyens ne sont pas en situation d’apprécier la nature et la portée des démarches qui sont engagées pour la rendre plus efficace et surtout plus en adéquation avec leurs attentes. C’est la raison pour laquelle la Métropole européenne de Lille (MEL) a lancé sa première communication institutionnelle de son histoire en 2017. Intitulée « De quoi je me MEL ? », cette campagne mettait en avant des photos d’agents de la collectivité et mentionnait leur métier au service de la population. Ainsi, c’est aujourd’hui la valeur ajoutée des administrations publiques qui est questionnée. La bonne nouvelle, c’est qu’une partie de la solution repose sur des enjeux de pédagogie et de communication. Bien évidemment, cela est insuffisant et ne résout pas tout le problème.

Mais nous sommes bien au cœur du sujet : cette crise profonde est liée à la capacité pour l’administration d’apporter une réelle valeur ajoutée, non seulement pour améliorer le quotidien de nos concitoyens mais aussi pour inventer un futur désirable en sachant à la fois anticiper et accompagner les transitions à l’œuvre (écologique, numérique et démocratique) et servir de garant sur les plans éthique, citoyen et culturel face aux risques inhérents aux mutations profondes qui vont en découler. Bref, l’enjeu aujourd’hui est de concevoir une nouvelle façon de faire société et de dessiner son avenir. C’est là que vont se jouer non seulement la valeur ajoutée de nos administrations mais aussi, très certainement, leur pertinence et donc leur pérennité.

Dans ce contexte, quel est pour vous l’enjeu de la « satisfaction usager » ?

Bien identifier les causes profondes du recours au design ou à l’innovation est indispensable pour en tirer, dès lors, le meilleur parti. Vous avez raison de mentionner cet enjeu central de la satisfaction de l’usager. Le design permet en effet d’apporter une réponse en termes de process pour imaginer un nouveau dialogue avec et pour les usagers. Le design contribue à faire émerger un élément fondamental qui est la prise de conscience du vécu de nos concitoyens comme point de départ pour tout travail de transformation. C’est sans doute l’élément central car nos territoires accueillent des gens aux statuts différents : des habitants, des citoyens, des usagers, des consommateurs, etc. Et toutes ces catégories ne se recouvrent pas, loin de là. Faire en sorte, par exemple, que tous nos habitants participent pleinement à la citoyenneté (ce qui n’est pas le cas aujourd’hui) est un défi en soi qui intéresse aussi le design. La prise en compte des usagers qui est au cœur d’une démarche design, est une évolution indispensable pour parfaitement identifier à la fois le sujet et les effets visés par l’action publique. D’ailleurs, il faut se demander si le terme d’usager est encore bien à-propos. Au niveau européen, on parle davantage de « bénéficiaire » et en particulier du « bénéficiaire final ». C’est une terminologie plus opérante qui correspond mieux, à mon sens, à l’esprit même du design. Mais il ne s’agit pas de viser une satisfaction de l’usager tout azimut : tout, partout avec tout le monde… Non seulement, parce que la généralisation des solutions n’est pas nécessairement une réponse appropriée au problème de chacun mais aussi parce qu’elle peut conduire à s’éloigner fortement des principes qui guident et des lois qui encadrent. Pour éviter de tomber dans ce qui pourrait apparaître comme une forme de populisme, il est essentiel de toujours repartir des valeurs et des principes même du contrat républicain mais pour mieux réinventer une compréhension du monde et créer de nouvelles logiques collaboratives pour concevoir, comme je l’ai dit, une nouvelle façon de « faire société ».

Ce n’est pas rien en termes de responsabilité car le service public est aujourd’hui le véritable bien commun, le dernier refuge, pour les plus fragiles. La qualité de nos prestations ou de la mise en œuvre de nos politiques est la marque de notre attention pour celles et ceux qui en ont le plus besoin.

Pensez-vous que cela sera suffisant au regard des défis auxquels sont confrontées aujourd’hui les institutions publiques ?

Si cette évolution vers la satisfaction de l’usager est indispensable, elle me semble en effet trop limitée dans sa portée car elle ne répond que très partiellement à la crise de la responsabilité de la décision politique à laquelle nous devons faire face aujourd’hui. Politique, parce que la composition et l’organisation de nos cités, pour reprendre la référence grecque, ont profondément changé et qu’il faut désormais savoir identifier, accompagner et réguler les composantes de cette nouvelle vie publique. Décision qui n’appartient plus seulement à une seule personne élue et qu’il faut prendre en considération les croisements, les divergences, les contraintes et les stratégies qui traversent tous les lieux de décision. Responsabilité pour identifier ceux qui assument les décisions qui sont prises : s’agit-il de libre arbitre ou de solutions sous la contrainte ? S’agit-il d’acteurs ou du juge de l’action publique ?

Si nous voulons relever ces défis, il y a beaucoup à faire pour transformer les structures et les processus. Au regard de l’existant, on en est loin et cela prendra du temps mais il ne faut pas négliger l’émergence et l’importance de tentatives prometteuses, partout en France et à l’étranger car nous nous assistons clairement à l’émergence d’un mouvement global.

À la MEL, nous avons engagé ce travail dès 2014 et avons commencé par ce qui nous semblait le plus important, à savoir prendre le temps de comprendre, prendre conscience de la situation telle qu’elle se présentait à nous et des évolutions qui, en toute vraisemblance, allaient imposer des mutations plus ou moins importantes. Toute démarche de design ou d’innovation commence par le questionnement. Ainsi, depuis plus de cinq ans, de manière régulière, nous accueillons de grands témoins pour identifier les lignes de force du monde tel qu’il est et tel qu’il évolue pour mieux nous situer dans ces environnements mouvants et remplir nos missions. Nous avons ainsi croisé les réflexions de Pierre Rosanvallon, d’Anne Lauvergeon, de Jean-Marie Colombani, de Pascal Picq, ou encore Jean-Marc Daniel. Autant de regards éclairés pour comprendre mais aussi pour questionner les transitions majeures auxquelles nous sommes confrontés.

Écologie, numérique, démocratie, autant de transitions qu’il est indispensable d’anticiper, d’accompagner et plus encore de réussir. Ce recours au design devient d’autant plus nécessaire que, sous l’impulsion de ces transitions, l’expérience utilisateur est désormais une valeur plus importante que la performance. Comprendre la réalité vécue est essentiel car la priorité n’est plus à l’analyse des problèmes mais à la recherche de solutions concrètes pour répondre aux attentes de nos concitoyens. C’est le temps du « design making » et de l’esprit start-up ! Le monde digital a changé l’ordre du processus d’innovation : les solutions attendent désormais leurs problèmes et nos concitoyens sont de moins en moins patients dans l’attente de la résolution de leurs difficultés. La mise en œuvre rapide et efficace de solutions devient un marqueur d’excellence.

Quelles sont les réalisations qui ont accompagné et suivi ces temps d’analyse ?

Ce temps de la réflexion a aussi accompagné la construction d’un environnement qui avait vocation à créer les conditions, en interne de l’administration, de toute forme de disruption, en acceptant clairement de prendre le risque de ces ruptures.

Ainsi à la MEL, le cœur du réacteur s’organise autour de trois piliers :

  • trois directions ont été placées au centre de la nouvelle organisation des services en 2015 : la direction Recherche & développement (R&D)1, la direction des relations avec les usagers et la citoyenneté car il était essentiel de structurer l’ensemble des dialogues que nous engagions avec nos bénéficiaires et la direction de la culture interne et managériale pour favoriser le développement d’un état d’esprit autour de la liberté d’initiative, de la subsidiarité et afin de favoriser le recours aux outils d’intelligence collective ;
  • une équipe dédiée à l’innovation, composée d’un designer professionnel, d’un chargé des programmes d’incubation et une personne chargée de développer l’intelligence collective. Chacun travaille au sein d’un véritable laboratoire de design des politiques publiques, lui-même installé à l’entrée de notre nouveau siège, symbolisant ainsi le lien indispensable entre l’interne et l’externe, entre les producteurs d’action publique et les bénéficiaires2 ;
  • enfin, sur la base d’un accord-cadre, la MEL s’est adjoint les services de cinq groupements de designers qui accompagnent les porteurs des trente projets de transformation de politiques publiques au moyen de POC (proof of concept – certains seront présentés dans la revue) car nous considérons que le design est aussi et d’abord une affaire de professionnels.

Ce triptyque est accompagné de lieux car il est essentiel pour nous de disposer d’un cadre propice aux démarches d’innovation. Autrement dit, le design doit se voir. Dès 2016, nous avons créé un lieu dédié, la Créabox, puis des espaces spécifiquement aménagés dans nos locaux. L’objectif était de favoriser la transversalité des approches et la convergence des politiques publiques. Pour la MEL, l’année 2020 est marquée par le déménagement de son siège dans un nouveau bâtiment, le Biotope. Ce changement de cadre a été pour nous une opportunité unique de multiplier ces lieux et les faire exister de manière naturelle dans l’environnement de travail des agents.

Cette nouvelle démarche design a déjà provoqué des changements dans votre administration. Comment se manifestent-ils ?

L’objectif était de se donner les moyens de se transformer petit à petit pour faire en sorte que l’élaboration de politiques, de projets, de services ou de prestations se fasse de plus en plus « by design ». L’intention est de changer radicalement notre approche de la conception des politiques publiques et de la conduite des projets. Cela appelle un effort constant de l’ensemble des équipes pour faire en sorte que cette démarche devienne un réflexe au démarrage de toute initiative. Ce process design contribue à faire émerger un nouveau type de fonctions dans nos administrations qui étaient jusqu’à présent organisées autour de deux familles de métiers : les opérationnels et les fonctions support. Si les fonctions de fabrication restent dévolues aux métiers opérationnels et si les fonctions support demeurent déterminantes pour accompagner les projets, apparaissent désormais des fonctions de conception qui sont toutes à la fois ensembliers et fournisseurs de solutions. Ce sont ces fonctions de conception qui émergent au fur et à mesure dans les administrations publiques autour des démarches de design ou d’innovation. À la MEL, en plus des directions que j’ai citées plus haut, nous pourrions ajouter la recherche de partenariats, la gouvernance des données, le dialogue social, le mode projet, etc. Ces missions ont une valeur à part entière et sont devenues des maillons indispensables de la chaîne de fabrication de l’action publique.

Dans un monde qui va de plus en plus vite, et peut-être trop vite, le design ou toute forme de processus d’innovation offre un luxe, celui de se redonner du temps pour l’observation, pour l’écoute et pour la réflexion. Le terme de « design thinking » n’est pas galvaudé : on peut dire que le design, c’est le retour de la pensée !

On dit parfois que le design, c’est faire avec ses mains, en écho à la démarche « maker » (faire) mais ce « bricolage » est surtout un espace de respiration qui permet de prendre du recul, essentiel pour voir les choses suivant d’autres angles ou d’autres échelles mais aussi de s’impliquer davantage dans la création de solutions et dans les décisions. C’est fondamental parce que la géographie des solutions recoupe assez rarement la géographie des problèmes. C’est la raison pour laquelle la stratégie métropolitaine d’innovation publique porte le nom de « Inspiration(s) ». Notre projet d’administration, adopté en juillet 2016 pour dix ans, plaçant l’innovation au cœur de ses six fondamentaux, notre candidature à la Capitale mondiale du design ou encore notre dernier exercice de prospective, appelé « Révolution métropole », pour identifier les grands enjeux à l’horizon 2030, mené en partenariat avec la coopérative conseil Acadie, constituent autant de traductions de cette nécessité du retour de la pensée. Ce sont autant d’ateliers de confection où les créateurs de l’action publique dessinent des réponses aux attentes de notre temps et pour demain.

Ce qui se joue, c’est de faire tomber les murailles d’impossibilités qui sont mises parfois en avant par toutes les contraintes, juridiques, financières, opérationnelles, voire tout simplement d’absences d’ambition, et qui ont probablement eu un effet négatif sur la promesse démocratique que nous devions tenir à nos concitoyens. L’enjeu est de se redonner le pouvoir d’agir et au-delà, de se redonner le sentiment de l’action car ils sont à la base du sens du vivre ensemble. Dans ce contexte, et dans un pays comme le nôtre, malgré les difficultés réelles, les administrations comme les fonctionnaires ont un immense pouvoir d’action. C’est en substance le premier enseignement que les agents de la MEL reçoivent dans la formation que nous avons créée avec la fondation du Camp des Milles, en partenariat avec le CNFPT, et qui a pour objet « Fonctionnaire citoyen, fonctionnaire éthique : être acteur de ses valeurs ». Il s’agit de faire prendre conscience et de mobiliser en interne pour réussir à faire bouger les choses en externe. Autrement dit, d’aligner les forces en présence pour que tout un chacun retrouve de l’estime et pour soi-même et pour les autres.

En quelque sorte le design nous permet de revisiter la pyramide de Maslow. Il ne peut y avoir d’agent public heureux dans son travail si on ne répond pas d’abord à ses besoins fondamentaux qui commencent par le confort de son cadre de travail et la qualité de ses outils, conditions sine qua non pour répondre aux autres aspirations jusqu’à l’estime des autres qui est au fondement du projet républicain. Ici aussi, le design peut être un instrument pour répondre aux défis de l’implication des agents.

Aujourd’hui, comment ces transformations agissent sur le territoire ?

Certaines expérimentations sont aujourd’hui en phase de démonstration auprès de publics testeurs (principe des POC). Nous espérons que cette année 2020, année de la Capitale mondiale du design, verra passer certaines d’entre elles à la généralisation sur l’ensemble du territoire métropolitain. Mais comme je l’ai dit, le dialogue avec les usagers est encore à un stade insuffisant dans la démarche d’innovation. Nous devons atteindre une forme de « gouvernance systémique » qui inclut intrinsèquement le lien entre les effets recherchés, les démarches nécessaires pour l’atteindre et les outils pour la fabriquer.

C’est pourquoi, il faut désormais inventer de nouvelles pratiques ou de nouvelles logiques d’action publique. Ainsi à la MEL, l’adoption d’un nouveau plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi) est l’occasion de donner naissance à une planification « holistique ». De ce point de vue, j’adhère assez au terme proposé par Thierry Paquot lorsqu’il défend l’idée d’un « éco-design territorial » à la place de l’urbanisme. Nous donnons également naissance à un budget climatique, première étape d’un processus d’évaluation des impacts de nos politiques au regard des dix-sept objectifs de développement durable. Nous engageons aussi une réflexion autour de l’excellence territoriale pour identifier et préserver l’ensemble de nos communs. De même, la préservation de nos cadres de vie est un objectif fort quand on y inclut, comme à la MEL, toutes ses composantes dont celle du patrimoine humain. Ces quelques exemples montrent les transformations apportées par le design. Nous travaillons désormais à toutes les échelles avec le souci de bien identifier les effets que nous recherchons et non pas simplement de quantifier les résultats de nos politiques. Cela exige aussi de faire exister une démarche d’incubation à l’intérieur même de notre administration. Ainsi, nous avons revu intégralement notre mode projet qui démarre systématiquement par une « réunion zéro » au cours de laquelle tous les services concernés se réunissent pour apprécier et analyser le projet dans sa globalité, autre matérialisation d’une démarche « by design ». Nos réunions de direction ont également connu des changements de format pour en améliorer l’efficacité.

Bref, il s’agit de comprendre le monde tel qu’il est et non tel qu’on le présuppose. Il faut savoir l’entendre pour mieux le transformer, lorsque cela est nécessaire, sans jamais oublier les valeurs qui en font le ciment. C’est à cette condition qu’on mettra la puissance publique au service de la sagesse. Car il s’agit bien de créations, parfois de ruptures, en s’appuyant sur l’expertise d’usage pour offrir des « meilleurs lendemains ».

C’est aussi, à travers la notion d’expérimentation, la reconnaissance d’un droit à l’erreur ou au rééquilibrage. Il faut accepter l’idée qu’un projet ait une vie propre et qu’au cours de cette vie, des changements d’orientation ne soient pas rares. Il faut accepter le risque de faire, de défaire et de refaire. Mais ce n’est peut-être que la partie visible des choses. Ce qui se joue ici, c’est la fin de l’infaillibilité du décideur public, si tant est qu’elle n’ait jamais existé ! Le vrai changement est d’accepter que la seule décision qui vaille soit celle qui s’accompagne de l’idée intrinsèque que les choix pertinents du moment pourront être remis en cause par des évolutions futures et qu’il faut donc intégrer, dans la décision initiale, les possibilités de réorientation, voire d’arrêt. Le design, c’est aussi une occasion de penser en termes de dynamique et d’héritage, et non plus de postérité et d’orgueil.

Le design est aujourd’hui bien accepté par les professionnels comme une nouvelle façon de penser et de travailler mais, à votre avis, est-il encore perçu comme une démarche d’« esthétisme » ?

Vous avez raison de le souligner, il y a aussi une dimension qu’on sous-estime souvent avec le design, c’est qu’il porte en lui la recherche d’une certaine esthétique qui est, à mon sens, essentielle dans notre rapport aux usagers et dans le respect qu’on leur doit. C’est aussi un élément important parce qu’il permet de rappeler que l’action publique peut être un art à partir du moment où la recherche de la qualité en est une valeur cardinale. Oui, il y a dans nos administrations des meilleurs ouvriers de France, qui, par leur travail, sont les garants de la qualité des processus comme des résultats. Il y a, avec le design, une opportunité de retour à une forme de noblesse de la fonction publique à côté de laquelle il serait bien dommageable de passer. La MEL compte près de 3 000 agents dont moins de 4 % sont des contractuels. Ces chiffres sont, je crois, utiles pour défendre une idée simple : le statut de la fonction publique n’est en aucun cas un obstacle à l’innovation. C’est aussi une occasion de donner toute leur place à l’imaginaire et à la symbolique, comme nous l’ont si bien appris les designers industriels, de l’automobile à l’industrie du luxe. Les territoires ne sont pas exempts de ce besoin d’imaginaire. Il leur est même consubstantiel. Par les démarches design, nous avons là encore une occasion unique de réintroduire de la symbolique dans nos politiques publiques parce que les actes initiatiques conduisent à une expérience vécue.

Les territoires sont bien les lieux du vécu. La France a parfois la mauvaise habitude de considérer que Paris et le désert français3 demeure une grille de lecture immuable. C’est méconnaître la diversité et la grande vitalité des territoires de notre pays. Il est essentiel de reconnaître cette diversité des initiatives, de faire en sorte qu’elle puisse être valorisée, partagée mais aussi intégrée dans une vision commune sans pour autant les priver de leur liberté d’action et d’expérimentation. Il y a, dans les administrations publiques et depuis longtemps, un « savoir devenir » qui a été le moteur de profondes transformations et de véritables innovations. Il serait condamnable de les négliger.

C’est pourquoi, dans la même logique, il faut aussi favoriser le développement de réseaux de collectivités innovantes pour échanger leurs réflexions et bonnes pratiques. C’est, entre autres, un des objectifs que nous nous sommes fixés lors des États généraux de l’innovation publique qui se sont tenus à Lille en février 2020. Cette première étape a vocation à en nourrir d’autres au plan national mais aussi de participer à la création d’une dynamique européenne qui est depuis longtemps engagée4.

D’après vous, y a-t-il aujourd’hui des actions particulières à mener pour préserver et développer ces dynamiques ?

Au même titre que l’enseignement du management reste encore un luxe dans les formations initiales comme dans les écoles d’application, il faut éviter qu’il en soit de même avec le design et l’innovation. Il faut que nos futurs collègues puissent bénéficier des cadres théoriques et des outils pratiques pour favoriser le développement de cette gouvernance systémique dont nous avons besoin désormais. Fin 2019, la MEL a construit, au moyen d’une démarche de co-design avec les équipes du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), une formation spécifique pour accompagner le développement des réflexes design en interne et dans les pratiques professionnelles de ses agents. Je ne serais pas tout à fait complet si je n’insistais pas sur l’investissement en temps et en argent que représente le développement du design ou de l’innovation. Il y a un coût à la transformation qui exige une mobilisation au plus haut niveau et un rapport de confiance entre les autorités dirigeantes, à l’image du dialogue entre élus et fonctionnaires dans les collectivités locales. Cette mobilisation doit se traduire au sein même des comités de direction. À la MEL, la création du pôle « Innovation et dialogues » constitue, par son nom, un message clair. Positionné en proximité du DGS, il matérialise l’importance accordée à ce changement de paradigme. Il doit aussi s’appuyer sur une ligne managériale convaincue et préparée, ce qui nécessite également un investissement en termes de sensibilisation et de mobilisation pour faire en sorte que l’innovation soit portée à tous les niveaux et prise en compte comme une donnée endogène à chaque projet. À la MEL, elle est la colonne vertébrale de l’action publique et veille à la bonne coordination des chefs de projets. Enfin, une confiance envers l’ensemble de ses agents qui portent, comme tout usager, des idées et une inspiration à la simplification et à l’efficacité. Une administration est aussi une micro-société qu’il faut savoir solliciter pour donner à voir ce que pourrait être le passage à l’échelle de certaines initiatives. Faire confiance aux agents et à tous les agents, quelle que soit leur catégorie, est un point de départ qu’on oublie trop souvent de traduire dans des actes concrets, visibles et partageables. Nos administrations sont souvent gouvernées par le principe de « ce qui n’est pas autorisé, est interdit ». C’est un mal très français et probablement, le premier obstacle à l’initiative.

Si nous arrivions à nous donner réellement les moyens de l’imagination et de l’expérimentation, il est plus que probable que nous aurions franchi un grand pas dans la direction de ces transformations qui n’ont qu’un seul but : redonner de la visibilité, de la valeur, de l’enthousiasme, de l’ambition et de la perspective à notre action publique au profit de nos concitoyens et de nos territoires.

  1. Limpers M., « Le design pour… “inspirer demain” », Horizons publics hiver 2020, hors-serie, p. 46.
  2. Mercier S.,« De la Transfo au laboratoire de la MEL, un parcours d’apprentissages pour fabriquer autrement l’action publique locale », Horizons publics hiver 2020, hors-serie, p. 50.
  3. Gravier J.-F., Paris et le désert français, 1947, Flammarion.
  4. Bolot C., « Le design des politiques publiques à l’échelle européenne », Horizons publics hiver 2020, hors-serie, p. 56.
×

A lire aussi