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Coopérer vers une gouvernance partagée

Le 28 juillet 2022

Une fois les 4 Fantastiques accordés sur une vision commune du territoire avec une compréhension plus fine des contraintes des uns et des autres, la coopération commence à germer. Pour cela, les élus, agents de collectivités, agents de l’État territorial et acteurs socio-économiques vont devoir s’organiser autour d’une nouvelle forme de gouvernance.

La gouvernance partagée repose sur la volonté de privilégier les relations de coopération au sein de l’organisation et le souhait de développer l’autonomie des membres1. Une fois instaurée, elle permet de définir comment les acteurs du territoire vont gouverner ensemble, avec une vision commune. Elle met de la clarté dans qui décide de quoi et pour aller où. Une étape de plus dans la transition des territoires. Mais attention, elle est le résultat d’un long cheminement qui a permis de rassembler les 4 Fantastiques des territoires autour d’une vision commune partagée.

Olivier Pastor est expert en gouvernance partagée. Son métier consiste à accompagner des organisations dans la transformation de leur modèle de gouvernance vers des logiques qui favorisent la confiance, la coopération et l’engagement. Il accompagne principalement des entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS), des initiatives citoyennes, mais aussi des entreprises de l’économie classique et plus récemment, des collectivités voire des administrations décentralisées de l’État. Selon son expérience, « dans une collectivité, la porte d’entrée est souvent celle du sens. Comment dans une société en mutation, réajuster nos propositions pour qu’elles soient porteuses de sens et efficaces ? […] Le fait de prendre un virage pour mettre en œuvre un projet de transition écologique et social vient rapidement questionner la place des processus de coopération ». Sa mise en place présuppose que les acteurs soient au service d’une même finalité. Mais les visions sont souvent différentes. « Dans ces accompagnements, il faut savoir développer les pratiques de coopération où c’est une valeur ajoutée pour atteindre les objectifs. Mais il faut savoir détecter les endroits où il y a du rapport de force, du jeu politique, où il n’est pas question de coopération. »

D’où l’importance future des facilitateurs dans les organisations publiques. « C’est un nouveau métier, assume Olivier Pastor. Pour des modes d’organisation plus en silos, on voit que cette mission devient essentielle. Dans les retours que peuvent faire les organisations avec lesquelles on travaille, le premier rapport d’étonnement qui revient souvent c’est : “Je comprends enfin ce que fait mon collègue qui est au même étage que moi depuis huit ans, je n’avais pas vu les complémentarités avec mon travail.” Ça produit de l’interconnaissance. Ensuite, ça crée une dynamique collective qui donne de la confiance à un groupe pour réaliser ses missions, de l’envie, de l’élan, de l’engagement. C’est stimulant. Enfin, le fait d’être pleinement impliqué dans un groupe de travail sur la transition écologique qui fonctionne avec ces principes de cohésion, ça produit de la responsabilité, l’envie de passer à l’action, de concrétiser les choses. »

Une fois ces bénéfices révélés aux élus, agents et agents de l’État territoriaux, vient la question de la place des habitants et des acteurs socio-économiques. C’est ainsi que les 4 Fantastiques commencent à réfléchir à la manière dont ils vont pouvoir coopérer pour piloter ensemble leur territoire. Une des voies utilisées pour faciliter les processus de coopération est celle de l’intelligence collective. « Cela renvoie à des apprentissages : accueillir la parole d’autrui par exemple. Si on commence à discuter en se renvoyant la balle, on est dans des dénonciations collectives et on n’avance pas, souligne Jean-François Caron, co-fondateur de la Fabrique des transitions. Il faut réussir à comprendre les besoins de chacun. » Jean-François Caron en est bien conscient puisqu’il est aussi maire de Loos-en-Gohelle. Une ville pilote du développement durable, dont la transition a débuté dans les années 1980. Il souligne l’importance de s’écouter, de comprendre collectivement les enjeux à travers la parole d’experts, et avance l’utilité du travail d’animation des facilitateurs en intelligences collectives. Dans la mise en œuvre de cette forme de travail collectif, Jean-François Caron prend un exemple : « Au début de mon mandat de maire, j’ai compris qu’en réunion publique, il fallait une demi-heure d’expression des problèmes pour vider son sac. Ensuite, on peut passer à la phase suivante : qu’est-ce qu’on peut apporter comme solution ? Tout ce travail participe de l’apprentissage à coopérer. »

Olivier Pastor ajoute un point de mise en garde : « Il faut être au clair sur le fait de savoir si on est dans un espace d’information, de consultation, de concertation ou de co-décision. » Notamment quand il s’agit d’implication citoyenne : « Si je ne suis pas sûr de l’espace dans lequel je suis, je ne peux pas croire que l’on va prendre en compte ce que je dis. Je peux le vivre comme une manipulation si le résultat ne prend pas en compte ce que j’ai dit. » Il faut se demander comment revenir vers les citoyens pour rendre compte de la décision prise et ainsi être au clair avec eux. « Ça a l’air comme une évidence mais c’est une des raisons qui crée l’échec des démarches de participation citoyenne » souligne-t-il.

Implication citoyenne à Loos-en-Gohelle

À Loos-en-Gohelle, le maire a constaté que si on crée des espaces et des moments de rencontre, les gens viennent. Ils viennent surtout pour parler de leurs problèmes. Mais après un processus d’écoute et de mise en perspective positive, vient une attitude qui l’a un peu plus dérangée, le « je veux », mais l’intérêt général n’est pas l’addition des intérêts particuliers, pour Jean-François Caron. « Produire la ville ce n’est pas répondre à tout le monde. Pour des raisons de budget notamment, sinon il faut tripler les impôts. Je sentais monter un piège à cet endroit-là. Progressivement est arrivé ce slogan “participation sans responsabilisation = piège à cons”. C’est-à-dire que les gens viennent dans les processus de participation pour dire “je veux”, et le pire “je paie mes impôts donc j’ai le droit”. On entre dans un processus de consommation de l’action publique. »

Alors lui est venue une idée. Lors d’un voyage professionnel en Allemagne, il avait découvert un exemple de potager en pied d’immeuble, appelé « fifty/fifty ». Le principe était d’accueillir les initiatives des habitants, à condition qu’ils prennent leur part dans la mise en œuvre. Lui est alors revenu la demande d’un habitant de sa ville. Ce dernier, éloigné du centre-ville, voulait des fleurissements dans son quartier. Un projet compliqué au niveau budgétaire, mais la personne semblait motivée à s’impliquer. Le maire a alors décidé de tester le « fifty/fifty » 2. Après trois réunions avec un groupe d’habitants sur les questions de budget et de normes, les fleurissements voient le jour. La ville achète les jardinières, met les fleurs et les habitants viennent arroser et désherber. Cette démarche a permis aux administrés de comprendre les contraintes auxquelles étaient confrontés les élus et les agents qui sont obligés de respecter un cadre. D’un autre côté (car on parle bien ici de 50/50), ces démarches font évoluer le fonctionnement des services de la collectivité. Aujourd’hui, une cinquantaine de « fifty/fifty » sont mis en place et formalisés autour de chartes. « Ça multiplie l’action publique […] et ça transforme les habitants, assure Jean-François Caron. Ils sortent d’une posture de “Je veux” pour aller vers “Qu-est-ce qu’on pourrait faire ensemble ?”, donc ça change la façon de vivre ensemble. »

La gouvernance partagée implique des changements de postures pour tous : des nouvelles manières de s’écouter, de gérer les conflits jusqu’à questionner notre rapport au pouvoir. Vouloir travailler de manière plus transversale nécessite de mettre en place de nouvelles manières de fonctionner pour la collectivité et tous les acteurs du territoire. Une transition qui implique deux incidences pour Olivier Pastor : « Créer des processus pour des espaces de dialogues qui laissent la place aux acteurs du territoire. Ça vient questionner la place du management dans ces organisations. Qu’est-ce qu’on attend du manager pour piloter la transition écologique et sociale ? »

La coopération « est un vrai processus
qui demande de la méthode »

La Fondation Crédit coopératif soutient et finance le programme Territoires pilotes, notamment la recherche-action « Économie sociale et solidaire et transitions écologiques ». Christophe Vernier, le secrétaire général de la fondation, nous fait part de sa vision de la coopération et de l’engagement assumé en faveur de la Fabrique des transitions.

Quelle est votre vision du programme Territoires pilotes de la Fabrique des transitions ?

Nous pensons que la démarche entreprise par la Fabrique des transitions est inédite, originale et tout à fait utile. Elle repose sur un diagnostic partagé : les transitions nécessitent de la coopération. Personne ne détient à lui seul les solutions ni leur capacité de mise en œuvre. Nous connaissons aussi l’historique de la Fabrique des transitions, née dans le sillage de Loos-en-Gohelle. C’est intéressant de voir que la démarche a été construite de manière empirique avec l’intérêt d’un certain nombre de territoires. L’alliance même de la Fabrique fonctionne sur des logiques de coopération. Nous sommes également convaincus que l’échelle de cette coopération est le territoire, au sens de la Fabrique des transitions. C’est un espace privilégié, probablement plus efficace que les seules politiques nationales.

En quoi la coopération peut-elle être un levier pour entrer en transition ?

C’est un vrai levier pour entrer en transition dans un monde complexe. Ça suppose de tisser des liens subtils entre les structures économiques de la société locale, les collectivités locales mais aussi entre les personnes. Cela garantit une approche systémique du sujet. Systémique au sens écosystème d’abord, c’est-à-dire embarquer le plus en amont possible tous les acteurs concernés par le sujet des transitions, ne pas agir qu’en silos. Et aussi systémique au sens du changement systémique. C’est-à-dire agir plutôt à la racine des problèmes que sur leurs conséquences.

Comment favoriser les coopérations ?

Nous sommes convaincus que le processus de coopération est avant tout humain. J’emprunte une définition donnée par l’Institut des territoires coopératifs : coopérer c’est être co-auteurs d’une œuvre commune. C’est un vrai processus qui demande de la méthode. Pour cela, je vois deux prérequis. Créer un cadre qui laisse de la place à l’identité propre de chacun, au-delà des rôles et fonctions, en sortant du confort de l’entre-soi. Essayer, ensemble par l’interconnaissance, de prendre de la hauteur en confiance, pour s’autoriser le pas de côté. Ces conditions ne sont pas naturelles dans nos relations professionnelles. Elles ne s’improvisent pas, donc il faut un cadre précis pour s’entendre sur la méthode.

Au service de la transition, quelles coopérations peuvent naître entre le monde public et les acteurs économiques ?

Dès lors que le diagnostic des besoins du territoire est partagé, le champ est très vaste. Les structures d’ESS sont pourvoyeuses d’alternatives pour la transition et détiennent un savoir-faire en matière de gouvernance partagée. Les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) sont de bons exemples de cadres de coopération, permettant d’associer des fournisseurs, des clients, des salariés et des collectivités locales pour mener un projet d’intérêt collectif. Mais l’ESS ne détient pas toutes les méthodes et doit aussi renforcer sa capacité à coopérer avec d’autres acteurs. S’agissant des collectivités territoriales, oser sortir des seules logiques d’appels d’offres qui mettent souvent en concurrence des acteurs qui pourraient coopérer, ou associer les acteurs en amont des processus budgétaires sont des pistes à explorer.

Quels sont les pièges de la coopération ?

Le piège serait de croire que pour pouvoir coopérer il faut nécessairement être d’accord sur tout, partager les mêmes valeurs et avoir un objectif commun. Chaque partie a sa raison d’être et poursuit un objectif qui lui est propre dans le processus de coopération. Le plus important est d’identifier des enjeux et des besoins communs, en l’occurrence la transition. Un autre écueil pour une bonne coopération, c’est de penser qu’il suffit d’avoir de bons outils ou un cadre juridique approprié et qu’après ça se déroule tout seul. L’outil ne fait jamais le projet. La réussite passe par la manière dont chacun se l’approprie et s’engage dans la démarche.

La gouvernance partagée implique des changements de postures pour tous : des nouvelles manières de s’écouter, de gérer les conflits jusqu’à questionner notre rapport au pouvoir.

L’économie de la fonctionnalité
et de la coopération, un levier pour les territoires

Dominique Dupuis de l’Institut européen de l’économie, de la fonctionnalité et de la coopération (IE-EFC) revient sur ce levier intéressant pour les collectivités dans leurs démarches de transitions.

Qu’est-ce que l’économie de la fonctionnalité et de la coopération (EFC) ?

L’économie de la fonctionnalité et de la coopération est identifiée par l’ADEME comme un modèle économique émergent qui permet de prendre en charge les enjeux environnementaux et sociaux des territoires, grâce à une dynamique de développement plus sobre en matière et plus intense en création de valeur. C’est le fruit de plus de vingt ans de travaux de recherche menés par le laboratoire d’intervention et de recherche ATEMIS. Pour décrire le modèle économique, nous nous appuyons sur un ensemble de dimensions qui dépasse la seule dimension financière pour intégrer pleinement l’objectif de création de valeur sociale et environnementale en identifiant les activités qui y contribuent, mais aussi comment la mobilisation des ressources, l’organisation de l’entreprise, les modalités de décisions y contribuent également.

Comment l’intégrer au fonctionnement des collectivités locales ?

Dès lors que l’on s’intéresse ainsi à la performance d’usage et aux enjeux associés, on arrive très vite à une problématique territoriale qui intéresse les collectivités. Par exemple, si dans le cadre d’un plan alimentaire territorial, il y a une volonté de développer des activités de maraîchage, la collectivité locale peut développer une régie agricole, mais cela ne sera évidemment pas suffisant. Pour répondre à l’objectif, un groupe d’acteurs publics et privés doit se mettre en place pour collectivement identifier les enjeux auxquels répondre, construire une offre, s’organiser, apprendre à travailler ensemble, etc. Ce travail permettra notamment d’identifier des enjeux associés à ce premier objectif de maraîchage : la gestion de l’eau, les biodéchets, etc. Pour désigner ce groupe d’acteurs, nous parlons d’un écosystème coopératif territorialisé.

Quels changements cela implique dans le fonctionnement des coopérations entre les acteurs des territoires ?

La coopération attendue dans l’exemple évoqué ci-dessus est effectivement assez différente de ce qui est aujourd’hui observé dans les relations entre acteurs sur un territoire. Les changements importants concernent surtout les modalités de fonctionnement habituel des collectivités, qui s’appuient aujourd’hui sur une production de schémas directeurs qui préparent mal au réel de la mise en œuvre en faisant fi de la principale difficulté : la capacité à construire un cadre d’action et une gouvernance permettant de faire travailler et coopérer des acteurs publics – privés – associatifs – citoyens, dans une même démarche. Pour permettre le fonctionnement d’un écosystème coopératif territorialisé, des modes de coopération d’un nouveau genre doivent être mis en place, appuyés sur des conventions, qui vont intégrer des dimensions financières, mais qui doivent surtout organiser la coopération sur la base des contributions de chaque acteur de l’écosystème au projet collectif.

  1. La gouvernance démocratique dans l’ESS, Démocratie ouverte (http://base.socioeco.org/docs/guide-la-gouvernance-democratique-dans-less.-nov-21pdf.pdf).
  2. Les fifty-fifty et les initiatives de Loos-en-Gohelle (https://www.loos-en-gohelle.fr/wp-content/uploads/2021/12/20210712-Livret-fifty-fifty-et-engagement-citoyen.pdf).
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