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Décider dans l’urgence à l’exemple des forces spéciales

Pour Christophe Gomart, le général de corps d’armée et ancien directeur du renseignement militaire, il n’y a pas de décision sans prise de risque.
©Crédit : P. Bastien – INET.
Le 20 avril 2023

Si la temporalité de l’action au sein des collectivités territoriales a peu à voir a priori avec celles des opérations spéciales, peut-on néanmoins s’inspirer des méthodes militaires pour cadrer nos processus décisionnels ? Libération d’otages, neutralisation de terroristes, mais également intégration de personnels d’origines diverses des services de l’État et réforme continue, ces situations peuvent-elles inspirer les dirigeants territoriaux ? Christophe Gomart1, général de corps d’armée et ancien directeur du renseignement militaire, a été invité comme grand témoin pour échanger avec les élèves de l’Institut national des études territoriales (INET). Il a évoqué l’importance de savoir prendre des risques, de collecter le maximum d’informations, d’appliquer le principe de subsidiarité ou encore d’instaurer une relation de confiance avec ses équipes pour toute prise de décision.

Invité en tant que grand témoin par les élèves de l’INET, Christophe Gomart a marqué les esprits durant ces Entretiens territoriaux de Strasbourg (ETS) 2002 en apportant un éclairage « percutant » et en déconstruisant certains stéréotypes sur la prise de décision dans l’armée.

Citant les opérations militaires des forces spéciales françaises au Mali en janvier 2013, il a rappelé l’importance du facteur risque dans toute prise de décision : « Il n’y a pas de décision sans prise de risque. Or, la société réduit très fortement cette prise de risque. On parle souvent de guerre “zéro mort”, mais je ne connais pas de guerre sans morts ! Il n’y a pas d’avancée humaine sans prise de risque initiale. » Habitué à intervenir en situation d’urgence sur des théâtres d’opération militaire, Christophe Gomart a expliqué qu’il fallait savoir écouter ses équipes, mais que parfois il était nécessaire de prendre une décision contre leur avis : « Le rôle d’un chef, c’est de décider, et il décide toujours avec un état-major, mais parfois il doit savoir ne pas l’écouter. » Prenant l’exemple d’une opération militaire ; toujours au Mali, il a refusé de laisser ses soldats se reposer pour prendre de vitesse les Djihadistes et occuper une position stratégique sur le terrain avant eux : « J’ai pris cette décision contre l’avis de mon état-major. Le chef est toujours seul à prendre sa décision. » Ainsi, la décision s’appuie toujours sur les autres, c’est le fruit d’une réflexion collective, mais parfois le général, qui prend la décision finale, peut faire un choix différent. Cette faculté appartient au décideur, et elle peut aussi s’imposer dans d’autres sphères, comme celle des décideurs publics : « L’avis de chacun est indispensable, l’idée est de réduire le risque au maximum en écoutant tous les avis, sachant que le risque continuera d’exister. »

Analyse préalable de la situation et collecte des informations

En matière de décision, en plus de la prise de risque, un autre élément important est l’analyse préalable de la situation, quel que soit le métier exercé. À titre d’exemple, il a cité l’opération de neutralisation d’Oussama ben Laden menée par les forces spéciales américaines en mai 2011, dix ans après les attentats du 11 Septembre. Citant le film Zero Dark Thirty2, la perte d’un hélicoptère des forces spéciales pendant l’intervention avait été envisagée par les responsables de l’opération : « Il est crucial de prévoir les cas non conformes, comme la perte d’un hélicoptère, grâce à l’analyse préalable. » Le général de corps d’armée a aussi insisté sur l’importance du renseignement militaire, de la collecte des informations sur le terrain, qui permet de prendre une décision plus sécurisée. Ce renseignement militaire est crucial pour mener à bien les opérations : « Pour conseiller un décideur politique, convaincre un ministre, il faut avoir tous les éléments d’information à sa disposition afin de rassurer le décideur et sécuriser au maximum sa prise de décision », explique le général, prenant comme exemple des opérations d’arrestation de criminels de guerre en Bosnie. « On essaie de tout prévoir, mais rien n’arrive jamais comme prévu : c’est la “loi des emmerdements” ; il faut savoir aussi s’arrêter à temps lorsque ça se passe mal. Dans les opérations d’embuscade en Afghanistan, l’idée était de collecter le maximum d’informations pour décider le mieux possible. »

Pour Christophe Gomart, le général de corps d’armée et ancien directeur du renseignement militaire, il n’y a pas de décision sans prise de risque.

Le management de la subsidiarité et la confiance, les clés de la décision

Briser la glace grâce à des moments de convivialité, décrypter la personnalité dans son ensemble (vie professionnelle et familiale), apprendre à bien se connaître dans des situations vécues ensemble, partager une vision claire des objectifs à atteindre, établir une vraie relation de confiance ou encore redonner de l’autonomie de décision aux équipes à la bonne échelle (management de la subsidiarité) sont autant d’éléments importants aux yeux du général de corps d’armée favorisant la bonne décision : « Dans les forces spéciales, on compte beaucoup sur la confiance. Nous essayons de prévoir le pire, la confiance les uns dans les autres est donc primordiale, elle s’acquiert par des formations longues et difficiles. » Une bonne connaissance des collaborateurs est aussi essentielle. Vie privée et professionnelle sont intimement liées dans le monde militaire. Enfin, un autre point important souligné par Christophe Gomart, c’est le principe de subsidiarité appliqué au management des équipes, qui permet de construire cette confiance dans les équipes. La subsidiarité consiste à confier la responsabilité de la décision à l’échelon le plus adéquat (« la bonne responsabilité au bon endroit »), à ceux qui sont confrontés à la problématique à résoudre, au plus proche du terrain. On ne réserve à l’échelon supérieur que ce que l’échelon inférieur ne pourrait effectuer que de manière moins efficace3.

Des capacités de réflexion, d’imagination
et d’apprentissage intellectuels

« Les principes du recrutement des forces spéciales sont comparables dans toutes les armées. En tant que général commandant des opérations spéciales (GCOS), j’ai d’ailleurs tenu à ce que le très haut niveau d’exigence en vigueur soit préservé. Les processus de sélection étaient bien en place, organisés et suivis. Les indispensables capacités physiques ne sont pas tout. Elles doivent être complétées par une stabilité psychologique éprouvée et par des capacités de réflexion, d’imagination et d’apprentissage intellectuels que tout le monde ne cultive pas. C’est en ce sens que les membres des forces spéciales sont des soldats d’élite. Si tout le monde a le droit d’y postuler, seuls les meilleurs peuvent espérer y être appelés. Ce ne sont pas des surhommes. Pris séparément, ces talents que j’ai énumérés se retrouvent chez d’autres parfois plus développés. Ce qui importe dans les forces spéciales n’est autre que cet équilibre entre les capacités intellectuelles et physiques. Elles ne sont d’ailleurs pas reconnues dans les seules armées : sans surprise, elles sont plébiscitées dans le monde civil, ou les anciens des forces spéciales se reconvertissent en général sans trop de difficultés ! » 4

« Peut-on prendre une décision qui heurte ses valeurs ? » Cette question, posée par une étudiante de l’INET, a permis d’évoquer la dimension éthique de toute prise de décision : « Au Rwanda, en 1994, au moment du génocide, j’étais officier de communication pour accompagner les journalistes sur le terrain afin qu’ils rencontrent les soldats français. Je n’ai jamais eu à prendre une décision contre mes valeurs. Dans mon livre Soldat de l’ombre. Au cœur des forces spéciales5, je rappelle que nous avons la chance de vivre dans une vraie démocratie, l’armée française en est issue, celui qui ne respecte pas ses valeurs est mis dehors. C’est encore plus vrai dans les forces spéciales. » La capacité de rassemblement est l’un des atouts des décideurs militaires, « cet atout doit aussi se décliner chez le décideur territorial », fait remarquer un participant. « C’est une vraie spécificité de la sphère militaire, il faut rassembler tout le monde. La vraie force est d’engager toute l’équipe, d’associer chacun à la construction d’un objectif ou d’une mission. Dans les collectivités, si vous réussissez à rassembler toutes les parties prenantes, c’est un véritable atout. Que tous se sentent concernés par les objectifs, la vision, la stratégie. L’expérience militaire dans ce domaine-là est instructive. »

Soldat de l’ombre

Asséner le premier coup de poing, délivrer des otages, mener des opérations ciblées, neutraliser des chefs terroristes, etc. Toutes ces situations critiques, le général Christophe Gomart les a vécues. Il nous livre à travers ses mémoires une plongée unique dans l’univers des forces spéciales, ces unités d’élite associées aux guerres secrètes de la France. Pour la première fois, un général raconte ses trente-cinq années de guerres de l’ombre sur tous les fronts et en première ligne : à Sarajevo en 1992, au Rwanda durant l’opération Turquoise en 1994, dans la traque des criminels de guerre en ex-Yougoslavie, en Afghanistan contre les talibans en 2001, en Libye lors de l’opération Harmattan contre Kadhafi en 2011, au Mali lors de l’opération Serval en 2013, jusqu’au Moyen-Orient en soutien aux Kurdes contre _… Dans cet ouvrage palpitant, il nous fait entrer dans les coulisses du prestigieux commandement des opérations spéciales (COS), et nous fait vivre les prises de décisions politiques autant que ces opérations de terrain. En homme d’action et de réflexion, il retrace cette part de notre histoire, où parfois vérité et gloire ne font pas bon ménage. Sans langue de bois, il interroge le rôle de la France comme gendarme du monde.

Enfin, la guerre en Ukraine a été évoquée pour montrer l’importance des collectivités locales dans le maintien des infrastructures du pays et l’impact de la guerre dans les territoires. Cette situation fait dire à notre grand témoin qu’« au niveau d’un territoire, il faut prévoir l’inenvisageable. Aujourd’hui, l’inenvisageable est dans le changement climatique, imposant de prévoir ce qui peut arriver de pire (chaleur extrême, etc.), c’est le rôle des responsables ».

  1. Christophe Gomart est aujourd’hui directeur de la sécurité et de la gestion de crise du groupe Unibail-Rodamco.
  2. « Zero Dark Thirty est un film américain réalisé par Kathryn Bigelow et sorti en 2012. Le film retrace la longue traque d’Oussama ben Laden par la CIA, finalement conclue par sa mort en mai 2011. Le titre du film correspond au code militaire indiquant l’heure du lancement de l’opération Neptune’s Spear (« zero dark thirty », soit minuit et demi). Zero Dark Thirty est nommé à cinq Oscars dont celui du meilleur film en 2013. Le film a été controversé en raison de scènes montrant l’utilisation de techniques de torture. Certains critiques l’ont qualifié de propagande pro-torture étant donné que la technique du waterboarding a mené à la découverte de nouvelles informations s’étant révélées exactes, ce qu’a admis Leon Panetta, le directeur de la CIA au moment final de la traque d’Oussama ben Laden que décrit ce film, contrairement à son successeur par intérim (pendant quatre mois), Michael Morell. D’autres observateurs ont affirmé que Zero Dark Thirty n’est pas pro-torture », Wikipédia.
  3. Nessi J., « Quand le management de la subsidiarité gagne les organisations publiques », Horizons publics sept.-oct. 2022, no 29, p. 44-47.
  4. Extrait de Gomart C. et Guisnel J., Soldat de l’ombre. Au cœur des forces spéciales, 2020, Tallandier, Actualité société.
  5. Gomart C. et Guisnel J., Soldat de l’ombre. Au cœur des forces spéciales, op. cit.
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