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Un laboratoire des transformations en cours à l’université ?

Le 18 août 2020

CitizenCampus est un parcours au format résolument atypique et probablement unique dans le paysage français de l’enseignement supérieur : promotions interdisciplinaires et multi-niveaux ; séquences de travail intenses, espacées de six semaines environ, sans travail personnel entre les séances ; intervenants de tous milieux académiques et professionnels ; temps d’apport de connaissance raccourcis au profit des questionnements et de débats.

À bien des égards, CitizenCampus est une expérimentation pédagogique difficilement transposable en tant que telle. Le programme bénéficie de conditions rarement réunies, certaines fort enviables – effectifs réduits, budget conséquent en rapport au nombre d’étudiant·e·s, équipe d’animation, de pilotage pédagogique et de conduite du projet – et d’autres qui contraignent aussi fortement le parcours – faible volume horaire, promotions hétérogènes en termes d’avancement dans le parcours universitaire et de cursus de spécialisation, parcours entièrement basé sur l’implication volontaire, ce qui est bien évidemment une force autant qu’une faiblesse.

Unique en son genre, CitizenCampus est un laboratoire pour tester des pratiques innovantes et alimenter des réflexions sur des changements en cours dans l’enseignement supérieur, relatives tant aux modalités de dialogue avec la société, qu’au regard de la formation citoyenne des étudiant·e·s.

Vous avez dit « interdisciplinarité » ? « Transdisciplinarité » ?

L’interdisciplinarité – l’association de savoirs académiques disciplinaires pour produire des connaissances inaccessibles à chaque discipline prise isolément, ou pour résoudre un problème – est un mot d’ordre généralisé dans l’enseignement supérieur et la recherche. Laboratoires de recherche, grandes revues scientifiques, agences de financement et établissements d’enseignement supérieur mettent en avant une nécessité de dépasser les frontières des disciplines et d’associer les expertises pour faire avancer les fronts de la connaissance et apporter des réponses aux grands défis auxquels les sociétés sont confrontées.

Certains acteurs préfèrent mettre en avant la transdisciplinarité – la conjugaison de savoirs issus des sphères académiques et non-académiques – pour souligner que, dans des sociétés dites « de la connaissance » (knowledge societies) l’expertise ne peut rester le monopole des seuls experts reconnus et qu’elle se distribue assez largement entre les groupes sociaux. Fort séduisantes sur le papier et souvent peu contestables en pratique, ces idées posent toutefois d’importants problèmes de mise en œuvre. Comment pratiquer l’inter et la transdisciplinarité à l’université, en enseignement comme en recherche ? N’y a-t-il pas un risque de dévaloriser les apports disciplinaires de connaissances, par ailleurs souvent indispensables à la « cumulativité » de la recherche et à la progression des apprentissages ? Également, comment organiser une confrontation rigoureuse des savoirs et des expertises transdisciplinaires, sans présupposer que toutes se valent ?

Les cursus de formation universitaire confrontés à ces questions complexes disposent de plusieurs centaines d’heures de pédagogie pour y apporter des réponses. Compte-tenu du format très concis de CitizenCampus, nous avons mis l’accent sur un objectif central de l’inter et de la transdisciplinarité, celui d’apprendre aux étudiant·e·s à analyser des problèmes complexes. Deux éléments de méthode nous ont semblé essentiels pour y parvenir :

  1. Permettre aux étudiant·e·s de gagner en « expertise interactionnelle », selon l’expression des sociologues Harry Collins et Robert Evans : autrement dit, être capable d’interagir avec des personnes – étudiant·e·s ou intervenant·e·s dans le programme – qui ont d’autres expertises, notamment de leur poser des questions ;
  2. Apprendre aux étudiant·e·s du programme à associer toutes les expertises, qu’elles émanent ou non d’experts reconnus, à leurs contextes de production et à des critères de validation, pour en saisir les possibilités de dialogue et en faire la critique. Ces deux éléments transparaissent dans deux choix pédagogiques structurants de ce programme. Tout d’abord, chaque session du programme s’ouvre par un apport de connaissances académiques – disciplinaire ou non – relativement court, destiné à un public étudiant interdisciplinaire, qui met autant l’accent sur le contenu que sur la méthode (raisonnement scientifique, modalités d’administration de la preuve et de validation des résultats, rapport à l’utilité sociale des connaissances scientifiques, etc.). Il ne s’agit pas d’un savoir proféré magistralement mais de connaissances que les étudiant·e·s sont invité·e·s à questionner, j’y reviendrai. Ensuite, les sessions réservent une place très importante à l’expérience des acteur·rice·s de terrain. Les étudiant·e·s sont amené·e·s à ne pas les considérer comme de simples témoignages mais bien comme des connaissances « d’expérience » ou de terrain qu’ils·elles peuvent questionner de la même manière que les connaissances expertes. Enfin, lors de la deuxième journée de chaque session, des ateliers ont été animés par des chercheur·se·s impliqué·e·s dans des projets de recherche qui croisent les disciplines et les expertises. Les étudiant·e·s ont ainsi été confronté·e·s à l’interdisciplinarité et à la transdisciplinarité « en train de se faire », ils.elles ont un aperçu de l’ensemble des problèmes pratiques qu’elles soulèvent et ont débattu de ses usages.

À propos de l’intelligence collective

L’intelligence collective fait aussi office de mot d’ordre, qui s’est répandu dans le monde du travail et du management avant de pénétrer des univers aussi divers que la diplomatie, l’action publique ou l’enseignement. Comme avec l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité, il s’agit d’affirmer que le tout est supérieur à la somme des parties : en s’associant pour résoudre un problème, on trouve une meilleure solution qu’en s’y attelant seul.

Toutefois, la notion d’intelligence collective met moins l’accent sur les apports cognitifs de chaque participant que sur la qualité des interactions entre les membres d’un collectif, qui doivent favoriser les apprentissages au sein du groupe et la prise de décision.

Elle véhicule aussi une exigence de démocratisation de la prise de décision puisqu’elle avance qu’un groupe bien informé et qui débat dans de bonnes conditions prendra de meilleures décisions que des dirigeants isolés, sur des sujets sur lesquels personne n’est totalement expert.

À titre d’exemple, les conférences de citoyens qui se multiplient ces dernières années – en France, l’une des dernières en date étant la conférence citoyenne sur le climat, organisée début 2020 – constituent, même si elles n’utilisent pas toujours ce terme, des dispositifs intéressants pour expérimenter une forme d’intelligence collective. Elles mettent en avant la légitimité des citoyens ordinaires à produire, après débat, une opinion, sur un sujet complexe, qui soit éclairée et qui réponde à des préoccupations sociales.

Mais comment améliorer la qualité et la productivité des interactions au sein du groupe, souvent entravées par la recherche l’entre-soi – qui produit une homogénéité cognitive, culturelle, idéologique, etc. – ou encore par l’expression de leaderships individuels ? Comment contrer collectivement les effets néfastes de la recherche d’informations, tels que les biais de confirmation ou le renforcement des opinions initiales, décuplés ces dernières années par Internet et les réseaux sociaux ?

Rassemblant des étudiant·e·s de tous cursus et tous niveaux d’étude, le programme CitizenCampus est, de fait, tout à fait approprié pour relever ces défis, bien que la population étudiante présente ainsi une homogénéité culturelle plus forte que, par exemple, celle des participants à une conférence de citoyens.

Nous avons mis en œuvre deux éléments de méthode tout au long des sessions :

  1. Apprendre aux étudiant·e·s à se faire une opinion, individuellement mais surtout collectivement, et à observer comment leur opinion évolue avec celle du groupe. Là où les cours classiques privilégient les questions individuelles – dont les enseignant·e·s connaissent bien les effets négatifs de concentration de la parole sur un petit nombre d’étudiant·e·s – les sessions de CitizenCampus privilégient les questions collectives, préparées pendant un temps relativement long, d’environ une heure. Pour les étudiant·e·s, ce sont des moments privilégiés d’écoute mutuelle, d’expression de désaccords, de recherche d’interrogations communes. Les sessions répétées et régulièrement espacées du programme portent ici leurs fruits : au fil de ces rendez-vous, les participant·e·s au programme apprennent à se connaître et développent entre eux cette « expertise interactionnelle », gage d’une productivité croissante de leurs échanges ;
  2. Observer la dynamique des échanges, éviter les effets de leadership individuel ou de passager clandestin dans les groupes, veiller au respect de la pluralité des opinions et à la bienveillance. Nous avions confié ce rôle, tout au long des sessions de CitizenCampus, à une animatrice qui a observé la quasi-totalité des interactions de groupe, mis en confiance les étudiant·e·s et encouragé une posture d’écoute et de débat. Cette fonction d’animation est essentielle à la réussite d’un programme dont les apprentissages concernent bien moins l’acquisition de connaissances que l’adoption d’une posture d’écoute, de critique constructive et de formation d’une opinion éclairée.

En guise de conclusion : des universités agiles

Pour conclure en quelques mots, nous sommes parvenus dans CitizenCampus à donner aux étudiant·e·s des clés de lecture de problèmes complexes qui engagent les sciences et la société, et à les initier à de nouvelles pratiques de questionnement et de débat, dans un temps de formation relativement court et auprès d’étudiant·e·s venu·e·s de tous les horizons du campus. Cela répond à une attente importante de la part d’étudiant·e·s frustré·e·s par la spécialisation des parcours universitaires, désemparé·e·s devant des flots d’informations et prêt·e·s à s’investir fortement dans CitizenCampus, en plus de leur cursus d’enseignement et sans en attendre des retombées strictement universitaires.

Enfin, le programme témoigne des vertus de l’agilité organisationnelle à l’université : créer de toutes pièces un programme expérimental qui a une très forte pertinence sociale, fédérer une équipe aux compétences complémentaires (enseignement, conduite de projet, ingénierie pédagogique, animation, communication etc.), enfin inventer des modalités de stabilisation qui inscrivent plus durablement CitizenCampus dans la carte des formations universitaires sans le rigidifier.

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