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Cas d’étude : le devenir des stations de ski dans l’anthropocène

Le 6 septembre 2021

Les stations de ski, notamment françaises, sont une figure illustrative de la redirection écologique. Elles font l’objet de préoccupations socio-économiques constantes depuis des dizaines d’années. L’année blanche (2021), en lien avec les conditions sanitaires de la pandémie, aura des conséquences sur plusieurs années. Depuis beaucoup plus longtemps, les habitants et les acteurs, en particulier de moyenne montagne, sont confrontés à la disparition de leur principale « ressource », la neige, et le « domaine d’activité stratégique » de l’activité touristique en hiver, le ski alpin, est aujourd’hui menacé. Nous mobilisons délibérément un lexique managérial qui pourrait être celui d’autres secteurs économiques. La redirection écologique nécessite de tenir compte des conditions présentes et de leurs présupposés pour nous engager à suivre une trajectoire différente.

Les stations de basse altitude sont en prise directe avec cette situation irréversible et ne peuvent plus louvoyer avec les conséquences du changement climatique sur leurs modèles économiques. Les stations de haute altitude peuvent encore « projeter » leurs modèles économiques sur plusieurs dizaines d’années. Ces modèles dépendent à la fois du ski alpin et du tourisme de masse. Dans les deux cas, la situation n’en reste pas moins irréversible. Du côté des stations de basse altitude, on se confronte à l’épuisement du possible. Du côté des stations de haute altitude, on cherche encore à le « forcer » jusqu’à ce qu’il s’épuise à son tour.

Que signifie opérer une redirection écologique des stations de ski ? Comment aborder ces situations et les manières de les « valuer » sans leur imposer un cadre de référence qui serait celui d’une entreprise classique, une modalité d’évaluation de sa performance se basant sur des finalités préexistantes dérivants d’un modèle économique ou d’une proposition de valeur ?

L’absence de neige n’est pas un problème à résoudre mais une situation qui trouble les attachements des habitants et des acteurs économiques d’un territoire. Plutôt que d’appréhender les différentes propositions de valeur alternatives au ski comme des solutions créées pour résoudre les problèmes des usagers, il s’agit de revenir sur les « impasses », et certains « attachements », qui rendent « précaires » un éventaille de plus en plus étendu d’acteurs. Non seulement les acteurs économiques emblématiques des stations (associés au tourisme), mais aussi les habitants et d’autres acteurs en capacité de « valuer » ces situations : un agriculteur, une réserve naturelle, une école primaire, etc. Il n’y a pas un problème unique, « valuable » de la même manière pour tous, mais des manières de faire l’expérience de ces situations et de « valuer » des trajectoires singulières : des possibilités non réalisées dans les situations présentes. Cette première étape correspond à un travail de co-enquête avec cette gamme élargie d’acteurs en prise avec les situations pour rompre avec les « clichés » qui peuvent orienter nos perceptions et nos actions.

Les finalités sont étroitement associées aux attachements, à la pluralité des manières d’évaluer les situations. Historiquement, le « problème » des stations de ski a été associé à une question de moyens. Si l’on manque de neige, on produit de la neige artificielle. S’il fait trop chaud pour produire de la neige artificielle, on diversifie les activités quatre saisons. Si l’on n’atteint pas de compensation économique en été faisant suite à un hiver sans neige, alors on organise un grand festival de musique électronique. Si...etc. La question des moyens est privilégiée dès lors que la finalité elle-même n’est plus questionnée. Ici la finalité qui s’impose par défaut est celle de l’attractivité touristique. Dans cette seconde étape, il s’agit donc de pluraliser les finalités à partir des situations d’enquêtes.

Une station de ski est-elle réductible à un ensemble d’organisations et à un écosystème d’acteurs économiques interdépendants ? Une lecture strictement économiste et gestionnaire répondrait positivement. Une lecture plus large et qui cultive un « art du discernement » (selon la formule d’Isabelle Stengers) nous rendrait plus sensible aux situations singulières en nous apprenant à voir un territoire beaucoup plus diversifié. Il y a bien entendu des commerçants, des sociétés d’exploitation de remontées mécaniques, des agences immobilières, des écoles de ski, mais ces organisations ne sont qu’une partie de la texture vécue du territoire. Un territoire co-habité par des humains et des non-humains. L’avenir d’un territoire habitable ne repose pas sur son pilotage par des organisations, c’est plutôt une affaire de composition de projets locaux, de processus démocratiques, entre des acteurs singuliers et hétérogènes, de formes de vie humaines et non-humaines dont les manières d’appréhender l’avenir et de faire monde sont souvent en conflit.

La disparition progressive mais irréversible de la neige ne peut être compensée. Il ne s’agit pas de s’y adapter ou de réparer la situation : l’enjeu n’est pas celui de la résilience. La question qui se pose et qui s’étendra à beaucoup de stations est celle du renoncement défini comme un processus démocratique.

Non pas seulement apprendre à faire le deuil d’une ressource disparue, mais renoncer activement à un modèle économique, à une infrastructure, à une pratique, à l’attractivité pilotée par les clichés du marketing territorial imposant une trajectoire unique. L’exercice ne se réduit pas à la mise en œuvre d’une méthode pas à pas. Le protocole de renoncement aborde la fermeture d’une activité non dans les termes et conditions d’une restructuration néolibérale. Il n’est pas assimilable à la restructuration récente de Rossignol, par exemple, dont « l’inadaptation » au changement climatique s’est traduite par un certain nombre de licenciements. L’enjeu est plutôt celui du processus de renoncement/réaffectation au regard des enjeux de justices sociales et environnementales. Cela pose aussi la question des modèles économiques associés. Ces modèles ne préexistent pas à l’enquête. Ce ne sont pas seulement des outils de gestion qu’il s’agit d’appliquer aux situations. Nous les abordons sous l’angle d’une expérimentation collective face à des « impasses » qui se multiplient à l’heure de l’anthropocène.

Ces deux cas illustrent selon nous la question plus générique de la place des organisations dans l’anthropocène et nous donnent des pistes pour les appréhender différemment. Il s’agit d’abandonner le prisme de l’organisation comme unique grille de lecture des situations éprouvées par une gamme plus élargie d’acteurs (qui ne se réduisent donc pas aux « acteurs organisationnels »). Elles ne constituent plus la source unique de « solutions » économiques et techniques face à l’hétérogénéité des situations et des entités « concernées » (acteurs humains ou entités plus qu’humaines) par l’anthropocène. Les organisations dépendent de ces situations plus étendues qu’elles et ces « attachements » (sociomatériels) nous amènent à enquêter, en rendant manifeste ce qui se dissimule sous le lexique managérial de la stratégie (domaine d’activité stratégique, ressource, modèle économique, etc.).

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