Revue
DossierDes idées et des pistes d’action pour susciter des vocations publiques
Nous avons demandé à quatre associations engagées dans la défense des valeurs du service public et agitatrices d’idées pour changer les pratiques de l’administration et embrasser les enjeux de transitions (sociale, écologique, etc.) de réagir à notre dossier. Il s’agit du collectif Nos services publics, par la voix de Prune Helfter-Noah ; les associations La Cordée, représentée par Damien Zaversnik, et Fonction publique pour le 21e siècle (FP21), avec Vincent Lossec et Sophia Boumakhloufi ; ainsi que le réseau de fonctionnaires Le Lierre, avec Raphaël Yven.
Pourquoi avez-vous choisi de travailler dans la fonction publique ?
Prune Helfter-Noah (P. H.-N. – Nos services publics) – J’ai choisi la fonction publique pour être utile et donner du sens à mes missions.
Vincent Lossec (V. L. – FP21) – Je suis arrivé par hasard dans le secteur public, après un stage chez Orange. À la suite de ce stage, j’ai été contacté par l’autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP). C’est surtout la mission d’intérêt général qui me fait rester dans le secteur public, car côté ressources humaines (RH) il y a un vrai challenge et un vrai besoin de faire bouger les choses.
Sophia Boumakhloufi (S. B. – FP21) – J’ai toujours été attirée par la fonction publique, le côté interministériel et pluridisciplinaire, avec l’envie de contribuer à la société.
Damien Zaversnik (D. Z. – La Cordée) – Je suis aussi arrivé par hasard dans la fonction publique territoriale, n’étant en rien prédestiné à y entrer. Je m’y suis tout de suite plu.
Raphaël Yven (R. Y. – Le Lierre) – J’avais depuis toujours la volonté de travailler dans un secteur qui porte le sens de l’intérêt général et du service public. Cela a été une opportunité d’entrer dans la fonction publique.
Comment articulez-vous votre engagement avec votre statut de fonctionnaire et votre métier ? Y voyez-vous une source de difficulté dans le respect de vos devoirs de neutralité, de réserve, de discrétion ?
P. H.-N. (Nos services publics) – En tant que collectif, on essaie de donner confiance aux agents publics et aux fonctionnaires pour qu’ils s’autorisent à prendre la parole ou s’engager pour défendre une fonction publique plus forte. Nous avons notamment publié un guide sur le devoir de réserve1 rappelant les règles, la différence entre obligation de réserve sur des fonctions régaliennes et droit d’expression. Nous avons la conviction que les agents publics sont les premiers experts du service public, leur parole est très précieuse pour faire avancer les choses. Mais malgré cela, en pratique, conjuguer engagement public et statut de fonctionnaire n’est pas facile. Les porte-paroles du collectif sont engagés dans l’action publique de longue date, ils acceptent en prenant régulièrement la parole de s’exposer. C’est un engagement politique fort, je suis moi-même élue à Marseille et représentante syndicale.
V. L. (FP21) – Ce qui me motive dans mon engagement, c’est d’améliorer le management public, développer l’expérience employeur. L’objectif de FP21, c’est de mobiliser de jeunes fonctionnaires autour de la question comment accélérer l’innovation dans la fonction publique.
S. B. (FP21) – FP21 est une association de jeunes agents publics qui prône la neutralité et l’impartialité, sans engagement politique ou action militante. Pour ma part, j’ai plusieurs casquettes en plus de mon engagement associatif : je suis gendarme de réserve et enseignante vacataire.
D. Z. (La Cordée) – Diversifier le recrutement est politique, on se heurte à des freins. Nous tachons de dépasser ces résistances par le bas, en tant que citoyens-agents publics, en cultivant les valeurs du service public par l’engagement. L’administration doit investir sur ces dynamiques même si elle y est culturellement réticente.
R. Y. (Le Lierre) – Je vois une forme de continuité entre mes deux activités : d’une part, fonctionnaire engagé pour les services publics et soucieux de l’intérêt général et d’autre part, membre d’une association qui s’engage pour la transition écologique. Mes deux activités ont la même source : transformer et changer les politiques publiques. Je pense qu’il faut aujourd’hui imaginer d’autres formes d’engagement, d’investissement, car nous sommes en période de crises multiples (démocratique, sociale, écologique, d’attractivité, etc.). Nous avons besoin de sortir des cadres traditionnels d’action. Les agents publics et les fonctionnaires ont un rôle incontournable à jouer pour ces transformations. Notre réseau a pour objectif d’apporter des propositions et des valeurs pour une réelle transformation écologique des politiques publiques.
Comment expliquez-vous que les métiers de la fonction publique traversent une telle crise aujourd’hui ?
P. H.-N. (Nos services publics) – Pour répondre à cette question, je vous propose de faire un focus sur deux facteurs qui me paraissent essentiels. Le premier, c’est la rémunération : il y a un vrai décrochage de la rémunération entre le public et le privé, on a atteint un point de non-retour qui est devenu flagrant, il faut agir rapidement sur le facteur rémunération fixe des fonctionnaires si on veut espérer un regain de l’attractivité de la fonction publique. Second facteur affectant le service public, c’est la perte de sens que nous avons bien documentée en 2021. Notre collectif a mené une grande enquête auprès des agents des services publics sur le sens et la perte de sens dans leur travail. Plus de 4 500 réponses ont été recueillies, provenant de personnes de tous âges, tous statuts et tous secteurs d’activité. Les résultats de cette enquête révèlent un mal-être profond : 80 % des répondants déclarent être confrontés « régulièrement » ou « très fréquemment » à un sentiment d’absurdité dans l’exercice de leur travail. Les agents publics ont le sentiment de participer à une forme de maltraitance au travail, soumis à des injonctions contradictoires. La crise de l’hôpital public en est l’illustration flagrante. Qui peut accepter que les patients souffrent dans les couloirs de l’hôpital ? Les infirmiers ou les aides-soignants ne peuvent le supporter au quotidien. Autres exemples : lorsqu’on est agent à la Caisse d’allocation familiale (CAF), traquer la fraude présumée en suivant un algorithme qui vise surtout les populations les plus précaires participe à ce sentiment de malaise et d’absurdité. Lorsqu’on est policier et que la recherche de cannabis au pied des tours dans un quartier chaud prend le dessus sur la mission d’assurer au quotidien la sécurité peut aussi susciter un sentiment d’absurdité et de maltraitance, contribuant à cette perte de sens de la vocation publique.
V. L. (FP21) – Il y a aussi aujourd’hui une difficulté d’accessibilité aux métiers de la fonction publique, la complexité des concours y contribue… Beaucoup de personnes n’ont pas conscience qu’il existe une diversité de métiers au service de l’intérêt général, il vaudrait mieux le faire savoir. Il y a encore beaucoup de leviers d’action pour rendre nos métiers plus attractifs : la reconnaissance, la rémunération, tout ce qui contribue à améliorer « l’expérience collaborateur », comme dans le privé. Une autre piste d’action consisterait à dynamiser davantage la mobilité professionnelle dans les trois fonctions publiques.
S. B. (FP21) – Je suis en accord avec les propos précédents. Il est essentiel de renforcer l’attractivité des métiers de la fonction publique. En effet, les missions doivent gagner en sens et le management public peut parfois être inadapté, nécessitant une réforme de la hiérarchie vers plus de transversalité. Les managers intermédiaires ont besoin d’un accompagnement pour éviter une crise de confiance. Ainsi, l’administration doit offrir des perspectives et des avantages à ses employés pour garantir leur satisfaction et leur engagement.
D. Z. (La Cordée) – Il y a trois crises structurelles qui impactent directement ou indirectement les métiers de la fonction publique : une crise démocratique qui affecte nos institutions et qui rejaillit sur les agents publics, une crise sociale, car notre pays reproduit l’inégalité sociale et enfin une crise de sens du service public. Depuis vingt ans, la fonction publique est engagée dans une réduction des coûts et un alignement sur le privé. Ces éléments de fond nourrissent une crise d’attractivité de la fonction publique. Pourtant, les agents publics sont sur le terrain, ils y croient et ils sont utiles. Il y aurait besoin d’urgence d’un plan de relance de la fonction publique pour réussir les grandes transformations du pays.
La Cordée2 pour la diversité sociale
dans la fonction publique
La Cordée est une association de promotion de la diversité sociale dans la fonction publique. Créée à l’initiative d’anciens élèves de la classe préparatoire égalité des chances de l’École nationale d’administration (ENA), elle rassemble des agents des trois fonctions publiques d’État, territoriale et hospitalière, ayant en commun une trajectoire positive d’ascension sociale. Face aux inégalités sociales et à un système éducatif qui échoue à les résorber, La Cordée porte un projet positif, celui de gravir les échelles tout en étant au service des autres3.
R. Y. (Le Lierre) – Je partage les constats qui ont été faits. Nous avons connu pendant plusieurs années des discours négatifs sur la fonction publique et de dénigrement organisé sur l’action des fonctionnaires, qui contribuent aujourd’hui à la délégitimation de l’action publique et à la perte d’attractivité du secteur public. Sur la question de la transformation écologique, il existe aussi un décalage fort entre les discours et la réalité, c’est ce qui ressort d’une consultation4 que nous avons menée en novembre 2022 auprès des membres de notre réseau (1 300 membres, 60 réponses) dans le cadre de notre participation au Conseil national de la refondation (CNR) sur les services publics. Nos membres font le constat partagé d’un grand écart entre certains discours et la concrétisation de politiques de transformation écologique à la hauteur des enjeux. De nombreux professionnels des différentes institutions se trouvent en situation de dissonance et freinés dans leur volonté d’action. Ils se heurtent à des injonctions contradictoires dans les décisions et à des blocages multiples, en premier lieu budgétaires et du manque de ressources humaines affectées à ces politiques.
Comment rendre la fonction publique plus attractive ? Comment faire évoluer les pratiques professionnelles ? Avez-vous des pistes d’action possible (formation et concours, recrutement, mobilité ou méthodes de travail) ?
P. H.-N. (Nos services publics) – Pour nous, c’est la question de la rémunération qui doit être prioritaire : il faut traiter correctement les agents publics pour qu’ils puissent vivre de leur métier. Je rappelle que le salaire mensuel net pour agent de catégorie C en début de carrière est de 1 358 euros. Il existe des situations difficiles dans les métropoles en raison du coût du logement. Je voudrais aussi insister sur la question de l’inversion entre les besoins des usagers et les moyens alloués, il faudrait repartir des besoins des usagers pour remettre des moyens là où on en a le plus besoin. Cela fait des années qu’on fait le contraire, résultat, aujourd’hui, on ne peut plus répondre aux vrais besoins : à l’école, à l’hôpital, dans les tribunaux, etc.
Fonction publique du 21e siècle (FP21)5, l’association
des jeunes des trois versants de la fonction publique
Association semi-professionnelle, a-partisane et indépendante de toute organisation syndicale ou politique, fondée à l’initiative d’Annick Girardin en 2017 – alors ministre de la Fonction publique – sur le modèle du forum des jeunes de la fonction publique québécoise, elle développe des actions en mode projet en lien avec une diversité de partenaires : établissements et institutions publics et privés d’intérêt général, autres associations d’agents publics ou d’utilité publique, presse et média spécialisés dans le secteur public, écoles de service public, collectivités territoriales et ministères6.
V. L. (FP21) – Aujourd’hui, on a aussi beaucoup de contractuels qui rejoignent la fonction publique, ils ont des profils variés. L’enjeu, à mon avis, est d’arriver à les conserver. Il faut réussir à faire en sorte que ces personnes qui ne sont pas fonctionnaires soient mieux intégrées. Il faudrait leur donner envie de passer les concours. Il faut donc une réflexion de fond sur les voies d’entrée dans la fonction publique.
S. B. (FP21) – Nous avons identifié plusieurs pistes d’action possible : des journées dédiées à la co-construction sur l’attractivité de la fonction publique, la création d’espaces de discussion entre agents sur les thèmes de la diversité, la valorisation de la parole des agents sur le terrain. Nous avons organisé lors du Mois de l’innovation publique en novembre 2021, « Fabrique de la fonction publique », un événement pour échanger autour de la diversité au sein de la fonction publique. Nous avons ainsi pu valoriser ces pistes d’action auprès des décideurs, au plus haut sommet de l’État. Aujourd’hui, il faut clairement aller vers les personnes intéressées par la fonction publique, pour leur présenter la diversité des profils, leur proposer une immersion (mission auprès de chaque administration).
D. Z. (La Cordée) – Nous avons remis en début d’année au ministre de la Transformation et de la Fonction publique nos 27 propositions pour accélérer la diversité sociale dans la fonction publique. J’en citerais trois : pérenniser les prépas Talents, généraliser le pré-recrutement pour les métiers en tension dans la fonction publique ou encore et favoriser le mentorat par les agents publics.
Face à l’urgence climatique ou aux transformations numériques rapides, ne faut-il pas, dès maintenant, repenser les métiers de la fonction publique ou du moins les faire évoluer rapidement ?
P. H.-N. (Nos services publics) – Il y a une tendance actuelle à la numérisation de toutes les procédures administratives qui s’adressent aux usagers, présentées comme un bénéfice pour la majorité d’entre eux, mais ce n’est pas toujours le cas. Les besoins des usagers ne changent pas aussi vite que les technologies, les usagers ont toujours besoin d’un contact avec les humains, les professionnels. Il est important de toujours partir des besoins des usagers pour adapter les technologies, et non faire l’inverse.
Le Lierre7, le réseau écologiste
des professionnel·les de l’action publique
Fondé en 2019, Le Lierre rassemble plus de 1 300 fonctionnaires, hauts fonctionnaires, expert·es, consultant·es, acteurs et actrices des politiques publiques, convaincu·es que la transformation profonde de l’action publique est indispensable pour répondre aux urgences écologique et sociale8.
V. L. (FP21) – La crise écologique va demander de nouveaux profils. Il faut réussir à être plus réactif dès aujourd’hui pour recruter ces nouveaux profils dont nous avons besoin pour agir sur l’impact environnemental. Ces personnes ne pensent pas forcément au service public, elles ne vont pas s’y tourner naturellement. Pourtant, de nombreux métiers dans la fonction publique portent sur les enjeux environnementaux. Il faut arriver à les attirer, à sensibiliser les personnes à rejoindre le service public, par des moyens différents.
S. B. (FP21) – Remettre de l’humain au centre de l’expérience usager. On pourrait l’imaginer avec l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) : certaines tâches pourraient être automatisées pour que les agents se concentrent sur des projets plus stratégiques ; l’évolution de la fonction publique doit faire écho à ce défi numérique, avec le développement des compétences numériques des agents. Les métiers devront intégrer davantage de transversalité et de spécialisation pour répondre à ces nouveaux enjeux. L’enjeu de la formation sera central avec la nécessité d’évaluer les compétences des fonctionnaires et leur proposer des formations adaptées. Il faut continuer à encourager l’innovation dans la fonction publique, mais en gardant toute sa place à l’humain.
D. Z. (La Cordée) – Le constat est que nous manquons aujourd’hui massivement de bras dans les services publics. Cela interroge fortement le mode de recrutement public qui est aujourd’hui à la fois déconnecté des besoins et tétanisé face à l’absence de candidats. L’illisibilité des modes d’accès a en outre un effet répulsif, en particulier pour les personnes qui connaissent mal la fonction publique. Nous aimerions avoir une réflexion avec les employeurs publics, les agents, des chercheurs etc pour réinterroger notamment les épreuves de concours et rendre le système de recrutement plus attractif et moins discriminant.
R. Y. (Le Lierre) – Il y a encore beaucoup de modalités d’action à renforcer pour réussir la transformation écologique, et pour que ce soit une priorité des institutions publiques. Il faut déployer de nouvelles compétences, former les fonctionnaires, et dédier plus de moyens humains et financiers à cette transformation. C’est un enjeu historique à ne pas manquer qui peut aussi être un projet fédérateur à l’échelle d’une organisation publique.
Nos services publics9, un collectif
pour retrouver le sens des missions10
Ni think tank, ni syndicat, c’est un collectif créé début 2021 qui s’est fixé pour objectif de reprendre la parole pour redonner du sens et documenter la fabrique de l’action publique. Nos services publics est un espace ouvert à tous·tes et qui a vocation à constituer un lieu d’échange, de réflexion et de partage d’expériences pour reprendre conscience des métiers de la fonction publique, mais aussi pour se donner les moyens d’agir différemment, au quotidien. Il publie régulièrement des notes de fond sur des enjeux de politiques publiques et organise des événements pour créer le débat comme le Printemps 2023 des services publics11.
- Guide du devoir de réserve et de la liberté d’expression des agents publics, 2021, Nos services publics.
- https://www.la-cordee.org/
- https://www.bibliotheque-initiatives.fonction-publique.gouv.fr/actualites/27-propositions-pour-la-diversite-sociale-dans-la-fonction-publique
- https://le-lierre.fr/cahier-de-doleances-cnr/
- http://fp21.fr/
- http://fp21.fr/nos-travaux/ ; FP21, Apporter les croissants n’est pas un outil managérial. 13 propositions pour un management du xxie siècle, 2021.
- https://le-lierre.fr
- Balbo-Bonneval V., Contribution à la réflexion sur la formation des fonctionnaires et dirigeants publics aux enjeux de la transition écologique, rapport, févr. 2023, Le Lierre.
- https://nosservicespublics.fr/
- Nos services publics, Perte de sens chez les agents du service public : les résultats de notre enquête, rapport, sept. 2022.
- https://printempsdesservicespublics.fr/